26 déc. 2011

[Poé] Kåseberga


Dieu saisit à pleines dents le bateau immortel
Son archange capitaine, son équipage de séraphins
De la nef brisant net l’élan céleste et démentiel

Dieu mord dans son échine qui gémit vaguement
Avec lenteur élève la coque dans le vide apolaire
Au-dessus (au-dessous ?) d’une petite planète bleue

Soudain le phare solaire s’éteint dans une éclipse
À bord la frénésie fait place aux sueurs froides
Le naufrage se prépare, mais ! Aucun marin ne prie

Bien qu’ils croient tous en Dieu – aucun ne prie
Car ils croient ! Ils croient mais ne l’ont pas connu
La coupe est pleine pour les faucons déchus

Sans plus d’espoir, le drakkar  entame son ellipse
Son voyage sans retour – pris au piège d’une mâchoire
Immobile et motrice : Recel de corps de demi-dieux

Un millénaire pour ce verdict gercé de gloire,
Le drap noir se déchire, le mât éclate, le tout s’écrase
Les corps volés se disloquent, le son sur le tympan

Avant de tout lâcher : ça plane quelques instants
Et disparaît sans un bruit, la nef broyée se noie
Dans un squelette en pointillés : Dieu la transvase

Des roches touchées jadis par des marins crétois
Oui sans un bruit se change en stèles, sa silhouette
Et je l’ai vue, telle un récit qui attend d’être lu

Sur les collines de Kåseberga

Décembre 2011
 

Ales Stennar
,
Kåseberga, Sweden
Drakkar standing stones?

 

25 déc. 2011

[Poé] Étoile de David



Roi
Javelot
Troncs, cèdres
L'esquive musicale
Traverse intérieure qui bloquait le passage
Quelqu’un l’a retirée, un jeu d’enfant
Ma poutre torve, familière, adorée
Thésauriser l’amertume, la brûler
Mon œil voit à présent : je suis nu
Le charpentier qui se fit bûcheron
 La revie donnée sans le paquet cadeau
 C’est un coffre secret, un sceau à échelons
 Tout sanglant, parfait
 Le sacrifice
 Chemin
 Roi




 Étoile de David, 2011

6 déc. 2011

[Poé] Les bulles imaginaires


D’autres créatures échoient à leurs bulles imaginaires
Dans le port de Singapour, les faubourgs de Bangkok
Qui gonflent, embrassent les dynasties séculaires
Jusqu’aux nuages violets se colorisent, les sphères
Dans lesquelles gravitent les serviteurs de Marduk

Chacun déphase un corps dont on a peine à croire
Qu’il soit mien – tien – voyage en trirème volant
Et s’arrache au bastion des tourelles des canons
Du gouverneur de la ville où j’appris à faire voile
À manier le gouvernail et à manger des poires

Car même les statues, elles changeront d’époque
Alors la lueur des néons les effleure doucement
Une vapeur qui crépite ici et là, qui fait muter le lierre
Des véhicules blindés se traînent dans les rues du levant
Conscients d’être de sublimes limaces militaires

Nous dirigeons l’empire des toits, certaine sécurité
Sur ces toitures qui flottent sur les crues des rivières
Le glas s’est tu pour dire la mort qui vient, de nos jours
S’annonce la mort sans fracas, dans un flamboiement
Invisible – et le crépitement du compteur Geiger

Je me tourne vers toi et vois que tu trembles fort
Tu souris et tu te frottes les bras pour me faire croire
Que tu trembles de froid – l’intonation de ton sourire
M’inquiète – veux-tu encore mon épaule illusoire ?
Ou ma main qui s’ébroue, n’en peux plus de faiblir ?

Je te la prête, si ce n’est que ça – la souffrance perd
Tout ce que tu saisis à deux mains – et toi de sourire
Toutes les paroles dans des containers, des baignoires
La voix de la peau calypso a éventré la bonbonne d'air
Je te la prête, l'appui d'une bulle à ta douleur pointue

D’autres créatures échoient à leurs bulles et tue tue tue



© Michael J Love

2011

5 déc. 2011

[Poékwot] Car toujours revient la question (Kenneth White)


« Car toujours revient la question
                                        comment
                    dans la mouvance des choses
      choisir les éléments
                     fondamentaux vraiment
           qui feront du confus
                                       un monde qui dure

Et comment ordonner
                               signes et symboles
      pour qu’à tout instant surgissent
                                      des structures nouvelles
               ouvrant
        sur de nouvelles harmonies
                            et garder ainsi la vie
                                                                    vivante
                             complexe
         et complice de ce qui est –
                                                seulement :
la poésie » 
 


