17 déc. 2020

[Poépriée] Discordian Nursery Rhyme #57

 

"Don't fear no death, no pain, apocalypse
For my Goddess is wise and bare

Don't fear no lich, no aboleth, no illithid
For my Goddess is here and there

Don't fear no death, no loss 'n no disease
For my Goddess

she doesn't care"

— Wzzbyn Zzx'bull, 'Discordian Nursery Rhyme #57'


#religious #Eris #POEE #trueIslam

#OSR #PrayerToNoOneInParticular

 


27 nov. 2020

[Jet] « Fausse machine : panique, terreur, horreur »


INSTALLATION GS v.1.0 – PEUR(S) 2020
Festival Histoire & Cité,
Palais de Rumine, Lausanne

Durée : 17 minutes, en boucle (environ 150 mpm ≈ 2750 mots)
Titre : « Fausse machine : panique, terreur, horreur »
Bande sonore : deux voix, fond de bruit blanc équivoque
Statut : annulé (pour éviter la covid et la mort)

Mots d’introduction :

Un faux dialogue, un dialogue de sourds, sur un thème imposé. Une fausse machine. Elle est toujours derrière vous. Des peurs dispersées, des peurs que vous connaissez et d'autres que vous ne connaissez pas et ne connaîtrez jamais. Protée. La peur n'est jamais la même, elle met un autre costume vide : Casimir, Démon, Parent, Alligator. Personne n'a envie de vous entendre chouiner. La peur a des odeurs. Si certaines personnes vous font peur, c'est peut-être pour le mieux. Mais voici un baume au cœur, une pommade, une pomme au four. Ni début ni fin, c'est un faux dialogue. On peut partir, maintenant (?)(.)

Script :

VOIX 1 – Je me suis mise à pleurer. Je veux dire, à penser. À penser à la peur. Ou plutôt à toutes les peurs – c'était très bizarre. Des peurs au pluriel. Des peurs politisées. Des jeux avec la peur. Des silences invisibles. Parfois ça fait sanglot, parfois sursaut, parfois hurler. Quelque chose de mal est arrivé, je vais l’apprendre. Quelque chose de mal peut arriver, je n’arrive pas à arrêter d’y penser. Quelque chose de mal va arriver, c’est certain, comment faire pour ne plus y penser ?

VOIX 2 – Vu comme elle commence, je pense que ta partie va être un peu merdique, mais il faut bien tuer le temps. Je ne crois pas du tout à ce script : s'il y a quelque chose qui se résume à la cacophonie et au trouble vaguement inavouable, c'est bien celles qu’on nomme les peurs. Et c'est bien le fait de devoir parler seul.e devant une foule de personnes silencieuses, passablement importantes pour vous, et légèrement dégoûtées par votre haleine – en ce qui me concerne, c'est l'enfer. Heureusement que personne ne connaît ma voix ici.

VOIX 1 – Alors, je ne me sens pas du tout intimidée, et je te remercie pour ton feedback, mais je vais continuer. Tu parlais de la peur de parler en public, et moi, mon cerveau a conçu une théorie sur la peur, en trois parties. Oui, j’aime bien classer, mettre dans des cases, la peur dans des casiers, vous trouvez ça ironique ? Quand je ne suis pas en train de déprimer, je me rassure mentalement en me disant que j'ai produit des choses, entre-temps, comme cette composition en trois parties. Ma théorie distingue trois aspects de la peur, c’est pratique : « un : panique ; deux : terreur, trois : horreur, ou horrifique ». Je commence par la panique. Panique, c’est le règne du corps : le lien fort et violent qui rappelle à mon ego qu’il ne contrôle presque rien du cerveau ni du corps. La volonté est une simple émanation inopérante. Je suis faite de réactions violentes aux violences et aux menaces. Panique : ce qui vous prend à la gorge quand ça prend soudain le contrôle, la réaction lorsque l’on doit fuir la violation, écraser cette bête horrible qui viens de me tomber dessus, trouver une issue, sortir de là, absolument. Panique, c’est le champ des vertiges, des malaises, de la fuite, des hurlements soudain, et jusqu’à l’évanouissement.

VOIX 2 – "Le champ des vertiges, et aussi le champ des vestiges", on pourrait ajouter, si l'on voulait faire un truc pseudo-littéraire. "Certaines peurs sont hautes et implacables comme des tsunamis prêts à déferler, certaines sont profondes et sourdes comme un tourbillon qui m’entraînerait ailleurs, et certaines m'empêchent de dormir sans vraiment me réveiller – comme de dormir sous une averse, à même le sol, à rendre fou". Et là, on est censées trouver ça profond, houh houh. Je peux faire pareil, la même chose que toi, et c'est rigolo, mais c'est quand même un peu pourri. Promis, j'arrête maintenant, mais je devais le redire. Je ne suis pas contre le fait de faire des cases : c'est plutôt les théories de merde qui me gênent. 

VOIX 1 – À toi de continuer – je lis le script, d'ailleurs, pas besoin de m'insulter.

