9 déc. 2009

[Poékwot] Un lecteur (Jorge Luis Borges)


«
Que d'autres se vantent des pages qu'ils ont écrites ;
moi je suis fier de celles que j'ai lues
Je n'aurai pas été un philologue,
je n'aurai pas interrogé les déclinaisons, les modes,
la laborieuse mutation de lettres
le
d qui se durcit en t,
l'équivalence du
g et du k
mais tout au long de mes années j'ai professé la passion du langage.
Mes nuits sont pleines de Virgile,
avoir su et avoir oublié le latin
est une possession parce que l'oubli
est une des formes de la mémoire, son vague souterrain,
l'autre face secrète de la monnaie.
Quand mes yeux s'effacèrent
les vaines apparences chéries
les visages et la page
j'entrepris l'étude du langage de fer
dont mes aînés se servirent pour chanter
épées et solitudes
et maintenant, après sept siècles
du fond de ton Ultima Thule
ta voix m'arrive Snorri Sturluson.

Le jeune homme, devant le livre, s'impose une discipline précise ;
à mon âge, toute entreprise est une aventure
qui confine à la nuit
Je n'achèverai pas le déchiffrement des vieilles langues du Nord
Je ne plongerai pas mes mains désireuses dans l'or de Sigurd
la tâche que j'entreprends est illimitée
et va m'accompagner jusqu'à la fin,
cette fin non moins mystérieuse que l'univers
et que moi, l'apprenti.
»


Jorge Luis Borges, Un lecteur, traduit par Ibarra