Kenneth White
 in le Grand Rivage, Le nouveau commerce, 1980

1 déc. 2011

[Poé] Losanges


Un contentieux cyclique me force à faire escale ici
Gradins d’amphi ou travées aux arcades et vitraux
Musées de bois sur les plans inclinés de l’espace boréal

Stations de ski à l'abandon – sapins noirs et pistes sales
Dômes touffus comme le temps et remplis d’arbrisseaux

Congères d'asphalte au grand ciel ou marées de mélasse
Caves inondées d’eau et d'animalcules où rien ne passe

Depuis des millénaires – que l’œil qui ne dort pas

Les forces de l'usure sont discrètes et sauvages elles
Ne sont rien que le monde entier livré à lui-même, elles

Manient les frictions, les seuils thermiques, les vents acides
Les rayons rose et orange – doux et violents – à la perfection

Les barres immenses ont l’esprit imbibé de matière
Tout polyèdre en est absent : contingence des losanges

[Les formes élémentaires se dissipent où manque le sceau
Du regard anthropique apposé au réel inhumain, abyssal – ndlr]

Du regard entropique opposé à l’humain irréel, fumerolle

Spatioports éclairés de bougies qui enfument les vaisseaux
Territoires galactiques isolés en tempête, herbes folles

Tour massive toute sertie dans le sol de la nuit sidérale
Noires pistes à décollage, terrains de Golf ou de chasse

Tout bombardés de Soleils rétractiles – leur sel multicolore
Qui éclaire l'entre-vie des vestiges, des ports à la dérive

Pluies d'étoiles aux couleurs sans nom – émues, naïves

Ni réel dégradé en souvenir – ni réel tombé dans l'oubli
On ne peut plus détruire ce qui est tombé ailleurs sans cri

En deçà de tout site même si proche, potentiel, si parent
Du mouvement de la mue – de la forme de l'atoll – une

Caldeira toute en stèles sous l'ellipse marine, un courant
De statues – chrysalide colossale d'on ne sait quoi

Une cité vierge hors de toute exploration, corail vide


Plasticine pyramide, érodée comme un tableau sans titre
Babylone sans auteur, sable et glace, bunker blanc, UR-usine

Une porte – ici – ne peut subsister, un parvis ne mène plus
A l'intérieur – survivons-nous ? – survolons tout au plus

Un cliché colonial comme souvenir au futur antérieur
Effondré sur lui-même, reflet du corps qui délite la vie

Et non l’inverse – nos corps encore vivants qui rappellent

L'éternité fragile et factice des dix mille immortels
De l'empereur des Mèdes et des Perses




Losanges

inspiré des Analogies Géographiques
de Cyprien Gaillard

♪ ♫ Rhinestone Eyes





 


台灣新北市三芝區的飛碟屋

 
Sanjhih, Taiwan
Habitations abandonnées devant la mer

29 nov. 2011

[Loud!] Le Naufrage de Bontekoe

  
Une petite heure à tuer avant de me diriger vers la gare de l'est et attraper mon  train.

Je suis encore dans le cinquième et je me promène dans la rue Mouffetard, j'erre, rue Lhomond, rue de l'Arbalète... Je fait mine de me perdre et tombe finalement sur une rue inconnue jusqu'alors.

Assez vide, sauf la devanture d'une librairie minuscule, encastrée dans la roche des bâtiments. Littérature espagnole, portugaise et sud-américaine.

Devant, un carton de livres qui ont pris l'eau. A l'intérieur, un livre sur les dérivés du jazz au Pérou, plusieurs livres en portugais qui refusent de me parler, et puis ça :


Le Naufrage de Bontekoe 
 &
autres aventures en mer de Chine


Je feuillette : c'est un journal de marin, avec des vieilles cartes de Bornéo, des gravures étranges, des dessins de l'époque, datant du jeune dix-septième siècle. Yeah. Titre bizarre, cartes, ça me suffit, et pour un euro symbolique, ça ira.

Dans le train, j'apprends que l'homme a réellement existé. Il raconte un voyage si incroyable, si risqué que j'en suis jaloux et tout faiblard.  Avec peu de détails, tous nécessaires et incongrus - la marque des bons récits de faits réels, contrairement à la profusion maniérée de ceux qui se veulent réalistes - je n'en sort plus avant la fin.