VOIX 2 – C'est vrai, pardon. Je vais arrêter d'avoir peur d'être jugée, ce n'est pas moi qui ai écrit ce truc, alors... Ok, je lis le script. Promis. Le script. Tu as parlé d'un premier genre de peur, et je te rejoins : je sens quelque chose qui démange mon bras, non, ça rampe et ça grignote à l’intérieur aaAAAAAH – ça, c’est la peur panique : arrache le bras, jette-le loin de toi, infâme et répugnant. Ce qui creuse et qui incise les fibres musculaires, une à une, grignote les nerfs et ronge la valve, ce qui s’invite chez soi et perce, de l’extérieur et c'est l'alien qui était toujours là, je le comprends et l'instant d’effroi me paralyse, mais la panique prend le relai, de suite, me libère et me fait m'arracher le cœur, écraser les gens, fermer la porte blindée sur ma meilleure amie. Panique, mon amour, panique pour le meilleur et pour le pire. Alors oui. Dans de rares conditions, c’est le blackout : une araignée dans mon cerveau ? NOPE, I'm out. Déconnexion sans sommation. On se réveillera bien plus tard dans la boue et l'orage, tant pis. Le corps prend le contrôle pour balancer les contrôles. Et parfois, c'est exactement l'inverse : le soleil noir, soudain, tout est absolument clair, la détermination implacable qui naît dans la panique, car celle-ci a fait table rase de tout le reste. Mais n’y comptez pas trop. Il y a des mécanismes de sûreté, enfouis dans la machinerie dont je suis le rêve – un des rêves ? – des réglages étranges qui s'activent en cas d’inquiétude : rien que là, ya déjà de quoi s’inquiéter. Le monde ne m’appartient pas – la panique est un lien terrible, salvateur quelquefois, parfois dévaste et ruine. Oh non. Pas ça. 

 VOIX 1 – Tu peux le faire.

VOIX 2 – ... "À l’image de la mort, la panique me fait adhérer à mes contours corporels avant de faire fondre leur cire dans celle du dehors, et moi avec." Désolé, je laisse celle-ci à ta charge.

VOIX 1 – T'exagères, c'est assez beau, en fait. Mais tu parlais de vestiges. La panique exprime l’héritage de la survie, celle de notre espèce, et celle du corps battu. La panique, c'est l'accumulation primitive de la noirceur (© Bruce Bégout) : pour chaque mutation sélectionnée, un million de corps ont servi de repas ou d'engrais. La panique, c'est ce qui nous fait courir depuis toujours, depuis qu'on n'était même pas encore nous. Un genre de dernier recours, de ressort ambivalent. Brutal pour brutal, c’est mieux que rien. Ce sont aussi les marques et la matérialité du trauma, qui subsistent après les faits. La vie n’est pas vraiment une affaire de conscience, tout ça peut ressurgir. Bla bla psychanalyse, le cauchemar est une contradiction maquillée en peur, etc., je passe ce passage. Bref, le corps s’exerce et j’apprends à naviguer entre les monuments de la panique. C’est horrible de penser que ce qui a déclenché ma panique soit devenu une partie de moi, dont je rêve de me défaire. Lentement. Le corps a pu apprendre à accepter, à survivre à travers ces ruines, et ce sont elles qui constituent notre carte et nos repères : la panique cesse d'opérer, c'est terrible... Le trauma, c'est la panique à l'agonie, et encore devenue repère, et pourtant insoutenable, et encore. Et encore.

VOIX 2 – Bon. On a compris celle-ci. Tu l'as dit : quand la panique joue, c'est terrible, et quand elle ne joue plus c'est encore pire. Deuxième partie, donc : la terreur, qui est le règne de la souffrance. Les peurs qui font souffrir car elles ont pour objet la souffrance – réelle, passée, hypothétique ou à venir. Les phobies qui viennent de nulle part, et celles qui ne viennent décidément pas de nulle part. Une souffrance venue du futur qui commence à me cuire à petit feu, en son absence. L'anxiété ronge. L'inquiétude mâchonne. Le stress fait tourner au rance. Le mal vous crispe. C’est terrifiant : les yeux de l’âme fixés sur le risque de la souffrance, voilà déjà une forme de torture. Cela n’a rien à voir avec la douleur directe, celle d’une brûlure, d’un os qui éclate, ou d’une mâchoire qui hurle de toutes ses terminaisons nerveuses jusque dans les oreille et les sinus qui implosent avec la migraine sans issue – ce n’est ni moindre, ni pire, c’est autre chose : peur que la torture vienne, ou peur qu’elle s’éternise. I have no mouth and I must scream : je n’arrive pas à balayer cette possibilité. La souffrance, c'est terrible : peu de monde aime ça, et pourtant il y en a pour tous les goûts.

