23 oct. 2014

[Poékwot] L'alphabet (Henri Michaux)


«
Tandis que j’étais dans le froid des approches de la mort, je regardai comme pour la dernière fois les êtres, profondément.
Au contact mortel de ce regard de glace, tout ce qui n’était pas essentiel disparut.
Cependant je les fouillais, voulant retenir d’eux quelque chose que même la Mort ne pût desserrer. Ils s’amenuisèrent, et se trouvèrent enfin réduits à une sorte d’alphabet, mais à un alphabet qui eût pu servir dans l’autre monde, dans n’importe quel monde.
Par là, je me soulageai de la peur qu’on ne m’arrachât tout entier à l’univers où j’avais vécu. Raffermi par cette prise, je le contemplais, invaincu, quand le sang avec la satisfaction, revenant dans mes artérioles et mes veines, lentement je regrimpai le versant ouvert de la vie. »

— Henri Michaux,
Épreuves, exorcismes, 1946

21 oct. 2014

[Kogikwot] Satellites artificiels et vision posthumaine... Article BLDG + art de Trevor Paglen + micro-fictions


Un article excellent, à la frontière entre l'exploration spatiale, l'art contemporain et la science-fiction, trouvé sur le blog du magazine d'architecture post-moderne BLDG. L'auteur explore certaines implications esthétiques et sociales des activités humaines liées aux satellites sub-orbitaux, à travers les œuvres de l'artiste Trevor Paglen.

C'est aussi l'occasion de proposer une micro-fiction marquante : les satellites en orbite pourraient bien être les dernières choses portant la marque des humains à subsister, avant la destruction de la planète. Il se pourrait alors que dans un avenir très lointain, une race d'êtres intelligents non-humains émerge de la faune terrestre se développe, et que, levant leurs pupilles "différentes" vers le ciel jadis colonisé, ces aliens terrestres finissent par intégrer les épaves de satellites à leur vision du monde.

"... Seeming to look back at the squid like the eyes of patient gods, permanent and unchanging in these places reserved for them there in the firmament, those points would be nothing other than the geostationary satellites Paglen made reference to.


This would be the only real evidence, he suggested, to any terrestrial lifeforms in the distant future that humans had ever existed: strange ruins stuck there in the night, passively reflecting the sun, never falling, angelic and undisturbed, peering back through the veil of stars..."
Geoff Manaugh, 'Through the cracks between stars', BLDG Blog

A la lecture de l'article, je me suis souvenu que j'avais écrit quelque chose d'approchant après avoir visionné une émission de la chaîne National Geographic sur les comportements de certains animaux - avec la même idée d'une nouvelle sortie des eaux et de nouvelles destinées évolutives :

Les gobies (Oxudercinae) sont des poissons qui peuvent marcher sur terre grâce à leurs nageoires pelviennes. Ils n'ont pas de poumons mais "respirent" par la peau. Ils creusent des galeries dans la vase pour ne pas se dessécher.

A une certaine époque de l'année, les gobies se battent férocement entre eux pour le contrôle de petits territoires et pour sécuriser une descendance. Dans quelques millions d'années, les descendants mutés de ces petits êtres fouisseurs et sautillants auront formé des clans sur les plages polluées de Malaisie. En quête de ressources et d'espace, ils commenceront lentement à coloniser l'intérieur des terres. Leur animisme compliqué assignera un rôle et une origine à chacune des lueurs de leur ciel : cette étoile principale, verdâtre, les étoiles secondaires, blanches, le disque orange, mangé, du satellite nocturne, et les lumières rouges des stations orbitales "humaines" les plus proches.

Après un série d'attaques génocidaires, les Ichtyens asserviront d'autres espèces cousines et bâtiront leurs temples et leurs générateurs sur les hauteurs pentues des restes de "l'Himalaya" (une chaîne si transformée que l'on ferait mieux de lui donner un autre nom). Dix-neuf mille ans plus tard, les Ichtyens seront capables de planer grâce à un renforcement des membranes palmées sous leurs bras et entre leurs doigts.

Même si la 2ème est moins intense, moins sérieuse et plus optimiste, toutes deux partent d'un ensemble de faits réels établis, puis les étirent via la fiction jusqu'à une situation post-humaine (après l'humanité, chronologiquement), d'où émerge un point de vue non-humain (décentrement de la vision sur une autre espèce, une vision plus ou moins calquée sur notre situation phénoménologique et culturelle, faute de mieux).