Le départ, les longs jours sans rien, les rencontres, les tempêtes, les mâts, la folie calme de ces hommes qui sont en métal comparés à nous, les prières, la guerre, les fruits et les îles, le repos et l'attente, d'autres peuples dont on ne sait rien, la mort et les maladies - sans les effets spéciaux, c'est beaucoup plus vrai - Singkep, Mapor, Côn Son, l'embouchure du Zhangzhou, seize ans après...


Le Naufrage de Bontekoe, traduit du hollandais et annoté par Xavier de Castro, éditions Chandeigne, collection Magellane.

20 nov. 2011

[Poé] L'épine dorsale du Monde


Enfin, derniers pas  – je n’y crois pas, la voilà sous mes yeux

La chaîne, hauteurs spinales de l’étrange Atlas qui soutient l’univers
Où les neiges éternelles convertissent les rares mortels à l’adoration du vide
Converti mon poitrail aux caresses du vertige : l’épine dorsale du monde !

Ici, les aiguilles sont des trônes, les glaciers des absides
Les platiers des autels d’où les pins noirs s’élancent vers le bas – lentement
Et le vent fou les déchiquette à coups d’anticyclones

Là-haut, la montagne et le ciel s’embrassent ardemment
Quand les préliminaires sont finis, ils transpirent, se lient dans un chaos
Rocheux – de leurs buées (c’est chaud) naissent nuages et cristaux

Les moraines s’écoulent et les crêtes hérissent leurs vertèbres fragiles
Comme des griffes érodées, côtes géantes d’un thorax qui s’étire
Gémit profondément – craquements d’os – rires : un glacier, une âme

Tous ces débris anthracite et cobalt – quand soudain le paysage devient dément
Tout écarlate ! La beauté sort des crocs d'obsidienne, effilés comme des lames
Ça me mord au visage ! Ah ! Ça n’est pas amical ! Ça me bouffe ça m’

Arrache l’œil à sa cavité, le croque, le mâchonne sous des dents de granit
Le recrache en bouillie dans la poudreuse, rugit au nadir devenu zénith
Retombe en léthargie – mes mains ! qu’une aura bleutée cryogénise

Combien d’heures passées là-haut, là où le temps n’a aucune prise
Sans lui tout s’éclaire, tout est leste et rétractile – il n’avait qu’à mieux s’assurer
(Les étoiles seraient-elles les lumières d’une mégapole céleste ?)

Dorsale de douleur, les courants chauds ont fui tes veines
Pour entrer dans les miennes, alors que je me noie dans l’étendue
De tes montagnes et tes trouées – épine dorsale du monde !

Toute rongée dans ta chair moelleuse, dans ton flanc médullaire
Toi cordée de la Terre, toute infestée de Kobolds et de Trolls
Que l’on ne voit jamais – sauf dans la tempête qui naît, et dans le doute

La nuit tombée, je passe le col du fémur à tâtons, dans le froid, et au-delà
C’est la lordose lombaire. Vallée de l’ombre de la mort, déesse en pleine dépression
Glaciaire - et je prie - je récite en moi-même des tirades inconnues des Moghols
 
Les gangues léchant les parois de roc se font mes cris d'Abel et de Caïn
Le harpon des sommets empale d’un coup violent l'écrin du ciel 
Traverse la voûte et s’abîme, mâchoire fendue, qui pend, question-piège

Dorsale de douleur, les courants chauds ont fui tes veines pour entrer dans les miennes
Quand soudain je conçois clairement les relations entières et il neige
Difficiles d’une fratrie imbibée d’absolu (de l’éther) sur tes plaines escarpées

Es-tu l’antichambre obligée de mes louanges ? Son autoroute ? Son épée ?
Toi qui agrafe et coud la masse informe des deux nuages de Magellan !
L’épine fébrile et pointue c’est mon observatoire d’où je ne te lâcherai plus

Ô Toi, au-delà, Qui es-Tu ?? Qui es-Tu !?
Le jour paraît et il m'entraîne dans son élan








 













Description poétique / Narration vécue


novembre 2011   

16 nov. 2011

[Poé] Les étincelles


Quelque chose éparpille soi
A la vie le trésor
Aux capteurs sans prétention
Pétales ou flocons

Une pépite futile mon œil a bu
Mon corps comme un coffre blindé
Capta l’une étincelle

Graphite, sésame de Sion
Des résidus d’argent
Qu’elle (arc) s’imagine le sème

Dardant d’une poussière
Tout est : particule dans le vide
Chacun : éperdu électron

Tournoi contingent de l'amant
Dans un dôme de parcelles

Tournoient longtemps deux atomes
Avant de se - l'événement ! -

Rencontrer



2009

15 nov. 2011

[Apz] Troisième arrivage

A la demande générale, voici le troisième arrivage de so-called aphorizmes, récoltés à grand-peine - alors bonne indigestion à tous et à toutes, bandes d'ex-fainéants

**

Le supplice de Tantale, c’est pas la mer à boire, mais pas non plus du gâteau

**

Note à moi-même : ne plus jouer à cache-cache avec mes lunettes, sans mes lunettes

**

Finalement, arriver trop tard a aussi du bon - mais il s'agit quand même d'oublier les prix et le confort

**

Je dis "Que rien ne soit !" et même là, on ne m'obéit pas !

