27 nov. 2020

[Jet] « Fausse machine : panique, terreur, horreur »


INSTALLATION GS v.1.0 – PEUR(S) 2020
Festival Histoire & Cité,
Palais de Rumine, Lausanne

Durée : 17 minutes, en boucle (environ 150 mpm ≈ 2750 mots)
Titre : « Fausse machine : panique, terreur, horreur »
Bande sonore : deux voix, fond de bruit blanc équivoque
Statut : annulé (pour éviter la covid et la mort)

Mots d’introduction :

Un faux dialogue, un dialogue de sourds, sur un thème imposé. Une fausse machine. Elle est toujours derrière vous. Des peurs dispersées, des peurs que vous connaissez et d'autres que vous ne connaissez pas et ne connaîtrez jamais. Protée. La peur n'est jamais la même, elle met un autre costume vide : Casimir, Démon, Parent, Alligator. Personne n'a envie de vous entendre chouiner. La peur a des odeurs. Si certaines personnes vous font peur, c'est peut-être pour le mieux. Mais voici un baume au cœur, une pommade, une pomme au four. Ni début ni fin, c'est un faux dialogue. On peut partir, maintenant (?)(.)

Script :

VOIX 1 – Je me suis mise à pleurer. Je veux dire, à penser. À penser à la peur. Ou plutôt à toutes les peurs – c'était très bizarre. Des peurs au pluriel. Des peurs politisées. Des jeux avec la peur. Des silences invisibles. Parfois ça fait sanglot, parfois sursaut, parfois hurler. Quelque chose de mal est arrivé, je vais l’apprendre. Quelque chose de mal peut arriver, je n’arrive pas à arrêter d’y penser. Quelque chose de mal va arriver, c’est certain, comment faire pour ne plus y penser ?

VOIX 2 – Vu comme elle commence, je pense que ta partie va être un peu merdique, mais il faut bien tuer le temps. Je ne crois pas du tout à ce script : s'il y a quelque chose qui se résume à la cacophonie et au trouble vaguement inavouable, c'est bien celles qu’on nomme les peurs. Et c'est bien le fait de devoir parler seul.e devant une foule de personnes silencieuses, passablement importantes pour vous, et légèrement dégoûtées par votre haleine – en ce qui me concerne, c'est l'enfer. Heureusement que personne ne connaît ma voix ici.

VOIX 1 – Alors, je ne me sens pas du tout intimidée, et je te remercie pour ton feedback, mais je vais continuer. Tu parlais de la peur de parler en public, et moi, mon cerveau a conçu une théorie sur la peur, en trois parties. Oui, j’aime bien classer, mettre dans des cases, la peur dans des casiers, vous trouvez ça ironique ? Quand je ne suis pas en train de déprimer, je me rassure mentalement en me disant que j'ai produit des choses, entre-temps, comme cette composition en trois parties. Ma théorie distingue trois aspects de la peur, c’est pratique : « un : panique ; deux : terreur, trois : horreur, ou horrifique ». Je commence par la panique. Panique, c’est le règne du corps : le lien fort et violent qui rappelle à mon ego qu’il ne contrôle presque rien du cerveau ni du corps. La volonté est une simple émanation inopérante. Je suis faite de réactions violentes aux violences et aux menaces. Panique : ce qui vous prend à la gorge quand ça prend soudain le contrôle, la réaction lorsque l’on doit fuir la violation, écraser cette bête horrible qui viens de me tomber dessus, trouver une issue, sortir de là, absolument. Panique, c’est le champ des vertiges, des malaises, de la fuite, des hurlements soudain, et jusqu’à l’évanouissement.

VOIX 2 – "Le champ des vertiges, et aussi le champ des vestiges", on pourrait ajouter, si l'on voulait faire un truc pseudo-littéraire. "Certaines peurs sont hautes et implacables comme des tsunamis prêts à déferler, certaines sont profondes et sourdes comme un tourbillon qui m’entraînerait ailleurs, et certaines m'empêchent de dormir sans vraiment me réveiller – comme de dormir sous une averse, à même le sol, à rendre fou". Et là, on est censées trouver ça profond, houh houh. Je peux faire pareil, la même chose que toi, et c'est rigolo, mais c'est quand même un peu pourri. Promis, j'arrête maintenant, mais je devais le redire. Je ne suis pas contre le fait de faire des cases : c'est plutôt les théories de merde qui me gênent. 

VOIX 1 – À toi de continuer – je lis le script, d'ailleurs, pas besoin de m'insulter.

