15 juin 2021

[Jet] Kael et Mega


« Kael réalisa soudain pourquoi Mega ne lui avait jamais reparlé.

À cet instant de la conversation, ce soupçon flash d'une gêne, ou quelque chose qui a déplu, quelque chose de soudain très déplaisant, lorsqu'elle avait parlé d'auto-hypnose et de son imaginaire débridé. Mega la tatoueuse qui écrit, la glorieuse Mega Ëkkli-Dassault, spécialiste de la déconstruction des mythes indo-européens, du zen occidental et des géométries sacrées, n'avait pas mordu à l'excitation de Kael pour "Lou Inishida-Wirtz, dite Kael, photographe-voyeuse de kinbaku-bi, graphiste hardcore lowkey, psychonaute praticienne si cool, et cætera" ?

Certainement très fière d'elle-même à ce moment, d'être au centre et par là ridicule – elle le ressentait après-coup – Kael désormais se flagelle. Honte, honte, son ton et sa manière de s'affirmer comme une personne qui montre qu'elle sait s'affirmer : "approuve – mon égale – combien je n'ai pas besoin de ton approbation, combien je comme toi me moque des modèles – oui ?... non ?". Faible Kael sur cet instant, sans bien savoir pourquoi, avait conclu à la Mega déplue. Mais maintenant elle savait : ce désintérêt instinctif pour qui sue mais prétend ne pas être en sueur. Ou bien ?

Car oui trop fière, mais bon, ça – et ça Kael tracassait depuis un certain temps – ça tout le monde qui est Mega, comme elle ou comme ça, et ça l'avait compris Kael depuis l'avoir elle-même vécu, ça, Mega-comme capable de passer par-dessus est. La sueur on s'en fout entre post-féministes, mais surtout : la gêne des autres envers elles-même, on la reçoit avec douceur. Et Kael du coup savait aussi qu'une personne qui s'aime depuis peu est attendrissante – et non risible – pour une personne qui s'aime profondément depuis longtemps. Attendrissante... et du coup, désirable moins ? Pas même une idole ce Kael qu'avait campé : une vitrine qui bave un peu – mais cute ? Seulement cute. Même pas si sûre.

Kael ne se souvenait plus si elle avait posé des questions, mais d'avoir beaucoup Kael-parlé, et d'autres choses. Par exemple d'un silence après l'une de – Kael – ces tirades à la première personne, un petit silence mais dangereux immédiatement – et là, sur un ton totalement habituel, avec un timing intuitif, vertigineux, Mega concise : "Tu disais que Vål prépare une expo là-dessus ?". Mega Gémeaux versée dans l'art du sauvetage, généreuse mais lapidaire, no bs, immunisée à tout cringe (par le haut ?), avait trouvé une ligne de fuite hors du portrait "Kael" que du Kael n'arrivait plus à se relever seule, sans l'attaquer, sans même la juger Kael – qui soudain se vit comme elle faut croire le fut : une bonne conversation sans même de déception (!), une personne classe (de plus ?), intéressante (sans plus ?) – une personne (?) vraiment intéressante. Kael : "ou bien elle se faisait juste un peu chier ce jour-là, fatiguée – genre, moralement".

Kael se sentit un peu con – mais pas trop. Elle ne pensa jamais qu'elle Mega aurait pu de Kael peur avoir, Kael lui fasse de l'ombre, ou lui semble trop crachée, etc. Elle se rappela qu'elle crut, au début et plutôt par dépit, sans trop y croire, qu'elle (Mega) avait pensé : "on se ressemble trop, ça ne marchera pas", ou même "je la ferais souffrir, mieux vaut ne rien tenter". Puis : "j'étais trop excitée sur le moment, trop expansive, c'est tout et ça arrive..." Puis encore : "C'est trop facile" – analysa Kael correctement.

Ce n'est pas mon discours qui a bogué, ni même mon désir évident, ni même l'énergie de mon excitation : "le je-ne-sais-quoi je sais c'est quoi", se dit-elle, "ce n'est pas un excès d'assurance extérieure, c'est un manque d'assurance intérieure, une manque de paix avec moi-même ? Non, c'est juste qu'elle voulait autre chose, ou même rien – il n'y a même pas eu d'échec, juste mon désir et elle qui était contente", hasarde à soi Kael, peut-être pour tâter ce que ça lui fait de pousser la dépossession prosaïque jusque là-bas. Tout le monde est normal : "Mega n'a rien de spécial, n'a rien dont j'aie besoin, donc fuck Mega, fuck moi, vive moi, et vive Mega ?"

Et ce que Kael – de Mega – réalisa soudain, fut la conscience claire et subite qu'elle n'en savait toujours rien. »