**

Enterré vivant dans la poitrine, il donne des petits coups réguliers contre la paroi. Déterré, il continue à faire des bonds puis se tait. L'émotion ? Jamais content ? Bizarre

**

Oui mais les animaux sont des plantes accélérées

**

Chaque chanson est plus qu'un monde à neuf dimensions et le mental n'y suffit pas

**


Journeys in outer worlds will have you filled with lyrical paraphernalia

**

Et dire que les femmes de ménage et les hommes à tout faire ont un double des clés de tous les bureaux du monde entier

**

Pourquoi la perspective du bonheur est-elle plus jouissive et plus sûre, plus joyeuse, que le bonheur lui-même ? Parce qu'il n'y a qu'elle pour croire en lui (ce paumé)

**

Le jour où les squales auront bouffé tous les surfeurs, les filles porteront des bikinis en kevlar (yeah!)

**

... j'entends déjà le vendeur de glaces ambulant diversifier son offre "Chouchouuus, harpons ! Beignets, coutelaaas"

**

Faire du kayak en rivière, c’est comme faire un raid dans le désert : on peut pas en profiter si y'a plus d’eau

**

Parfois l'échec est la bonne solution (transitive)

**

Tu as une poutre dans l’œil ? Ça tombe bien, Jésus est toujours charpentier

**

Mais après son passage, ne laisse quand même pas la faucheuse s'occuper de la paille dans l’œil de ton voisin

**

Vivre une dialectique au quotidien - se confronter, être conforté - ni équilibre fusionnel, ni balançoire, mais en équilibre instable, mort s'il se croit acquis, vivant s'il se perd et se retrouve

**

Et quand tu te tais enfin, j'entends pousser ma barbe

12 nov. 2011

[Poékogi] Se taire


Se faire violence

Toujours se taire : laisser les bavards décider ?

Leurs maîtres à penser, pire
Noyés jadis en eux-mêmes

Obsédés par l'audience, le like,

l'argent, le dernier mot ?

Peut-on façonner un esprit ? 
Le "sien"

Se taire, se faire violence ?

Que faire de la source et du pardon ?

2011

[Loud] La Matrice


Trois courts extraits de La Matrice, récit de Thomas Edward Lawrence, anonyme sorti d'Oxford qui voyagea dans tout le Moyen-Orient, puis militaire anonyme devenu héros dès 1917, et redevenu anonyme. C'est lors de cette seconde période, rengagé volontaire, sous un faux nom, dans la Royal Air Force (il recommence de son propre gré, illégalement, comme simple troufion), que Lawrence note au jour le jour quelques phrases sur un carnet.

Le quotidien boueux du camp, les exercices insupportables, les punitions arbitraires auxquelles on s'habitue vite, la bonne volonté qui s'amenuise et se mue en obéissance abrutie, la distance qui se creuse d'avec les civils... et la lente mutation des individus rassemblés en une troupe.

Ces notes rassemblées - à peine complétées - donnent un livre épuisant et honnête sur la transformation d'un homme en soldat, d'un tout en partie, transformation vécue dans le temps réel de l'écriture. De l'humour, des portraits, des vérités si étrangères à nos jeunesses d'envies et de projets individuels : aucune caricature, et c'est ce qui fait le plus peur.
 
Comme si Lawrence trouvait toujours l'expression qui pèse le vrai poids, belle quand il peut - et cette absence de surcharge nous empêche de fuir devant les descriptions et les anecdotes, le courage, la misère et la joie de la vie qu'il décrit.
 
Sans caricature, sans condamnation - ce qui trouble notre ambivalence face à l'armée et la guerre : ni esthétique divertissante (effets spéciaux, graphismes ou gore), ni pamphlet contre l'horreur et l'absurdité absolue. Bonne volonté, choix, caractères ou décisions survivent, on ne sait comment.