VOIX 1 – C’est peut-être pour exorciser ce risque que nous en faisons des jeux et des scènes, des scènes d'angoisse, des scènes de stress, des scènes de gore, du sang, des cris et des morceaux qui giclent. Tous les films de terreur, de type slasher, grinder ou torture lente. Ces vies réelles auxquelles on ne préfère pas penser : jetées dans la fournaise, sans raison, enlevées, enfermées, forcées à tuer, forcées à des jeux mutilants, pendues à une grue pour sodomie, écrasées par un camion pour un verre de trop. Cela pourrait être moi – bouffée par le crabe intime... pour rien du tout.  Le cancer nous attend toutes et tous, avec ses faux espoirs et ses rechutes, ses retorses terreurs, auto-réalisatrices ou peut-être pas. Et ses douleurs. Tout bêtement : sa douleur terrifiante. Quelle divinité va déchirer le cours du temps pour me tirer de l’enfer ? Aucune, probablement, que cela fasse partie du plan naturel ou que ce soit l’effet d’une faute. Mieux vaut se rassurer sur le siège du ciné ou sur le canapé : bien sûr, ce n’est pas la vie, c’est trop improbable, trop caricatural – pas besoin d’avoir peur de ça – la preuve ultime : j’observe sans être touchée, et j’arrête l’expérience exactement où je décide. Les paupières sont des volets aussi imaginaires que l’écran – et dans le cas de la terreur, l’imagination prouve mille fois qu’elle est réelle pour nous, que l'imagination est l'une des choses les plus réelles.

VOIX 2 – La terreur-souffrance adopte une autre forme : lorsque mes peurs se nourrissent d’elles-mêmes. Je suis prise dans les lianes de l’anxiété, prise en pleine lumière, et elles m’étranglent. Et le manque d’air valide la terreur. C’est quoi, mon problème ? La panique prenait le contrôle, toute en réaction ou en anesthésie, mais la terreur creuse à vif. Elle ne me parle pas seulement de la souffrance que je ne veux pas subir, mais de celle que je ne peux plus supporter : la crise d’angoisse et son caractère chimique, parfois perçu de l’intérieur, juste avant la noyade. Mais c’est QUOI, MON PROBLÈME ? C’est bien moi et mon corps, ce n’est personne d’autre, c’est une partie de moi, mais personne ne peut m’obliger à trouver cette souffrance précieuse ou utile. Une peur qui débloque et qui veut que je vive, disent certains ou certaines, mais à quoi bon si elle me pourrit la vie ? Disparaître semble être le seul moyen d’avoir la paix : voilà ce qu’il faut comprendre avant de pouvoir alléger le voile de la terreur.

VOIX 1 – La peur de finir seul.e, de ne pas réussir sa vie, la peur de sombrer dans la nuit. En souffrir. Dessinez une ruche où chacune et chacun doit prouver son utilité, justifier sa participation, sans connaître les règles du jeu, sans répit au quotidien et sans assurance pour la suite. On parle de la fabrique sociale du désir et de l’envie – est-ce que l'on parle d’une fabrique sociale de la peur ? C’est une souffrance bien différente, souvent assez banale pour qu’elle passe inaperçue : la peur du déclassement, de la dette ou des impayés, disparition des amitiés, la terreur sourde qui n’attend pas la maladie ou l’accident pour frapper. Sous les tapis de l’appartement, une trappe aussi large que le plancher. De rares échelles ; pas la peine de chercher l’ascenseur. Le manager ne m’en veut pas, il protège sa place. La policière crie dans son oreiller. Une terreur inaudible et impossible à avouer : ne pas être dans la bonne classe, en invisible décalage, devoir jouer un rôle ou être dégagée. L’humiliation sociale, l’abandon et la perte sont pires que certaines manières de mourir : pourquoi douter de la peur ? Avouez, elle vous parle de manière claire, à peine voilée. Avouez.

VOIX 2 – Faire corps, s’unir et s’organiser malgré les intimidations : mieux vaut l’échec que la peur qui ronge, pendant que les chanceux et les chanceuses se racontent des histoires qui finissent toujours bien, des histoires de "mérite" et "d’exception". Je fais moi-même partie de 3 phalanges révolutionnaires du syndicalisme prolétarien, et de 4 cinquièmes colonnes pour manger à sa faim dans les poubelles des supermarchés. Je l'ai dit au début : personne ne connaît ma voix, ici, je n'ai pas besoin d'avoir peur. Si vous n'acceptez pas d'avoir peur de finir à la rue, vous acceptez d'avoir peur d'être identifiée comme une revendicatrice, une troubleuse d'ordre public, une menace. Avalez votre harcèlement et vos talons hauts, si vous ne voulez pas devoir choisir entre tonfa et trottoir. La pilule de la terreur, c'est de noyer son humiliation dans l'acceptation : être infantiles – et reconnaissantes... ou monstrueuses. Fake it til you're just another capitalist pig, another capitalist corpse. Être frôlé.e.s par le frisson de l’échec est un luxe, quand d’autres sont drainé.e.s par le sentiment que le combat n’a même pas lieu, ou qu'il n'a pas d’issue, ou une issue terrible.