VOIX 2 – C'est vrai, pardon. Je vais arrêter d'avoir peur d'être jugée, ce n'est pas moi qui ai écrit ce truc, alors... Ok, je lis le script. Promis. Le script. Tu as parlé d'un premier genre de peur, et je te rejoins : je sens quelque chose qui démange mon bras, non, ça rampe et ça grignote à l’intérieur aaAAAAAH – ça, c’est la peur panique : arrache le bras, jette-le loin de toi, infâme et répugnant. Ce qui creuse et qui incise les fibres musculaires, une à une, grignote les nerfs et ronge la valve, ce qui s’invite chez soi et perce, de l’extérieur et c'est l'alien qui était toujours là, je le comprends et l'instant d’effroi me paralyse, mais la panique prend le relai, de suite, me libère et me fait m'arracher le cœur, écraser les gens, fermer la porte blindée sur ma meilleure amie. Panique, mon amour, panique pour le meilleur et pour le pire. Alors oui. Dans de rares conditions, c’est le blackout : une araignée dans mon cerveau ? NOPE, I'm out. Déconnexion sans sommation. On se réveillera bien plus tard dans la boue et l'orage, tant pis. Le corps prend le contrôle pour balancer les contrôles. Et parfois, c'est exactement l'inverse : le soleil noir, soudain, tout est absolument clair, la détermination implacable qui naît dans la panique, car celle-ci a fait table rase de tout le reste. Mais n’y comptez pas trop. Il y a des mécanismes de sûreté, enfouis dans la machinerie dont je suis le rêve – un des rêves ? – des réglages étranges qui s'activent en cas d’inquiétude : rien que là, ya déjà de quoi s’inquiéter. Le monde ne m’appartient pas – la panique est un lien terrible, salvateur quelquefois, parfois dévaste et ruine. Oh non. Pas ça. 

 VOIX 1 – Tu peux le faire.

VOIX 2 – ... "À l’image de la mort, la panique me fait adhérer à mes contours corporels avant de faire fondre leur cire dans celle du dehors, et moi avec." Désolé, je laisse celle-ci à ta charge.

VOIX 1 – T'exagères, c'est assez beau, en fait. Mais tu parlais de vestiges. La panique exprime l’héritage de la survie, celle de notre espèce, et celle du corps battu. La panique, c'est l'accumulation primitive de la noirceur (© Bruce Bégout) : pour chaque mutation sélectionnée, un million de corps ont servi de repas ou d'engrais. La panique, c'est ce qui nous fait courir depuis toujours, depuis qu'on n'était même pas encore nous. Un genre de dernier recours, de ressort ambivalent. Brutal pour brutal, c’est mieux que rien. Ce sont aussi les marques et la matérialité du trauma, qui subsistent après les faits. La vie n’est pas vraiment une affaire de conscience, tout ça peut ressurgir. Bla bla psychanalyse, le cauchemar est une contradiction maquillée en peur, etc., je passe ce passage. Bref, le corps s’exerce et j’apprends à naviguer entre les monuments de la panique. C’est horrible de penser que ce qui a déclenché ma panique soit devenu une partie de moi, dont je rêve de me défaire. Lentement. Le corps a pu apprendre à accepter, à survivre à travers ces ruines, et ce sont elles qui constituent notre carte et nos repères : la panique cesse d'opérer, c'est terrible... Le trauma, c'est la panique à l'agonie, et encore devenue repère, et pourtant insoutenable, et encore. Et encore.

VOIX 2 – Bon. On a compris celle-ci. Tu l'as dit : quand la panique joue, c'est terrible, et quand elle ne joue plus c'est encore pire. Deuxième partie, donc : la terreur, qui est le règne de la souffrance. Les peurs qui font souffrir car elles ont pour objet la souffrance – réelle, passée, hypothétique ou à venir. Les phobies qui viennent de nulle part, et celles qui ne viennent décidément pas de nulle part. Une souffrance venue du futur qui commence à me cuire à petit feu, en son absence. L'anxiété ronge. L'inquiétude mâchonne. Le stress fait tourner au rance. Le mal vous crispe. C’est terrifiant : les yeux de l’âme fixés sur le risque de la souffrance, voilà déjà une forme de torture. Cela n’a rien à voir avec la douleur directe, celle d’une brûlure, d’un os qui éclate, ou d’une mâchoire qui hurle de toutes ses terminaisons nerveuses jusque dans les oreille et les sinus qui implosent avec la migraine sans issue – ce n’est ni moindre, ni pire, c’est autre chose : peur que la torture vienne, ou peur qu’elle s’éternise. I have no mouth and I must scream : je n’arrive pas à balayer cette possibilité. La souffrance, c'est terrible : peu de monde aime ça, et pourtant il y en a pour tous les goûts.