« 12 - RÉVEIL »
  « Le matin, notre lever est somnolent. Rares ceux qui entendent la longue sonnerie du réveil qui glisse à travers le camp dans l'obscur frémissement de la nature avant l'aube. Mais le caporal Abner, vieux soldat et plus vieil homme, en a réveillé quelques-uns tandis que, dans l'obscurité, il enfilait ses vêtements. A la première note du clairon, il s'enfonce dans ses bottes : "Allez, debout les gars !", braille-t-il âprement, cependant que la longue menace de sa haute taille se précipite aux commutateurs [...].
Lourds de sommeil, nous nous retournons et de la main cherchons à l'aveuglette, près du chevet, les chaussettes d'hier. Si nos nez n'étaient pas aussi pleins de sommeil que nos yeux, nous devrions trouver aisément ces chaussettes, figées qu'elles sont d'avoir été portées plusieurs hiers... »

« 19 - CHAR-À-MERDE »
  « A huit heures du matin, nous sommes quatre debout au parking auto, qui nous sentons dégoûtés de la vie. C'est bien la chance d'avoir écopé du char-à-merde un lundi, le jour où tout pèse deux fois plus lourd. Notre chauffeur crasseux (tous les chauffeurs de la RAF sont crasseux) chatouillait sa machine et s’efforçait d'en mettre en marche le moteur engourdi de froid. Enfin, dans un fracas il démarra. Nous nous jetâmes sur le marchepied à bascule et nous hissâmes à l'intérieur. Le camion tourna sur la gauche, descendit, franchit le pont [...].
Plusieurs poubelles de samedi étaient bourrées d'un sédiment pesant aussi lourd qu'elles et composé de suie, d'os, de papier, de bribes d'aliments, d'assiettes, de verres, de boîtes de conserves  par centaines, de viande et de paille pourrie, de vieux chiffons ; et de pain vert, moisi, qui sentait la noix de coco.
Quelqu'un avait versé par là-dessus des dizaines de litres d'un machin noir pareil à de la mélasse, ce qui avait cimenté, pour en former un pudding serré, jusqu'à la cendre et les épluchures de pommes de terre. Quatre poubelles refusèrent de se vider : il nous fallut en extraire le contenu avec nos mains pour cuillers. Ce n'était pas trop pénible au toucher mais on frissonnait en voyant un bras propre y entrer et l'on savait mal que faire ensuite du membre pollué... »

« 22 - BRISER OU CONSTRUIRE »
  « Le petit moniteur en chef nous prit de nouveau en main pour l'E.Phy., avec patience et bienveillance, en dépit l’œil malveillant du Chef de corps, qu'il avait derrière son dos. ses ordres venaient comme de quelqu'un qui nous aimait bien, ; et doucement, comme d'un homme qui parle. Pour l'entendre, nous devions nous tenir bien. Tandis qu'il nous faisait sauter en battant des bras, un type maladroit ne réussit pas à synchroniser le rythme et l'enchaînement de ses membres - les bras tombaient quand les jambes étaient en l'air ou bien bras et jambes s'agitaient frénétiquement ensemble, comme s'il essayait de "décoller". Cette vue déclencha les rires.
Le sergent Cunningham fit sortir du rang et avancer de quelques pas (mais en toute bonne humeur) ceux qui riaient, non pas le maladroit. Tout autre moniteur aurait ri de moi, avec la majorité. Le sinistre Chef de Corps, toujours appuyé contre son mur, a-t-il appris là quelque chose ? »

La Matrice, ou comment (et non pourquoi) la libre conscience de valeurs choisit la perte de la l'indépendance et du sens - choisit de devenir efficacité du service jusqu'à l'absurde. (Et cette prise en soi des valeurs n'est-elle pas la seule forme sociale de conscience responsable ? la personne n'est-elle pas seule à transcender les valeurs ?)

 La Matrice (The Mint), T. E. Lawrence, 1922, traduction par Etiemble, lu chez Gallimard.
 

7 nov. 2011

[Poélovée] Tout est beau


Des glaciations discrètes caressent mes joues
Tu soulèves un sourcil – regard en biais
Avec l’hiver comme témoin
Il n’y a plus rien à retenir

Et chaque assaut du vent qui glace nos visages et nos mains
Réchauffe nos cœurs qui se lient
Tout est beau
Plongés dans l’univers comme deux nageurs
Sans rien dire à haute voix du sauvetage
Entendu

Ton rire va chercher le mien
Et le trouve si facilement !