VOIX 1 – Bon, euh, bref, je ne sais pas trop si tu suis le script ou si tu improvises, mais c'est un musée ici, un musée de l'État helvétique, qui t’accueille et te paye ta vie de fainéante, alors on se reprend et on avance. La troisième forme que prend la peur, au-delà de la panique, et à l’opposé de la souffrance, c’est l’horreur. C’est le sentiment de l’inconnu qui se profile, et qui se révèle inhumain, non-humain et anumin. Anumin : la boue abyssale est vivante, mais autrement. Depuis toujours, tu étais une momie en papier. Ta vie est creuse, non, mieux, ta vie est absolument plate. Plate et pleine. Ta vie n'a pas de profondeur. Il n'y avait rien dans le costume de Casimir. Tu es le costume. L’horreur peut être sourde ou éclatante : elle commence comme un soupçon, juste à l’envers du familier, elle flotte sur ce qui est proche et qui se révèle soudainement hostile, profondément alien, et puis elle se termine dans un étrange extase, le sacré pendu par les pieds. Les yeux fondent au contact de la vérité, le cerveau vaporisé par la révélation. L'horreur glace et elle rend folle : c’est la forme que prend le corps quand il sent mais ne sait pas, quand il perçoit mais ne peut comprendre, quand sa réalité bien ordonnée implose ou se décompose, pour céder la place au réel.

VOIX 2 – Horrifique : une partie du monde à la fois inconnue et familière qui peut surgir à tout moment. Une ombre informe qui s’échappe à la périphérie, mais aussi et surtout, parfois porteuse de fascination. Des organes très étranges sont apparus dans le bébé, à l'intérieur de la chair, comme des fossile d'ammonites pris dans de la glaise. Horreur, peur de l’inconnu mêlée de fascination ou de répulsion : ce qui existe mais qui ne devrait pas exister. De manière très profonde, l'incertain est reçu comme un danger d'un genre nouveau, et ce qui n’est pas familier nous frappe comme étant immonde : ce qui n’est pas de ce monde, de notre monde, on dit que c’est une horreur. Nous ne savons même pas ce dont il s’agit, mais nous sommes disposés à sacrifier la moitié gauche du visage et six doigts pour l'exorciser. Comme si un instinct nous sifflait que ce qui est étrange, absolument étrange, est forcément un mal, une source infinie de malice : une abomination, immorale et immonde. Même si elle entretient des liens ténus avec le pire, l’horreur sort son bout lorsque c’est incompréhensible, ou seulement, salement étrange. La fascination est le versant positif du sentiment de l’immonde, une forme de curiosité malsaine qui s’abandonne et se laisse hypnotiser. L’éveil des grandes choses anciennes dans leurs palais de dents creuses et de paradoxes tout plats : la vérité nue pousse le cortex frontal au suicide. Soudain l'esprit est bu par un océan aveugle qui me connaît sans me connaître. Frôlement froid. Cet océan n'a pas d'extérieur. Et cætera.

VOIX 1 – Ok, mais ce qui est étrange et inconnu n’est pas forcément d’un autre monde. Je vais tout de suite calmer le jeu. Body horror : ces corps humains recomposés, greffés, sans visage (lisse, amolli ou vermoulu, mais tout de même vascularisé), que l’on voit dans les films et les cauchemars – qui causent autant de fascination que de vertiges. Plus les formes sont proches, plus le sentiment d’horreur est violent. Lorsque les choses prennent vie alors qu’elles ne devraient pas, l’horreur prend la forme de l'étrange – weirdness en anglais. Et quand un lieu ou un être devrait être vivant, mais se trouve immobile et solitaire, c'est le sentiment d'eeriness : une poupée trop réaliste, qui ne bouge pas, ne cligne jamais des paupières, un salon à l’heure du thé, dans lequel les tasses fument, mais personne n’est en vue, puisque jamais personne n'a été là.

VOIX 2 – Je répète de manière condescendante pour les gens du fond. Weirdness : horreur des "choses" qui prennent vie alors qu’elles ne devraient pas... X n'est pas à sa place, et il menace l'ordre du monde. Eeriness : horreur de la chambre vide et de l'univers trop calme, sans vie... X devrait être là, mais son absence prouve que c'est moi l'anomalie, c'est le monde qui m'a rêvé. (© Mark Fisher)

VOIX 1 – Euh, oui, j'apprécie que tu précises ma théorie, mais... C'était le ton, peut-être ? Anyway : pour exorciser, mettre à distance toutes ces horreurs, rien ne vaut les rituels de la normalité : toujours le même chemin pour rentrer chez soi, un bon câlin scientifique, le mal de cou et les séries, la rue avec un commerce ouvert 24/24, le désodorisant des toilettes, les lois de la nature, rien d’extérieur ni d’anormal qui ne puisse être maîtrisé... D'ailleurs, à force de regarder l’horreur en face, on finit par s’identifier aux formes horribles et le cauchemar devient une partie de l’identité personnelle : un genre de films, un amas de monstres et de sigils étranges sur des t-shirts ou un collier de piques, avec un volume de Georges Bataille (@babighoul, death is the new oldschool, the old newschool, bref it's still cool). C'est ça aussi, les gothiques, avec tout l'amour du monde : le goût de l'horreur mis en tissu, le cute ultime, ultime parce qu'il se familiarise avec l'objet impossible à dompter par définition, la source de l'horreur : l'abîme obscure et inconnue. Et voilà que moi aussi, je dis, comme il se doit : "moi aussi, j'étais gothique" et "c'était bien", mais comme Jésus, premier gothique plus ou moins malgré lui, en vérité, je vous le dis : l'identité ne nous sauvera pas. (© LapFoxTrax)