VOIX 1 – C’est peut-être pour exorciser ce risque que nous en faisons des jeux et des scènes, des scènes d'angoisse, des scènes de stress, des scènes de gore, du sang, des cris et des morceaux qui giclent. Tous les films de terreur, de type slasher, grinder ou torture lente. Ces vies réelles auxquelles on ne préfère pas penser : jetées dans la fournaise, sans raison, enlevées, enfermées, forcées à tuer, forcées à des jeux mutilants, pendues à une grue pour sodomie, écrasées par un camion pour un verre de trop. Cela pourrait être moi – bouffée par le crabe intime... pour rien du tout.  Le cancer nous attend toutes et tous, avec ses faux espoirs et ses rechutes, ses retorses terreurs, auto-réalisatrices ou peut-être pas. Et ses douleurs. Tout bêtement : sa douleur terrifiante. Quelle divinité va déchirer le cours du temps pour me tirer de l’enfer ? Aucune, probablement, que cela fasse partie du plan naturel ou que ce soit l’effet d’une faute. Mieux vaut se rassurer sur le siège du ciné ou sur le canapé : bien sûr, ce n’est pas la vie, c’est trop improbable, trop caricatural – pas besoin d’avoir peur de ça – la preuve ultime : j’observe sans être touchée, et j’arrête l’expérience exactement où je décide. Les paupières sont des volets aussi imaginaires que l’écran – et dans le cas de la terreur, l’imagination prouve mille fois qu’elle est réelle pour nous, que l'imagination est l'une des choses les plus réelles.

VOIX 2 – La terreur-souffrance adopte une autre forme : lorsque mes peurs se nourrissent d’elles-mêmes. Je suis prise dans les lianes de l’anxiété, prise en pleine lumière, et elles m’étranglent. Et le manque d’air valide la terreur. C’est quoi, mon problème ? La panique prenait le contrôle, toute en réaction ou en anesthésie, mais la terreur creuse à vif. Elle ne me parle pas seulement de la souffrance que je ne veux pas subir, mais de celle que je ne peux plus supporter : la crise d’angoisse et son caractère chimique, parfois perçu de l’intérieur, juste avant la noyade. Mais c’est QUOI, MON PROBLÈME ? C’est bien moi et mon corps, ce n’est personne d’autre, c’est une partie de moi, mais personne ne peut m’obliger à trouver cette souffrance précieuse ou utile. Une peur qui débloque et qui veut que je vive, disent certains ou certaines, mais à quoi bon si elle me pourrit la vie ? Disparaître semble être le seul moyen d’avoir la paix : voilà ce qu’il faut comprendre avant de pouvoir alléger le voile de la terreur.

VOIX 1 – La peur de finir seul.e, de ne pas réussir sa vie, la peur de sombrer dans la nuit. En souffrir. Dessinez une ruche où chacune et chacun doit prouver son utilité, justifier sa participation, sans connaître les règles du jeu, sans répit au quotidien et sans assurance pour la suite. On parle de la fabrique sociale du désir et de l’envie – est-ce que l'on parle d’une fabrique sociale de la peur ? C’est une souffrance bien différente, souvent assez banale pour qu’elle passe inaperçue : la peur du déclassement, de la dette ou des impayés, disparition des amitiés, la terreur sourde qui n’attend pas la maladie ou l’accident pour frapper. Sous les tapis de l’appartement, une trappe aussi large que le plancher. De rares échelles ; pas la peine de chercher l’ascenseur. Le manager ne m’en veut pas, il protège sa place. La policière crie dans son oreiller. Une terreur inaudible et impossible à avouer : ne pas être dans la bonne classe, en invisible décalage, devoir jouer un rôle ou être dégagée. L’humiliation sociale, l’abandon et la perte sont pires que certaines manières de mourir : pourquoi douter de la peur ? Avouez, elle vous parle de manière claire, à peine voilée. Avouez.

