18 août 2010

[Poé] L'arbrisseau


La vie dans un noyau


Ami surgi du ciel
Buste sans bras obsédé par le sol
S'y enfonce – météore
Cachant la vie dans un
noyau

Des années deux rameaux florifères
Font diversion quand sous les
Mammifères en silence
Se déploie l'autre forêt ou l'envers

– Interlude –


Oscillez sur la mer canopée
Avec ou sans chaloupe
Grimpez avec vos ongles serres

Tour d'horizon au mât qui bouge
Et là-haut soyez folles
Débranchez-vous la moelle

Plantez-vous au miroir vif –
Des branches à la voilure –
Des nourritures universelles

Plongez dans l'océan des lianes
Absence de surdité partout
Greffez-y-vous l'encéphale

(Dont la texture est molle terreau
Humide – autre matière
Fertile – graine qui crâne, etc.)

Tisser un corps avec de l'air

Des mois s'abreuve de feu
Solaire – acheminé par des canaux
Des centrales à ciel ouvert
Tisse son corps avec de l'air
Cet allié vertical – troncature du réel
Ne cesse de naître et comparaître
Fixe les monts
De ses roseaux et méristèmes

Adopte l'incendie comme une
Saison de son réseau

Des champignons composent
Sa raison dans le doute
L'arbrisseau, 2010 / repris 2022


9 août 2010

[Jet] Glyphe


Le glyphe est un fruit souple signifiant. C’est un fruit ciselé, artificiel et monochrome, sensé + sensuel. Son noyau est invisible et ses formes sont âpres. En lui des arabesques pour polir les traits, qui trahissent les visiteurs non avisés, des silhouettes karstiques, des plateaux surplombant une forêt minérale. Les trous d’obus sont encerclés.
 
Le glyphe pourrait se définir comme "telle réalisation concrète et effective d’un signe archétypal". Ainsi, il y a souvent plus de distance entre deux glyphes d’un même signe qu’entre deux signes aux référents / signifiés différents.

Le glyphe rappelle une vulnérabilité du sens, sa dépendance au muscle errant, à l’outil, aux passages répétés du temps ; du sens si proche du signe et le signe si loin. Le signe si sensible : l’odeur de l’encre, le creux du pétroglyphe sous la main, les traces que laisse la craie, la brûlure du fer et la vie qui combat les matériaux d’un signe actualisé. Comme dans le dessin représentatif, mon habileté est le seul moyen de diriger les lignes vers une représentation fiable et approuvée, par autrui ou par moi-même par la suite. Sans savoir ce qui recouvre le sens dans le signe, sans savoir en quelle partie je provoque le sens, pas plus qu’un grain de plus ne fait le tas ou que deux points alignés ne font de segment, le signe est en son ensemble l’élément marquant, l’atome réel. Je sens que je pourrais refuser à tous ces caractères leur pouvoir signifiant, car ils ne sont pas le caractère. Leur prototype s’agite dans ma mémoire, qui n’est pas l’archétype ou le premier glyphe que je vis : c’est une idée rêvée.
 
Le sens du symbole surgit d’après ce symbole. Mais ce symbole est toujours effectivement artistique. Il n’y a aucune forme standard, aucune forme formelle pure qui serait pure d’imprécisions, seulement des graphies toujours renouvelées. Devant le A, devant le B, toujours, l’interprétation. Infinitésimale, discrète, furtive et vive comme l’éclair. Sitôt qu’on a satisfait la grammaire et l’orthographe, parfaite liberté de glisser ! Les interstices et les failles sont légions, et en réalité je ne crée dans mon signe qu’un avatar, un moindre mal.
 
Le visuel et le tactile du glyphe ne font pas partie de la fête intellectuelle, ils ont planté leur tentes en marge pour un festival alternatif, prêts à envoyer leur consommateur dans l’espace phénoménal – ascensionnels pour ce qui échappe à la pensée et au langage. Une calligraphie intense et des tracés batifolants, des raideurs architecturales, coroïdes surannés, des plantes bleues, des monolithes glacés : le réveil ne finira jamais.