VOIX 2 – C'est joli de parler de la peur de l'inconnu, de l'inconnu ultime et tout, mais moi le futur me fait peur parce qu'il devient connu, il se dessine en extinction, il se distingue en exactions, et je ne me sens pas prête. Ses contours sont flous et compliqués, mais il paraît déjà trop réaliste de s’attendre au pire : montée des eaux, des températures, conflits et contraction incessante de l’avenir. L’horreur semble être un jeu à côté du poids de cet avenir trop réel, et surtout tel qu’il se dessine. Ma terreur qui vient ? Les horreurs. Ta fausse machine ne tiendra pas 2 minutes. La lutte permanente ou l'effondrement, les sacrifices, rien de glamour ni de facile, aucune complaisance n'est possible. T'as pas plutôt une théorie sur le courage ? En attendant : rechutes, facilités, et le prix du confort. Peur d'admettre que je suis un peu responsable des crises écologiques, même si ce n'est pas autant que d'autres : c'est aussi mon crime, et bientôt mon enfer, et celui de mes proches. Honnêtement, j'ai peur d'être forcée à devoir agir, forcée à renoncer. L’écologie, ce n’est pas seulement le réseau des êtres, c’est la dureté certaine de nos demains. Certains jours, je crois voir le lent carnage d'ici. Les frontières de navires et de barbelés sont déjà prêtes.

VOIX 1 – Oui. On va s'en sortir. On va y arriver, je te le promets. Je conclus, mais ce n'est pas pour passer à autre chose, promis. Ma théorie : panille, terrine, horrize. Une collection bizarre – entre l'intérieur et l'extérieur – qui passe dans les deux. La peur comme solution au problème du corps et de l'esprit. Des pièges sans fond et des miradors au regard qui tue. L'avenir nous trouvera peut-être une place, peut-être magnifique, même. Mais je te rejoins. Je ne vais pas apprécier les efforts de plus en plus violents pour assurer la vie nue. Je ne sais pas si je réussirai les sacrifices, et jusqu'où ils auront du sens. J'imagine que c'est le reste de mon corps qui en décidera. Fini, le script.

VOIX 2 – C'est seulement maintenant que j'y pense, mais il manque plein de choses dans cette théorie. Trois genres ? Ça colle moyen. Il reste au moins : la peur d'avoir raté sa life, les peurs familières, qui servent de bouclier, la peur de croiser un.e sans-abri, la peur d'avoir l'air faible, le frisson du risque, les peurs excitantes, les peurs égyptiennes, le je-stresse-sur-quelque-chose-sans-savoir-quoi-mais-ce-n'est-pas-existentiel... De toute façon, je n'y ai pas cru un instant, à cette petite théorie de la peur. Mais on s'en tire bien, au final, ça aurait pu être pire. Et la possibilité du pire, sous toutes ses formes, c'est ce que j'en retiens. "La possibilité du pire". C'est pas mal ça. Je vais m’en servir pour relativiser le reste, si j’y arrive. Après, je ne vois rien d’intelligent à ajouter pour le moment : je veux me taire, je veux absolument me taire.

VOIX 1 – Voix 2, out. Et moi, la même.

 


15 nov. 2020

[Kogipoé] De la fonte des roches, et autres choses qui préexistent à la mort


< La mort elle-même est plus jeune que les processus de transfiguration et de transmigration des éléments minéraux de la planète – des réserves et des cycles dont sont finalement issus la majorité des éléments qui composent les êtres vivants.

[...] En ce moment-même, loin sous le plancher, sous le terreau, sous les nappes et les fossiles, bien assez de pression pour faire fondre la roche : s'écoulent des fleuves de caillou, des courants de métal... >

– Wendy Thorzein, extrait fictif de 'Unwritten Preface to Jerome Jeffrey Cohen's' actual "Stone: An Ecology of the Inhuman", University of Minnesota Press, 2015 (trad. pers.)

 




12 nov. 2020

[Kogijet] Note fictive (trouvée dans une photocopieuse) sur la situation des idées scientifiques dans les sociétés libérales

  < Dans une société libérale réussie, les savoirs scientifiques paraissent être une forme de production culturelle parmi d'autres, tout en retenant une part plus ou moins bien comprise d'ascendance symbolique et de priorité dans la répartition du pouvoir (du fait de l'effectivité ingénieure de leurs résultats et de leurs potentialités techniques, qui peuvent régulièrement exprimer leur supériorité et leur versatilité morale à travers les libertés d'entreprise, de création, et d'accès au pouvoir). [...]