VOIX 2 – Faire corps, s’unir et s’organiser malgré les intimidations : mieux vaut l’échec que la peur qui ronge, pendant que les chanceux et les chanceuses se racontent des histoires qui finissent toujours bien, des histoires de "mérite" et "d’exception". Je fais moi-même partie de 3 phalanges révolutionnaires du syndicalisme prolétarien, et de 4 cinquièmes colonnes pour manger à sa faim dans les poubelles des supermarchés. Je l'ai dit au début : personne ne connaît ma voix, ici, je n'ai pas besoin d'avoir peur. Si vous n'acceptez pas d'avoir peur de finir à la rue, vous acceptez d'avoir peur d'être identifiée comme une revendicatrice, une troubleuse d'ordre public, une menace. Avalez votre harcèlement et vos talons hauts, si vous ne voulez pas devoir choisir entre tonfa et trottoir. La pilule de la terreur, c'est de noyer son humiliation dans l'acceptation : être infantiles – et reconnaissantes... ou monstrueuses. Fake it til you're just another capitalist pig, another capitalist corpse. Être frôlé.e.s par le frisson de l’échec est un luxe, quand d’autres sont drainé.e.s par le sentiment que le combat n’a même pas lieu, ou qu'il n'a pas d’issue, ou une issue terrible.

VOIX 1 – Bon, euh, bref, je ne sais pas trop si tu suis le script ou si tu improvises, mais c'est un musée ici, un musée de l'État helvétique, qui t’accueille et te paye ta vie de fainéante, alors on se reprend et on avance. La troisième forme que prend la peur, au-delà de la panique, et à l’opposé de la souffrance, c’est l’horreur. C’est le sentiment de l’inconnu qui se profile, et qui se révèle inhumain, non-humain et anumin. Anumin : la boue abyssale est vivante, mais autrement. Depuis toujours, tu étais une momie en papier. Ta vie est creuse, non, mieux, ta vie est absolument plate. Plate et pleine. Ta vie n'a pas de profondeur. Il n'y avait rien dans le costume de Casimir. Tu es le costume. L’horreur peut être sourde ou éclatante : elle commence comme un soupçon, juste à l’envers du familier, elle flotte sur ce qui est proche et qui se révèle soudainement hostile, profondément alien, et puis elle se termine dans un étrange extase, le sacré pendu par les pieds. Les yeux fondent au contact de la vérité, le cerveau vaporisé par la révélation. L'horreur glace et elle rend folle : c’est la forme que prend le corps quand il sent mais ne sait pas, quand il perçoit mais ne peut comprendre, quand sa réalité bien ordonnée implose ou se décompose, pour céder la place au réel.

VOIX 2 – Horrifique : une partie du monde à la fois inconnue et familière qui peut surgir à tout moment. Une ombre informe qui s’échappe à la périphérie, mais aussi et surtout, parfois porteuse de fascination. Des organes très étranges sont apparus dans le bébé, à l'intérieur de la chair, comme des fossile d'ammonites pris dans de la glaise. Horreur, peur de l’inconnu mêlée de fascination ou de répulsion : ce qui existe mais qui ne devrait pas exister. De manière très profonde, l'incertain est reçu comme un danger d'un genre nouveau, et ce qui n’est pas familier nous frappe comme étant immonde : ce qui n’est pas de ce monde, de notre monde, on dit que c’est une horreur. Nous ne savons même pas ce dont il s’agit, mais nous sommes disposés à sacrifier la moitié gauche du visage et six doigts pour l'exorciser. Comme si un instinct nous sifflait que ce qui est étrange, absolument étrange, est forcément un mal, une source infinie de malice : une abomination, immorale et immonde. Même si elle entretient des liens ténus avec le pire, l’horreur sort son bout lorsque c’est incompréhensible, ou seulement, salement étrange. La fascination est le versant positif du sentiment de l’immonde, une forme de curiosité malsaine qui s’abandonne et se laisse hypnotiser. L’éveil des grandes choses anciennes dans leurs palais de dents creuses et de paradoxes tout plats : la vérité nue pousse le cortex frontal au suicide. Soudain l'esprit est bu par un océan aveugle qui me connaît sans me connaître. Frôlement froid. Cet océan n'a pas d'extérieur. Et cætera.

VOIX 1 – Ok, mais ce qui est étrange et inconnu n’est pas forcément d’un autre monde. Je vais tout de suite calmer le jeu. Body horror : ces corps humains recomposés, greffés, sans visage (lisse, amolli ou vermoulu, mais tout de même vascularisé), que l’on voit dans les films et les cauchemars – qui causent autant de fascination que de vertiges. Plus les formes sont proches, plus le sentiment d’horreur est violent. Lorsque les choses prennent vie alors qu’elles ne devraient pas, l’horreur prend la forme de l'étrange – weirdness en anglais. Et quand un lieu ou un être devrait être vivant, mais se trouve immobile et solitaire, c'est le sentiment d'eeriness : une poupée trop réaliste, qui ne bouge pas, ne cligne jamais des paupières, un salon à l’heure du thé, dans lequel les tasses fument, mais personne n’est en vue, puisque jamais personne n'a été là.