Les teintes bleues de la neige qui s’adonne à la nuit
Et fluctue en feu follets
À présent yeux dans les yeux
Les mots sont sortis prendre l’air, ils reviendront en leur temps

Calmement l’instant s’éternise
Tout est givré, tout est ravi – à soi-même
Nous les premiers, dans cette joie qui guide nos deux visages

Je commence à peine à y croire
Ces continents aux intonations inconnues
Tout m’y étonne et j’avance prudemment et pourtant
Ton accueil est si sûr
Comme un retour

Dans cette veste qui me serre, ces chaussures, cet amour
Bien plus à nu que sous les draps
Tu me destines et je me perds
Dans la rue, le souvenir, ici
Plus rien à retenir
Le désir ne nous attire plus, il est là
Il vibre

Nos bras, nos mains, nos tailles, nos cous murmurent deux à deux
Laissons-les seuls
Ils apprennent à se reconnaître
A revenir l’un vers l’autre

Et tes épaules qui n’en finissent pas de reposer sur les miennes
Comment cela se peut-il ?
Ma première fois et la tienne sont des retrouvailles

Nous n’attendions même plus, jamais attendu cela
Tu crées une attente nouvelle que tu remplis aussitôt
Blottie soudain en moi, elle ouvre ses yeux au premier jour
Ta promesse dévoile des vallées et des lacs

Viens délimiter mon corps, traces-en les contours
Dans une étreinte
Derrière la vitre
Les forêts de l’amour défilent à deux cent kilomètres à l’heure

Et je sais pour toujours, du moment que je vis
Tu es le lieu où je dois être
Et ça y est
J’y réside
En toi
J’y suis
Où que je sois 











2011
sur A Real Hero




6 nov. 2011

[Poé] Tombe de sommeil


Mon corps fugitif, poussé dans ses tranchées lointaines
Bien au-delà des collines où le temps s’épuisait hier encore
S’éveille dans sa retraite : la peur panique de la lumière

Mon propre corps a ses caches souterraines où il digère
Le monde comme un repas aux plats disjoints, c’est gore
Il tente une synthèse et m’enferme pour être tranquille

Loin de lui j’imagine – il manipule des fioles, instruments
Dangereux – avec la précision de l’inconscient freudien
Loin en lui (j'imagine) d'autres parcours des mêmes traces

Tout seul – comme un grand – au cœur du gémissement
Il a rejoint l’inertie primordiale, une carrière de grès
Un lit, excavé par la force des choses – les éléments faibles

Couche de houx, d’ellébore, éclairée d'un feu de forêt
Les muscles qui s’enivrent de petits mouvements réguliers
Le silence est alors sa boisson préférée, la plus chère, je

"Suis perdu, une fille me parle, elle est belle, je ne réponds pas
Je fuis mais les clairières du lit n’ont aucune issue matérielle
Perdu nulle part, j’imagine mon corps creuser en lui-même la

Tombe de sommeil

novembre 2011

5 nov. 2011

[Poé] Arc-en-ciel


Prismatière, iris horizontal
Épave qui nage dans l’éther

Sa trajectoire croise les rayons

Personne n’en sort indemne

2 nov. 2011

[Apz] Deuxième flopée

Deuxième flopée de phrases hors contexte et unilatérales, pour le coup, ou presque

**

Je croyais que ma peau devait être élitiste – sera-t-elle exclusive ?


**

Car le manque nous pousse à l'addiction, pas l'inverse !

**

Dieu est trans/lu/cide, dépassant le meurtre de la lumière – sa propre mort

**

Le péché tue, la repentance erre, le pardon lave. Lave, erre, tue = une autre conception de la vertu (par grâce et foi)

**

Génération "j'ai toute la vie" : memento mori, grandir prend du temps, surtout quand on s'y met tard

**

Si tu as du mal à te discipliner, fais en sorte qu'un écart te coûte beaucoup d'argent et de réputation

**

Quant au souci de connaître et de refléter la réalité dans un discours, il faut convertir les masses à la dialectique sans qu’elles le sachent


**

Flanagan, Crowley... J’ai peur de les comprendre... Ou du moins, je ne les juge plus

**

Every look at her smile is a journey of its own kind

**

Être has been a toujours été hype dans ma famille (un jour de reprendrai le flambeau)

1 nov. 2011

[Poé] Frénésie mordicus


Dans un recoin de la bibliothèque l’incendie
Se tient coi, paresseux, tranquille et mordille
Une bûche ou deux

Il n’a pas signé de contrat – tout sauf apprivoisé
Encore moins domestique
Ne vous y trompez pas : un œil et une bague

Pour le moment ? Il est heureux – pur matériau
Abstraction d'une musculature, de l’infortune
A chaque degré de la brûlure

Sa voix – récit exsangue des guerriers, concentré
D’apocalypse : s'il regardait seulement
Ces livres dans les yeux, ils seraient lui