Dans sa version sérieuse et contenue (celle de Manaugh), ce décentrement fictif a quelque chose de profondément fascinant. Mais quoi exactement ? Et pourquoi ?

D'abord, je crois, grâce à l'écart entre l'effet émotionnel d'une telle perspective et sa possibilité théorique. Je m'explique : d'un côté, cette idée paraît si étrange qu'elle semble entièrement fictive et contrefactuelle, au point de devenir comique (un des commentaires de l'article de BLDG le résume très bien : "Future squids creating mythology about NSA spy satellites. Hilarious.").

D'un autre côté, l'idée ne devrait rien avoir de fondamentalement choquant au regard de nos connaissances scientifiques : il est certainement difficile d'évaluer la plausibilité du scénario, mais il n'a rien d'essentiellement impossible. La preuve irréfutable : une forme de vie s'est déjà effectivement développée sur cette planète jusqu'à coloniser son espace sub-orbital (les mammifères, primates, qui s'auto-nomment "humains").

C'est intéressant de voir comment l'idée d'un après-humain et celle d'un avant-humain se réorganisent avec l'idée d'évolution biologique : l'histoire évolutive de l'humanité est unique dans son résultat, mais son processus général n'est pas unique.

La perspective d'autres évolutions rejoint l'imagination mythique et les bestiaires mythologiques : ces poulpes intelligents ou ces gobies évolués renvoient bien sûr à nos propres interprétations mythologiques de la nature, aux ondins, aux sirènes, aux kami et autres 'mer-folk' des folklores locaux mondialisés (repris et diversifiés par les innombrables bestiaires de fantasy et de SF modernes : les Murlocs, Quarrens, Oods, certains Zergs, les Ichtyans, les Illithids et autres humanoïdes imaginaires dérivant de près ou de loin des céphalopodes, des poissons ou des cétacés (les Kraken et Chtulhu évoquent autre chose : non l'intelligence humanoïde mais l'horreur de ce qui n'a pas de fond).

Aujourd'hui, de telles créatures sont envisageables d'un point de vue strictement naturaliste et scientifique : les savoirs sur la vie terrestre et les réalisations des techniques humaines du XXIe siècle réactivent des formes imaginaires passées sur le mode très sérieux du possible naturel, avant d'inspirer de nouvelles possibilités d'imagination. Au passage, et sans même devoir faire appel à la tératologie, les formes naturelles sont bien plus diverses, extrêmes, bizarres et complexes que toutes les formes imaginaires que la conscience humaine a faiblement dérivé d'elles en les recomposant et en les combinant (un point que Jorge Luis Borges rappelle très sérieusement dans l'Introduction du Livre des êtres imaginaires).

Même si elle se rapproche du thème des civilisations éteintes en général (un thème très présent depuis la fin de la 2nde Guerre mondiale, réactivé différemment depuis une dizaine d'années par les situations contemporaines - système productif à la pérennité limitée, fragmentation géopolitique du monde...), ce qui est ici en jeu est bien plus radical : 1. d'abord le fait que la portée de "nos" artefacts technologiques échappe en réalité au plus grand nombre (leur existence, leur fonctionnement, leurs rôles politiques - cristallisé par l'exemple de "PAN") ; 2. ensuite l'idée qu'une autre forme de vie pourrait un jour entrer en interaction avec ces artefacts - interaction qui se fera sans "nous", radicalement.

Je n'insiste pas sur la richesse narrative et mémétique (pas encore saturée, à mon sens) de ce genre de fiction, mais plutôt sur le caractère hybride de la fascination qu'elle provoque - fascination nourrie :
* du contraste, évoqué plus haut, entre le caractère fictif de la vision et le fait qu'elle soit entièrement possible, sans rien de surnaturel (la réalité dépasse la fiction, je vis déjà dans le futur, etc.)
* de mélancolie profonde, mais aussi d'apaisement, à l'idée de l'extinction de notre espèce et la fin de tout regard humain, du fait que nous ne connaîtrons jamais la fin de l'histoire du vivant
* de vertige, au regard des distances spatiales et temporelles qu'elle mobilise, mais aussi à cause de l'altérité radicale de ces regards capables de voir d'autres couleurs, de sentir d'autres fréquences que nous n'éprouverons jamais
* d'évocations mythiques, voire magiques et mystiques, à l'idée de créatures nouvelles forgeant de nouveaux dieux, de nouveaux sentiments, des rêves étranges, à partir des vestiges de notre monde


Satellites artificiels et posthumanisme,
Octobre 2014


20 oct. 2014

[Jet] Traces d'un agrégatif dépressif


*

Étudier la philosophie est un privilège et une joie. Et pourtant, c'est parfois trop. Trop de mots, pourtant si nécessaires, comme autant de barreaux dont l'usage est mobile et immobilisant, trop d'abstractions, même lorsqu'on les organise en schémas et que l'on devient soi-même nominaliste.

