15 janv. 2010

[Kwot] Une phrase de Virgile



« ... et c’est à sa démarche que l’on reconnut la déesse... »

— Virgile,
L'Enéide




[Loud!] Recherche de la base et du sommet

  
  À tous les B/L de Fustel (promotions alentours 2008-2010)
  À notre humble devoir de culture et de société


Recherche de la base et du sommet de René Char, mini recueil de cristaux sur le maquis, la résistance aux nazis, l'Histoire, la beauté, la poésie, les peintres et la peinture, la vie. Narratif, poétique, épistolaire tout mêlé, ultra-dense, théorique et engagé. Char est massif et nous donne ses conseils et des sentiments passés au feu.
« Nous désignerons la beauté partout où elle aura une chance de survivre à l’espèce d’intérim qu’elle paraît animer au milieu de nos soucis.
Faire longuement rêver ceux qui ordinairement n’ont pas de songes, et plonger dans l’actualité ceux dans l’esprit desquels prévalent les jeux perdus du sommeil »

p. 25, Note sur le maquis
Par des images que l’œil non averti peut croire surréalistes, Char donne du sens, cache du sens dans des caches, comme le chargement d'un avion hante la forêt après un parachutage. Il faut chercher.
« Il existe un printemps inouï éparpillé parmi les saisons et jusque sous les aisselles de la mort. Devenons sa chaleur : nous porterons ses yeux.
 La parole soulève plus de terre que le fossoyeur ne le peut »

p. 32, Trois respirations
La clarté de Char est cryptique. Cryptique et pourtant si cruciale, si belle – ancrée dans des souvenirs. J'en donne ici trop peu d'exemples, mais difficile de choisir et surtout d'isoler les phrases de Char : ce pécheur des glaciers, qui compose en chardons ses "poèmes", avec des mains comme engourdies.

Impression que la métaphore telle quelle est si explicite, naturelle, que tout détail ou toute analyse la décompose et la dérive ! Chez lui, tout mot est digne de la beauté, même les plus modestes !
« Certes, il faut écrire de poèmes, tracer de l'encre silencieuse la fureur et les sanglots de notre humeur mortelle mais tout ne doit pas se borner là. Ce serait dérisoirement insuffisant. [...]

Prends garde à ceux qui s'affirment rassurés parce qu'ils pactisent. Ce n'est pas toujours facile d'être intelligent et muet, contenu et révolté. Tu le sais mieux que quiconque »

 p. 12, Billets à Francis Curel
Ces textes sont historiques : non pas au sens où les faits passés donneraient la clé herméneutique, mais au sens où l'engagement de Char et le risque physique de la Résistance modifie grandement la portée et le sens de cette double Recherche. Elle assiège notre esprit, nos imaginations, et nous rapporte à notre situation contemporaine : les conditions sociales et politiques de la beauté. Nous n'avons pas d'excuse, et sans nostalgie déplacée, nous avons nos Résistances à mener.

Pensons à notre en-commun, que certains menacent toujours plus de réduire aux expériences commerciales, aux hypnoses du passé, aux esclavages littéraux du travail et de la bile. Pensons à aujourd'hui : aux vies piratées, aux libertés déchues – en France, en Irlande, en Islande, en Italie, pour ne pas aller trop loin, à la Hongrie, à l'Ukraine. Pensons aux élections à venir et aux batailles du pseudo-politique. Opposons une recherche de la base et du sommet à la vanité de ce qui peuple nos emplois du temps. Char n'exigeait jamais rien qu'une tentative, répétée autant de fois que l'on pourra.

Les balles n'ont pas remplacé la parole et les textes, alors qu'attendons-nous pour en user ? Les bibliothèques sont toujours ouvertes et Internet est l'arme du siècle – alors lisons ce Char qui nous défie dans notre actualité :
« Les stratèges sont la plaie de ce monde et sa mauvaise haleine. Ils ont besoin, pour agir, prévoir et corriger, d'un arsenal qui, aligné, fasse plusieurs fois le tour de la terre. Le procès du passé et les pleins pouvoirs sont leur unique préoccupation. Ce sont les médecins de l'agonie, les charançons de la naissance et de la mort. [...]

Ils font sans cesse se lever devant eux des moissons nouvelles d'ennemis afin que leur faux ne rouille pas, leur intelligence entreprenante ne se paralyse. [...]

Ils accusent le cerveau d'autrui d'abriter un cancer analogue à celui qu'ils recèlent dans la vanité de leur cœur. Ce sont les blanchisseurs de la putréfaction.
Tels sont les stratèges qui veillent dans les camps et manœuvrent les leviers mystérieux de notre vie. »
  
p. 17, Billets à Francis Curel
J'ai trouvé qu'il y avait beaucoup à chercher dans ce livre. Beaucoup de plaisir et d'énergie :
« A l'intérieur du noyau de l'atome, dauphin appelé à la monarchie absolue, j'aperçois, en promesse, des tyrannies non moins perverses que celles qui dévastèrent à plusieurs reprises le monde, des églises dont la charité n'est qu'un coquillage, qu'une algue sur les bancs agités de la mer.  Je distingue des êtres dont la détresse n'est pas même atténuée par la nuit conciliante, et des génies qui défient le malheur et l'injustice.

Ce qui suscita notre révolte, notre horreur, se trouve à nouveau là, réparti, intact et subordonné, prêt à l'attaque, à la mort. Seule la forme de la riposte restera à découvrir ainsi que les motifs lumineux qui la vêtiront de couleurs impulsives.

Vie aimée, voici que le puissant temps revenu se penche sur toi, satisfait sa fièvre, et, prodigue de désir, donne le tranchant. »

p. 32, Heureuse la magie 
Que nous allions jusqu'à réfléchir ce que dit Char – ne pas le prendre à la lettre, bien entendu – parce que lui-même distingue sa situation et ses usages, bannit la superstition avec les mots de la croyance, et dénonce le mépris moraliste avec les mots du bien et du mal. Char écrit le reflet d'un combat ; nous pouvons être le combat de ce reflet.

Saisir les nuances de ces textes demande des efforts, et c'est pour le mieux, pour une génération de vingt ans trop impatiente, qui fantasme la rime entre génial et facile. Que notre effort d’interpréter soit le premier d’une longue série.


Recherche de la base et du sommet, lu chez Gallimard, Poésies
Lire aussi Fureur et Mystère, du même géant de terre, écrits poétiques de 38-47