Un frisson parcourt les étagères, romance
Des reflets et des ombres – jaspe, cornaline
Et la grille amollit sa vigilance

Une haleine irréelle malaxe le métal
Un baiser d'ébouillante
Tout s’achemine soudain vers la crue du vandale

Sur les poutres et les murs vacille le chiffre
De l’échancrure – je reconnais ses runes et ses glyphes
Signe du Nil incandescent

Ses lacets torrentiels : fauteuil piano les chiens de pierre
Les tomes la bonne et les jardins – marqués à vif !
Quelque chose ne va plus

Cela brille comme un signe et il chante au déluge
Voici aussitôt : la pyrolame
Qui vient –
colonnes de soufre rouge

Brûlure vocale et ciselée – ne pardonne pas – elle
Ou son nom, tessiture de l’Efrit, hurlance
Qui joue et furibonde, s'épanche

Ses morsures assourdissantes sont en forme de vœu
Elle a – mordicus – voué le monde à rejoindre
Son immense oriflamme !

Déchiquète les recueils les arcades le plancher
Balaie tout, la nuée – saute dessus
Ignition des tissus ! Mes cheveux ! Ma feuil... ! 


The Spirit of Fire © Tiana Marie
 2011

26 oct. 2011

[Jet] Ce matin-là, deux flics du département de la pensée


- Hé mec, tu savais qu'ils ont débusqué la taupe qui nous balance depuis le temps !

- Ouais, j'ai entendu ça, une sale histoire... Quand je l'ai appris, j'ai eu un sursaut généalogique pur. J'ai dû faire un tour au quartier des phénomènes pour une déconta [ndlr: décontamination]

- La même. C'était l'Âme ! Quelle merde. L'organe de la section de traitement principale, en personne. T'iras la checker ? Un maton du centre de détention m'a indiqué le box 6I, ils font des visites au black... [un temps] Et dire que l'âme elle-même travaillait pour l’extérieur !

- Tu m'étonnes - avec le prix que certains espaces tangibles ont sur le marché noir...

- Elle transformait les asymétries qualitatives essentielles en petits mécanismes par un procédé simpliste et régulier de différance. Modifications illégales, tout ça... L’Âme vendait toutes nos intuitions singulières dans l'espoir d'un retour de bâton dualiste. Elle vendait les artefacts une fortune... Mais on en a retrouvé dans la nature, dehors, mutilées ou pâles comme des cadavres idéels. La piste était ardue à suivre. Elle s'est longtemps couverte elle-même, cachait les pistes grâce à la paperasse transcendantale.

- On raconte qu’une heure après avoir été mise au trou, son corps devenait éthéré et perdait toute consistance... On a dû lui faire des injections d’hypostase et la mettre sous perfusion substantielle pour qu’elle reste en vie jusqu’à sa mort…

- Yep... [crache par terre] Mais demain matin, exécutée en place publique, elle fera moins la meta-maligne... après tortures et en présence de toutes les monades, pour dissuader chacun de penser deux fois la même pensée, de constituer deux fois la même chose... On a eu la peau de bien pire... De la Téléologie...

- ...

- Et la Connaissance sûre et certaine ? La Dynamique ? Haha, tu t'en souviens ? Plus beau raid de ma vie, quand j'étais encore dans la brigade d'anti-ontologie. [un temps]
Y'a pas à dire, ce sera un beau jour que celui de l’exécution de cette pute mentale, pour peu que les ingénieurs du département d’assaut découvrent un moyen de trouer sa peau spectrale...
... Mais quelque chose me dit que toute cette histoire ne sera pas réglée si facilement...

- Mm... Aah, foutu câble entropique ! Bon, putai*, tu me files un coup de main, ou quoi ?? C'est pas parce que t'es unique et fermé que t'interfères pas, alors coopère, j'ai pas envie de crever de froid devant cette fichue bombe conceptuelle artisanale  !



2011

25 oct. 2011

[Poékwot] A perfect market (Clive James)


ou plustot les chanter
  
Recite your lines aloud, Ronsard advised,
Or, even better, sing them. Common speech
Held all the rhythmic measures that he prized
In poetry. He had much more to teach,
But first he taught that. Several poets paid
Him heed. The odd one even made the grade,
Building a pretty castle on the beach.

But on the whole it’s useless to point out
That making the thing musical is part
Of pinning down what you are on about.
The voice leads to the craft, the craft to art:
All this is patent to the gifted few
Who know, before they can, what they must do
To make the mind a spokesman for the heart.