Peut-on vieillir trop vite ? Peut-on en savoir trop pour être heureux ? Mon cerveau pourrait-il (svp) répondre à cette question sans chercher à la problématiser ? Peut-on s'interroger sur le besoin, le désir, l'intérêt ou la manière de philosopher, sans recommencer d'emblée à philosopher ?

La philosophie est-elle autre chose qu'un passe-temps de riches, un mauvais calcul, une machine à vénérer des vieux (et quelques vieilles) ou des idées de vieux ? Est-ce que j'ai quelque chose contre la vieillesse ? Non, j'ai quelque chose contre la vénération, l'autorité, l'absence d'anonymat en philo. Est-ce que la philosophie est autre chose qu'une tentative blasée ou faussement lucide d’œuvrer à devenir connu-e, reconnu-e, immortel-le ?

Est-ce que c'est autre chose qu'une planque, un cop-out, un échappatoire douillet ? Ou une tentative maladroite de régner (ou très, très optimiste et très deluded), d'accéder à un pouvoir contesté, à la fois dénigré (mais ça boost l'égo autant que ça le fragilise) et divinisé (le sage, le prophète, la penseuse martyre) ? une aura ? Une tentative paradoxale et mal pensée, puisque le pouvoir du philosophe ne peut être exercé qu'en étant dispensé, à moins d'être malhonnête, d'instrumentaliser son aura, ou de trouver un moyen miracle de monétiser la pratique ?

Peut-on cesser de cesser de vivre lorsque tout le sens réuni crie qu'il n'y a pas de sens ultime ? Peut-on avoir trop de raisons de ne pas se laisser mourir ? Peut-on avoir trop de chance, trop de privilèges, trop d'amour à vivre pour ne pas se foutre en l'air dès que ça devient un peu compliqué ? Peut-on avec le devoir sacré de ne pas abandonner ? Peut-on cesser de désirer ce que l'on sait être futile ? Est-ce désirable (cesser de désirer...) ? Doit-on le faire, ou se bercer d'illusion, pour son propre salut ? Doit-on sauver, ou se sauver, que par nécessité, que par obligation, par jeu, par obligation de jouer ou en jouant à être obligé ?

On s'en fout, parce qu'on ne s'en fout pas toujours, et ça c'est suffisant (et aussi non). Et ça suffira (ou pas). Et ça devra suffire (mouais)

* *

Extraits épars adressés à personne, parce que perikaryon était aussi fait pour ça, à la base, gémir dans le vide numérique :
L'étudiant en philosophie, l'étudiant en philosophie ne manque pas de remarquer que la "Philosophie" se donne à elle-même comme objet, après s'être donné tous les autres. "Tiens ! Que voici un beau cercle. Si je pouvais le parcourir, cela m'éviterait bien de parcourir la Terre - eh, bien mieux ! C'est de tout l'Univers dont j'aurais fait le tour" se dit (ou non) le malheureux.

Encore ignore-t-il que cette philosophie de la Philosophie tend à remplacer l'expérience du monde par un simple discours sur le discours : il apprendra.

Sept ans après. Trop tôt lucide sur ses motivations, son petit désir de régner, de séduire, d'être connu, il déprime dur. La tension est absurde, car sa fin est absurde. L'expérience, à nouveau, serait prête à remplacer le discours, mais tout élan lui manque, toute motivation, tout prix à conquérir : ambition épuisée, et l'absurde vérité empêche l'apprenti de prendre son travail au sérieux.