 Les instruments de l'auto-modification culturelle d'une société libérale ne sont pas plus grossiers que ceux d'une société plus traditionnelle, dans le principe (éducation comme transmission privilégiée, éducation comme apprentissage formateur, information et discussion par les médias, sciences et technologies de contrôle et d'auto-contrôle psychique, valorisation économique et symbolique de l'innovation, méthodes de sélection sociale décentralisée des idées, hiérarchie sociale des priorités légitimant la canalisation des désirs et la modification occasionnelle ou profonde de leurs objets, caractère viral des idées, valorisation adaptative de l'excellence, etc.). Mais leur effet est nécessairement moins centralisé, et plus diffus. Ce serait le cas, même si la liberté individuelle n'incluait pas la liberté d'être ignorant.e, et même si l'ensemble des membres de cette société continuait à partager une base scientifique commune dans leurs croyances sur ce qui existe ou non, et sur la manière dont l'univers fonctionne (avant et malgré la divergence des valeurs et des projets de vie). [...]

Parmi les effets adverses les plus dangereux, on note celui d'une spécialisation extrême des savoirs, à la fois requise et intensifiée par l'innovation théorique et technique, requise et intensifiée par la division économique du travail. Ces effets deviennent critiques – à même de déstabiliser la cohérence du projet social ciblé – lorsque la masse et la complexité des connaissances augmente sans que les capacités de savoir ne soient artificiellement augmentées, jusqu'à être dépassées. Un signe prophétique : 'lorsque vos spécialistes de la généralité et de la médiation développeront leurs propres langages et se perdront au sein de leurs propres révolutions théoriques, vous saurez que la fin est proche...' [...]

Comme nous l'avons suggéré, cet état des choses est partiellement contré par la supériorité matérielle des productions et des savoirs technoscientifiques. Mais ce n'est évidemment pas suffisant à l'établissement d'une société technocratique volontairement autoritaire et pleinement méritocratique, seule à même de maximiser le bonheur des êtres sensibles, et ultimement, l'influence du vivant sur le tissu de la réalité. >

– Anonyme, "Quatrième rapport sur l'avenir des savoirs technoscientifiques dans les sociétés libérales terrestres à la fin de l'Holocène", in Cosmic Utopia Review, 1977 (fictif, trad. perso)

#autopoiesis #technocracy #posthumanism #sciences #opensociety #liberalism #culture #evolution

11 août 2020

[Arkogi] The western infatuation with the human figure... / La passion occidentale pour la figure humaine et les visages...

EN

The western infatuation with the human figure in the arts is at an all-time high; and yet, this is a grim zenith, for we have now experienced how heavy and nauseating it is, how weary we grow of our own faces and features.

More or less secretly, we are once more expecting the arts to summon weird states rather than familiar ones, radical becoming rather than identity, and rather than human persistence, the infinite colours of the cosmic, including those of death.

Do not be fooled, however. The tides of anthropocentric chauvinism will die out in the arts, without a doubt. But we will never, for better and for worse, relinquish the luxury of staging our own disapearance.

FR

La passion occidentale pour les visages et pour la silhouette humaine dans les arts semble être plus vive que jamais. Pourtant, on ne sait pas si ce bouillonnement intense est celui du midi ou d'un bûcher : il n'a jamais été aussi évident que cette figure humaine nous dégoûte, nous ennuie, et que de plus en plus d'entre nous avons passé le point de saturation.

Plus ou moins secrètement, nous demandons à nouveau aux productions artistiques de nous déformer, de dépouiller nos corps de leur évidence, de nous montrer autre chose, de l'étrange à l'horreur, en passant par la singularité : que l'art fasse tomber les écailles anthropomorphes de nos yeux. Nous avons soif de voir le visage fondre, révélant les couleurs infinies du cosmos, du devenir, et de la mort.

Il ne faut pas se méprendre. L'hégémonie de la silhouette humaine n'est déjà plus, et les arts participent déjà à rendre jouissive la mise à mort de l'anthropocentrisme esthétique, phénoménologique, existentiel. Mais ces mêmes arts témoignent que nous ne renoncerons jamais à mettre en scène notre disparition, le luxe imaginaire qui consiste à transmuter notre extinction en banquet ou en mausolée.

 


Img : @melovemealot @skootapparel

 

30 mai 2020

[Kogi] "Des propriétés révolutionnaires du vanadium", extrait sur un nouveau rapport politique à la production linguistique


« Le fait qu'un même mot possède énormément de significations différentes n'est pas une condition sublime de toute poésie, de toute philosophie, ou de la créativité humaine : c'est surtout un superbe vecteur d'abrutissement et de contrôle du savoir.

 Avant de planifier l'uage révolutionnaire de la langue, il faudrait réussir à la concevoir comme un matériau, d'où l'on peut tirer des outils de précision, et une boîte à outils universelle, utile pour former ou déformer tout autre matériau. [...]