As for the million others, they are blessed:
This is their age. Their slapdash in demand
From all who would take fright were thought expressed
In ways that showed a hint of being planned,
They may say anything, in any way.
Why not? Why shouldn’t they? Why wouldn’t they?
Nothing to study, nothing to understand.

And yet it could be that their flight from rhyme
And reason is a technically precise
Response to the confusion of a time
When nothing, said once, merits hearing twice.
It isn’t that their deafness fails to match
The chaos. It’s the only thing they catch.
No form, no pattern. Just the rolling dice

Of idle talk. Always a blight before,
It finds a place today, fulfills a need:
As those who cannot write increase the store
Of verses fit for those who cannot read,
For those who can do both the field is clear
To meet and trade their wares, the only fear
That mutual benefit might look like greed.

It isn’t, though. It’s just the interchange
Of showpiece and attention that has been
There since the cavemen took pains to arrange
Pictures of deer and bison to be seen
To best advantage in the flickering light.
Our luck is to sell tickets on the night
Only to those who might know what we mean,

And they are drawn to us by love of sound.
In the first instance, it is how we sing
That brings them in. No mystery more profound
Than how a melody soars from a string
Of syllables, and yet this much we know:
Ronsard was right to emphasize it so,
Even in his day. Now, it’s everything:

The language falls apart before our eyes,
But what it once was echoes in our ears
As poetry, whose gathered force defies
Even the drift of our declining years.
A single lilting line, a single turn
Of phrase: these always proved, at last we learn,
Life cries for joy though it must end in tears. 

Clive James, Poetry Magazine, Feb. 2010.

17 oct. 2011

[Loud!] Laconismes (Conrad Winter)


Quand sept ou huit mots suffisent à l'infusion violente, à l'intraveineuse poétique, au fix de significations, à l'introverdose possible, on sent venir à la première lecture que ce ne sera pas la dernière. J'y reviens souvent.

On enchaîne alors ce qui s'enchaîne si vite, et l'on n'y prend pas garde – ou alors, pour essayer de préserver la surprise. On se limite et on se rationne volontairement : micro-dosage littéraire et philosophique. C'est bon, c'est rare, il y en a peu mondialement.
Laconismes, je crois, se range facilement dans cette catégorie :

« paranoïa serait un prénom étincelant »

« chaque mot taille une marche »

Ces phrases volantes sont des charges, à tous les sens du terme. Des charges furtives, en apparence inoffensives, dont l'ironie et l'agressivité vitales se révèleront ensuite indéniables.
Laconie portative. Des charges sans majuscule ni suites, sans système, sans relations faciles à suivre. Comme souvent, c'est la quantité de la dose qui fait le poison (Paracelse). Des charges à s'administrer en cas d'urgence, à dose homéopathique, infinitésimale : ce recueil se fait chargeur, capable d'éliminer toute la niaiserie qui nage dans le cerveau d'un homme, d'une femme, etc.

 « les poings serrés autour d'une vocation »

« il y a des croyants qui achètent leur Bible chez l'armurier »

« le plus pervers de cette histoire est bien que "la vie continue" »

Parfois, on vide le chargeur sans regarder, avec rage et en colère, sans résultat, mais avec Winter, on ne tire jamais à blanc. Le danger est de croire que c'est inoffensif, que c'est seulement un jeu, qu'il n'y a rien de "profond" ou de "complexe" à construire derrière ces formules inégales. Bien chercher, relire, isoler celui-là, broder sur celui-ci, décentrer un troisième : tel vestige prétendument spartiate prendra soudain l'allure d'un coquillage qui vomit toute la mer, d'une clenche invisible ou d'un marteau vengeur.

La décharge poétique et philosophique me ramène à la même question : comment savait-il ? Non, vraiment, dans les cris et les larmes et les livres et la rue je n'obtiendrai moi-même de ma vie de telles poignées simples et claires de mots.

 « une question ne se pose pas, elle se soulève comme un couvercle »

« quand les pensées deviennent liquides il faut apprendre à nager »

Winter nous a livré un réservoir inépuisable de balles d'argent – plus ou moins réfléchissantes, plus ou moins teintées, quelquefois translucides, ciselées, bosselées, explosives – à faire feu sur nous-même. Parce qu'ici, c'est vrai, l'espoir n'est pas servi sur un plateau.

Laconismes, Conrad Winter, poète alsacien, lu chez BF (1996), avec, malheureusement, des illustrations de Tomi Ungerer qui ratent et raturent souvent le texte (je trouve). Citations mauves extraites du livre.

« la farine des éloges sera chassée avec de petites tapes »


Gunfight by Dannny
 

 2011