Le reste du temps, la frustration sexuelle engendre des instincts de destruction, regard chargé de reflets de couples heureux ("le sont-ils ? non, bien sûr"), désir à cran et pourtant si lucide : il est odieux et illusoire d'attendre de quelqu'un qu'il me donne une raison de vivre, ou qu'il m'apporte ce qui me manque ("cet amour que je me sens prêt à donner : ruse de ma déception narcissique, ruse de mon désir, amour aussi volatil que l'orgasme masculin est court, brutal et dégrisant - je sais très bien que je me lasse d'une personne aussi vite que Dom Juan se lasse de sa dernière conquête". A moins qu'une femme intelligente ? à moins de plaisirs plus+ subtils ?)

En temps voulu, un ami tentera de contrer la frustration, de suppléer à la vacuité du désir par un cocktail savant de discussions, de divertissement et de gastronomie japonaise (films et bouquins sexy, zen et légumes apaisants, rires et smooth jazz)...

Ou se noyer dans le travail, compenser, surbooker, saturer, disjoncter, se venger. Je ne suis pas philosophe. Je deviens autre, et autrement : acteur, traître, ami, tacticien, père de famille, fils, frère, dirigeant imaginaire, pourquoi pas. Pour commencer.

L'étudiant en philosophie, désormais, apprends surtout à prendre ça (le monde, la vie) avec philosophie. Organise hâtivement son retour à la vie. Sagesse, vécu, et... science-fiction. Réalisme et temples mésopotamiens. Hasard des conférences qui lui sauvèrent la vie, mais aussi air du temps.

Extrait des Traces d'un agrégatif dépressif, inédit, 2016.

[Kogi] Objets et mobilier marginal, son intégration dans le système de signes et d'ambiances des sociétés post-industrielles


Valeurs d'ambiance des objets excentriques, marginaux, qui semblent échapper - en apparence - à la logique de l'emballage, de la reproduction, mais aussi bien à celle du fonctionnel, du modulable et de l'aseptisé :

- l'objet ancien > phantasme d'intériorité, d'un cœur mythologique et stable de l'existence, fausse vie antérieure et foyer chaleureux artificiel

- l'objet exotique > faille de l'ailleurs, du primitif, la vie non-relativisée et pré-virtuelle intégrée au système de relativités et du tout-signe

- l'objet baroque > phantasme de la quête esthétique, du goût et de l'histoire artistique vécue, encapsulée dans ce fétiche étrange

"... moins objets de possession que d'intercession symbolique, comme les ancêtres...", contrairement à l'objet d'enfance ou à l’œuvre d'art personnelle, cet objet se contente d'être "un alibi", chargé non pas de sensations mais d'un "coefficient mythique", d'une "quantité d'authenticité"...

"Jadis, les vieillards étaient beaux parce qu'il étaient [...] plus riches d'expérience. Aujourd'hui la civilisation technicienne a renié la sagesse des vieillards, mais elle s'incline devant la densité des vieilles choses, dont la valeur seule est sûre, scellée."


D'après Le système des objets de Jean Baudrillard (1968). Pages 108-119.

11 oct. 2014

[Kogi] Questions de mue


Un sentiment de malaise habite certains endroits de ma vision du monde, l'explication que je donne à l'univers et ma propre vie. Certaines questions décisives.

Certaines sont à la conscience ce que les douleurs de l'exuvie (la mue) sont au corps. Les questions brûlantes sont le signe d'une étroitesse de ma vision du monde, le signe que mon système conceptuel est trop étroit pour contenir ce que j'ai vécu et compris.

La force centrifuge de la conscience qui change, toute nourrie d'expériences, fait pression naturellement sur certaines surfaces (représentations) et articulations (raisonnements), et si l'on se penche sérieusement sur ces sentiments de malaise, on pourra en tirer des questions d'élite.

Il faut souvent fournir un véritable effort pour donner une forme signifiante à ces questions (pour qu'elles puissent mieux cerner le sentiment de malaise émotionnel ou de dissonance cognitive) : dénominations, néologismes, diagrammes nouveaux, dessins, lectures et discussions. Les questions se précisent, certaines deviennent décisives.

En prenant ces quelques questions affûtées au sérieux, on découvre exactement les points de tension, les points où l’ancienne peau saura se déchirer, où l’exosquelette laissera passer filtrer le nouveau corps, mou, de soi.

Certains vivent dans une vieille carapace, et préfèrent comprimer leurs expériences ou anesthésier leur savoir pour garder cette vieille peau. D'autres acceptent de muer, et se battent pour.
 
 
 
 
Note to self : résurgence d'une métaphore fascinante - déjà utilisée sur un thème proche, et variations : voir ce texte écrit il y a presque trois ans - comparer.