VOIX 2 – Je répète de manière condescendante pour les gens du fond. Weirdness : horreur des "choses" qui prennent vie alors qu’elles ne devraient pas... X n'est pas à sa place, et il menace l'ordre du monde. Eeriness : horreur de la chambre vide et de l'univers trop calme, sans vie... X devrait être là, mais son absence prouve que c'est moi l'anomalie, c'est le monde qui m'a rêvé. (© Mark Fisher)

VOIX 1 – Euh, oui, j'apprécie que tu précises ma théorie, mais... C'était le ton, peut-être ? Anyway : pour exorciser, mettre à distance toutes ces horreurs, rien ne vaut les rituels de la normalité : toujours le même chemin pour rentrer chez soi, un bon câlin scientifique, le mal de cou et les séries, la rue avec un commerce ouvert 24/24, le désodorisant des toilettes, les lois de la nature, rien d’extérieur ni d’anormal qui ne puisse être maîtrisé... D'ailleurs, à force de regarder l’horreur en face, on finit par s’identifier aux formes horribles et le cauchemar devient une partie de l’identité personnelle : un genre de films, un amas de monstres et de sigils étranges sur des t-shirts ou un collier de piques, avec un volume de Georges Bataille (@babighoul, death is the new oldschool, the old newschool, bref it's still cool). C'est ça aussi, les gothiques, avec tout l'amour du monde : le goût de l'horreur mis en tissu, le cute ultime, ultime parce qu'il se familiarise avec l'objet impossible à dompter par définition, la source de l'horreur : l'abîme obscure et inconnue. Et voilà que moi aussi, je dis, comme il se doit : "moi aussi, j'étais gothique" et "c'était bien", mais comme Jésus, premier gothique plus ou moins malgré lui, en vérité, je vous le dis : l'identité ne nous sauvera pas. (© LapFoxTrax)

VOIX 2 – C'est joli de parler de la peur de l'inconnu, de l'inconnu ultime et tout, mais moi le futur me fait peur parce qu'il devient connu, il se dessine en extinction, il se distingue en exactions, et je ne me sens pas prête. Ses contours sont flous et compliqués, mais il paraît déjà trop réaliste de s’attendre au pire : montée des eaux, des températures, conflits et contraction incessante de l’avenir. L’horreur semble être un jeu à côté du poids de cet avenir trop réel, et surtout tel qu’il se dessine. Ma terreur qui vient ? Les horreurs. Ta fausse machine ne tiendra pas 2 minutes. La lutte permanente ou l'effondrement, les sacrifices, rien de glamour ni de facile, aucune complaisance n'est possible. T'as pas plutôt une théorie sur le courage ? En attendant : rechutes, facilités, et le prix du confort. Peur d'admettre que je suis un peu responsable des crises écologiques, même si ce n'est pas autant que d'autres : c'est aussi mon crime, et bientôt mon enfer, et celui de mes proches. Honnêtement, j'ai peur d'être forcée à devoir agir, forcée à renoncer. L’écologie, ce n’est pas seulement le réseau des êtres, c’est la dureté certaine de nos demains. Certains jours, je crois voir le lent carnage d'ici. Les frontières de navires et de barbelés sont déjà prêtes.

VOIX 1 – Oui. On va s'en sortir. On va y arriver, je te le promets. Je conclus, mais ce n'est pas pour passer à autre chose, promis. Ma théorie : panille, terrine, horrize. Une collection bizarre – entre l'intérieur et l'extérieur – qui passe dans les deux. La peur comme solution au problème du corps et de l'esprit. Des pièges sans fond et des miradors au regard qui tue. L'avenir nous trouvera peut-être une place, peut-être magnifique, même. Mais je te rejoins. Je ne vais pas apprécier les efforts de plus en plus violents pour assurer la vie nue. Je ne sais pas si je réussirai les sacrifices, et jusqu'où ils auront du sens. J'imagine que c'est le reste de mon corps qui en décidera. Fini, le script.