Le glyphe a la particularité d’exprimer à la fois le singulier et le spirituel, sinon l’éternité. Celui sacré, ou Hiéro-glyphe, est certainement le plus connu de tous. Mais c’est surtout qu’on grave un glyphe dans la pierre, le rocher, ce qui lui donne de résister au temps mieux que les écrits de papier. L’extrême fragilité de l’arena-glyphe révèle le mode de disparition du glyphe : par érosion. Le bâton qui surcreuse l’arène humide élève sur le bord du tracé une dune de protection qui ne suffit jamais. Le glyphe nous irradie, il est unique, incarnation : mais le spirituel n’est pour nous que dès qu’il s’incarnate (incarnat couleur de l’amour devenu chair) – qui nous révèle ses tracés ? La main n’est pas toujours percée, elle déroule ses anges : les glyphes.

Comme le mot lui-même a peu de chances d’apparaître en début de phrase, et peut-être encore moins d’être l’objet d’une personnification dans une fiction quelconque, donnons-lui artificiellement la majuscule qui manquait – et même peut-être soutient-il la posture aérienne, gonflé qu’il est de sa prestance ?

Glyphe

Vous remarquez l’aisance avec laquelle il se propose aérolithe. C’est presque trop beau pour être vrai. Ce glyphe du mot qui se prononce pareil ne demande aucun fil, aucun support particulier, aucun qualificatif pour être beau : "it looks so good on its own". Certainement le "glyph" anglo-saxon est-il un brin plus sexy avec sa frange raccourcie et sa dégaine asexuée, mais il a perdu en équilibre visuel. Un choix d’écriture du mot opéré pour la belle symétrie. Laissons-la s’expliquer :
La première lettre majuscule est un dessin inversé et agrandi de la dernière. Légèrement incliné. Les poutres verticales s’équilibrent parfaitement entre le ciel et les profondeurs, mais sans monotonie, et par deux couples. Les deux lettres du raffinement forment le couple parfait : « L » se tient raide comme un nez, tandis que lu-i grec, tassé ; laconique colonne et l’abyssal poinçon du Styx, deux vrais dandys ! En face, non moins typés, les tenants du sifflement.
Deux éléments bombés, faussement rampants, des bons amis qui n’en sont pas à leur premier zéphyr ; des bêtes de scène, les gardiens du phonème. Lâche, en se projetant vers le haut comme pour imiter l’aile, s’appuie sur un arc-boutant la lettre, se termine – tandis que sa comparse donne la perle, sa goutte de pluie sur le petit pilier, adhésive, immunisée, électromagnétique, qui lévite au niveau de la mer, reposant sur le sol invisible de la ligne de l’élève, au tracé indiscret et forcé, au tracé si glyphique, si archaïque.
 
La lettre centrale de l’épée forme le noyau rond du mot. Elle évite de justesse d’être doublement transpercée : la diagonale qui vient du haut y retournerait presque, et celle qui vient de bas en haut s’écrase vite ; mais ce mouvement d’échappement donne à l’ensemble d’incliner à la lecture, de gauche à droite. Les formes suggèrent l’A-bsent à mi-chemin exactement du mot, vers les bas, comme un appel vers l’aspect sonore du mot, vers sa vocalité spectrale.
La prononciation de [glif] est brève, mais stimulante, elle débute dans la profondeur médiane de la gorge, exige de la langue le geste d’ouverture, comme pour offrir le son strident (mais ici émoussé). Visuellement, il y a une dépression polie, arrondie et comme imprécise et floue entre des traits précis et opaques. Cet effet de couloir court, de sas, est renforcé par le souffle final qui répartit la complexité précédente sur tout l’espace d’ouverture disponible (de sorte que le dernier phonème donne l’impression de ventiler avec neutralité l’étrange biologie qui le précède).

Étrange ? « Non ! », dirait Jean-Pierre-Brisset. Mais encore faudrait-il trouver au fait du glyphe (ses dénotations positives par le biais du sémantique) les attributs plus haut quelque peu divagués ... Une tâche qui révèlera peut-être tout le creux, le vide du mot : "the void of the glyph".

2010 et repris