L'ancienne stratégie contre-révolutionnaire dans la langue consistait à convaincre les classes populaires que la création de mots compliqués est une activité aristocratique et bourgeoise dont elles sont elles-même incapables. La socialisation des élites académiques et le contrôle économique et politique de l'accès au savoir – donc aux outils de création de la langue – remplissaient bien leur rôle. Paradoxalement, cette stratégie survit de manière intériorisée dans le mépris populaire pour les élites, ou des habitudes de répression interne de la curiosité intellectuelle. Dans les cas les plus extrêmes, la classe au pouvoir allait jusqu'à concevoir puis imposer à ces classes une version amoindrie, directive, de la "langue populaire" – avec plus ou moins de succès historique (c'est tout ce que l'on dira de l'intention critique d'Orwell ou de Klemperer, aujourd'hui répétée ad nauseam et hors de tout contexte).
En 2020, en France, un autre obstacle se dresse contre la démocratisation de la production linguistique. Cet obstacle est d'autant plus important qu'il se distingue clairement des crispations réactionnaires sur la pureté de la langue ou l'autorité du contrôle. Le problème provient ici d'une posture humaniste très répandue face à la langue. Celle-ci prend racine dans un éventail de constats philosophiques qui se sont progressivement transformés en dogmes à défendre : le fait que la langue soit toujours reçue (plutôt que manipulable), le fait que la langue tende à être équivoque (plutôt que claire), le fait que les langages techniques des sciences de la nature ne sont pas exempts d'idéologie politique (plutôt que purement descriptifs), ou encore le fait que la langue constitue un genre de patrimoine historique (plutôt qu'un outillage aux fonctions contextuelles variables et renouvelables). Dans ce contexte de croyances, la vie d'une langue apparaît à la fois comme une sorte de miracle, et comme une condition fragile qu'il faudrait défendre : l'expression de la créativité humaine infinie, ainsi que sa garantie.

Il en résulte que l'invention de mots nouveaux paraît toujours suspecte à l'humaniste – qu'elle soit de gauche comme de droite. La précision linguistique elle-même, dès qu'elle sort du laboratoire des "sciences dures", serait proprement dégradante, tandis que la polysémie des mots, acceptée comme un fait révélateur, serait nécessairement irrémédiable et bonne. Dans ces conditions, il n'y a même plus besoin de penser que les pauvres ou les migrant-e-s sont incapables de faire des distinctions linguistiques précises et inventives : il suffit d'être convaincu-e qu'il faut les protéger des dangers supposés de la production linguistique. Et pourtant, croire que la liberté humaine ou la possibilité du Sens pourraient être mises en danger par l'optimisation du langage ou sa plastification, c'est tout bêtement confondre la structure conditionnante avec le phénomène conditionné. Si l'on pense que les diverses fonctions de la langue doivent nécessairement être confondues pour coexister, on sera effectivement amené à bloquer le curseur de l'efficacité linguistique sur un niveau totalement arbitraire, et à craindre toute forme d'initiative et d'instrumentalité linguistique, quelles qu'en soient les formes et les effets. [...]

Les "débats" sur la vie de la langue française oscillent alors irrémédiablement entre la découverte ébahie des "langages de la rue", de leur inventivité (surprise et attendrissement : ces gens parlent notre langue et ils l'honorent de leur gentille participation !), et les déclarations dramatiques sur la mort de "la belle langue française" (stupeur et tremblements : on ne parle plus comme en 1940 !). On croise des réactionnaires, qui assimilent tout changement linguistique à une corruption identitaire, et qui s'étonnent ensuite que tout le monde transpose directement tous les mots nouveaux, nécessaires et utiles depuis d'autres langues. Des bourgeoises "ouvertes" et "apolitiques", qui reprennent certains termes de manière amusée, à des fins esthétiques ou statutaires. Des bourgeoises "progressistes" et militantes, qui dénoncent l'influence du "capitalisme", ou la "récupération culturelle" des mots, de manière vague, culpabilisante et sans nuance. Et enfin, des locutrices "originelles", appelées à titre de témoins statiques dans la sphère publique – lorsqu'elles ne sont pas totalement absentes – pour valider ou dénoncer l'usage de mots produits par des groupes qu'elles sont censées représenter.

 On ne compte pas beaucoup d'artisanes dont les projets linguistiques soient écoutés, repris avec sérieux puis corrigés au besoin par la collectivité.

La critique universitaire et militante du néocolonialisme linguistique a l'avantage de vouloir que l'on écoute et s'adresse directement aux inventeuses du langage. Mais elle peut aussi favoriser une certaine dévotion face au langage marginal, préférant traiter les signes comme des fétiches précieux à respecter et rendre à leurs propriétaires légitimes plutôt que de traiter leurs significations comme des éléments de compréhension mutuelle ou des concepts opérationnels en devenir. Plus largement, nous entendons depuis longtemps les spécialistes de la sociologie et de l'histoire nous répéter que la formation continuée de la langue est une arène politique. On nous expose les marqueurs de classe et les niveaux de langage, les contextes de signification et de transmission, les connotations et les conflits symboliques, l'intrication intime du langage, des représentations et des normes de la vie.