VOIX 2 – C'est seulement maintenant que j'y pense, mais il manque plein de choses dans cette théorie. Trois genres ? Ça colle moyen. Il reste au moins : la peur d'avoir raté sa life, les peurs familières, qui servent de bouclier, la peur de croiser un.e sans-abri, la peur d'avoir l'air faible, le frisson du risque, les peurs excitantes, les peurs égyptiennes, le je-stresse-sur-quelque-chose-sans-savoir-quoi-mais-ce-n'est-pas-existentiel... De toute façon, je n'y ai pas cru un instant, à cette petite théorie de la peur. Mais on s'en tire bien, au final, ça aurait pu être pire. Et la possibilité du pire, sous toutes ses formes, c'est ce que j'en retiens. "La possibilité du pire". C'est pas mal ça. Je vais m’en servir pour relativiser le reste, si j’y arrive. Après, je ne vois rien d’intelligent à ajouter pour le moment : je veux me taire, je veux absolument me taire.

VOIX 1 – Voix 2, out. Et moi, la même.

 


15 nov. 2020

[Kogipoé] De la fonte des roches, et autres choses qui préexistent à la mort


< La mort elle-même est plus jeune que les processus de transfiguration et de transmigration des éléments minéraux de la planète – des réserves et des cycles dont sont finalement issus la majorité des éléments qui composent les êtres vivants.

[...] En ce moment-même, loin sous le plancher, sous le terreau, sous les nappes et les fossiles, bien assez de pression pour faire fondre la roche : s'écoulent des fleuves de caillou, des courants de métal... >

– Wendy Thorzein, extrait fictif de 'Unwritten Preface to Jerome Jeffrey Cohen's' actual "Stone: An Ecology of the Inhuman", University of Minnesota Press, 2015 (trad. pers.)

 




12 nov. 2020

[Kogijet] Note fictive (trouvée dans une photocopieuse) sur la situation des idées scientifiques dans les sociétés libérales

  < Dans une société libérale réussie, les savoirs scientifiques paraissent être une forme de production culturelle parmi d'autres, tout en retenant une part plus ou moins bien comprise d'ascendance symbolique et de priorité dans la répartition du pouvoir (du fait de l'effectivité ingénieure de leurs résultats et de leurs potentialités techniques, qui peuvent régulièrement exprimer leur supériorité et leur versatilité morale à travers les libertés d'entreprise, de création, et d'accès au pouvoir). [...]

 Les instruments de l'auto-modification culturelle d'une société libérale ne sont pas plus grossiers que ceux d'une société plus traditionnelle, dans le principe (éducation comme transmission privilégiée, éducation comme apprentissage formateur, information et discussion par les médias, sciences et technologies de contrôle et d'auto-contrôle psychique, valorisation économique et symbolique de l'innovation, méthodes de sélection sociale décentralisée des idées, hiérarchie sociale des priorités légitimant la canalisation des désirs et la modification occasionnelle ou profonde de leurs objets, caractère viral des idées, valorisation adaptative de l'excellence, etc.). Mais leur effet est nécessairement moins centralisé, et plus diffus. Ce serait le cas, même si la liberté individuelle n'incluait pas la liberté d'être ignorant.e, et même si l'ensemble des membres de cette société continuait à partager une base scientifique commune dans leurs croyances sur ce qui existe ou non, et sur la manière dont l'univers fonctionne (avant et malgré la divergence des valeurs et des projets de vie). [...]

Parmi les effets adverses les plus dangereux, on note celui d'une spécialisation extrême des savoirs, à la fois requise et intensifiée par l'innovation théorique et technique, requise et intensifiée par la division économique du travail. Ces effets deviennent critiques – à même de déstabiliser la cohérence du projet social ciblé – lorsque la masse et la complexité des connaissances augmente sans que les capacités de savoir ne soient artificiellement augmentées, jusqu'à être dépassées. Un signe prophétique : 'lorsque vos spécialistes de la généralité et de la médiation développeront leurs propres langages et se perdront au sein de leurs propres révolutions théoriques, vous saurez que la fin est proche...' [...]

Comme nous l'avons suggéré, cet état des choses est partiellement contré par la supériorité matérielle des productions et des savoirs technoscientifiques. Mais ce n'est évidemment pas suffisant à l'établissement d'une société technocratique volontairement autoritaire et pleinement méritocratique, seule à même de maximiser le bonheur des êtres sensibles, et ultimement, l'influence du vivant sur le tissu de la réalité. >

– Anonyme, "Quatrième rapport sur l'avenir des savoirs technoscientifiques dans les sociétés libérales terrestres à la fin de l'Holocène", in Cosmic Utopia Review, 1977 (fictif, trad. perso)

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