La langue est bien perçue comme un champ politique dont il faut s'emparer – pour déconstruire, corriger, réformer –, mais toujours de manière discrète et temporaire. Trop souvent, ces critiques engagées oublient de questionner notre attitude générale face au langage : on mobilise telle ou telle nouveauté conceptuelle à des fins politiques, mais on oublie – ou on recule devant l'idée d'un programme général pour encourager, guider, et améliorer la création linguistique.

Il faut donc prendre au sérieux le fait que la production linguistique peut être apprise, entraînée, politiquement encouragée. Et il est possible de le faire sans perdre contact avec une forme d'évaluation collective et "démocratique" du langage produit, sans perdre en intelligence ou en rigueur. Tandis que les projets politiques sérieux rechignent à faire ce travail, les industries contemporaines du management et du divertissement ont largement privatisé ces intuitions, à des fins douteuses et pour des résultats encore limités. [...]
On doit encore dépasser la fausse opposition entre "langue vivante" et "respect des règles", où langue "vivante" signifierait chaotique et incontrôlable, et où "respect" des règles signifierait oppression disciplinaire ou vénération traditionnelle. Au lieu de devoir choisir entre deux versions peu satisfaisantes de la production linguistique, nous pouvons en élaborer une troisième qui le soit :

< Exit la défense illusoire de l'humain fondée sur la "spontanéité" quasi-magique du langage vivant ou sur le fantasme identitaire et patrimonial des langues ;

> Enter la production active et intelligente de noms, d'adjectifs, de verbes, de distinctions, de ponctuations, de symboles, de syntaxes... à partir de propositions individuelles, de répertoires en libre accès, de dictionnaires interactifs et à paliers, de manifestes néologiques – alliant mise à l'épreuve et amélioration des règles ;

< Exit les règles faussement transparentes et inutilement compliquées, avec la peur d'une dilution de l'effort et de l'apprentissage, qui mènerait soi-disant à une langue fragmentée, à la perte des conditions communes de la communication ;

> Enter une éducation populaire ambitieuse, une culture de l'écoute active, une compréhension renouvelée des bénéfices de la précision, de la clarté et de l'exemple, adaptée à la diversité des expériences, des influences et des intelligences. [...]
Que l'invention néologique, la précision du langage codifié, et l'algorithmique réentrent dans l'arsenal de guerre du prolétariat, et les géométries étranges du futur deviendront à nouveau descriptibles. »
– Wendy Thorzein, "Des propriétés révolutionnaires du vanadium", Unpublished Essays II (fict.), retrad. frelatée, Lokos Books, Tourmont, 1999


Note sur les images en lien avec le titre de l'article fictif : (1) cristaux de vanadinite (Maroc), un minerai de vanadium, métal « rare, dur, ductile », biologiquement nécessaire et toxique, selon sa forme et selon l'organisme, (2) utilisé par les humains pour renforcer l'acier, produire des piles et batteries industrielles, ou comme catalyseur dans d'autres réactions chimiques.



16 avr. 2020

[Kwot] Une citation issue d'un jeu de cartes populaire


« Le libre-arbitre a cela d'étonnant : on ne se sent pas différent lorsqu'on ne l'a pas »

 – Ambassadeur Laquatus, sculpteur de marionnettes (Magic the Gathering, Xe édition, 2007)

28 mars 2020

[Kogi] It seems to me we suffer from chronically underestimating... (W. T. on truth and action)


< It seems to me we suffer from chronically underestimating what is possible and what is real. We underestimate ecological complexity, we underestimate the density of living existences, even our own conscious life and potential – we underestimate what we could feel and discover, even though we already discovered it. Immensities of the partially forgotten.

As a rule, we underestimate – and this is not surprising. What is surprising is how often we forget the rule: things are more, lives are more, everything is actually more and will be different. Worlds under the radar, but also within, around, above and parallel to the radar. Oblivion is the rule, and the default is oblivious.

This does not go away when it comes to living, acting, and committing. This is most relevant when things become urgent, even though we are more oblivious than ever. Big words are used to designate "systems", "paradigms", "cultures", "problems", and of course, "solutions". It seems to me there is nothing easy to summarize, nothing easy to wrap up, no easy fix.

Yet I do not say this to dilute, give up, or silence struggles and moral stances. That's a risk, it's one effect we encouraged by thinking about it as a necessary corollary. Sure, saying this thing about complexity – at least, saying this like that – betrays my belonging to a group of leisure and privilege. After all, the favorite games (or lies) of my people are called Aesthetic Twist, Rewarding Guilt, How Clever Am I, Doing My Part.

On the contrary: this complexity makes the struggle more acute, more extreme and even more pressing. To consider that truth is utterly *unbalanced* and that things are asymmetrical to the point of emcompassing numerous symmetries, is to consider the savagery of truth, not its demise.

Struggles do not converge by necessity. Except when they do, sometimes, and where they could, where we threaded the potential convergence, and how it came to materialize for a time. Struggles do not converge because of universal "sides", that is to say, because they are simple and align by nature. They do because they're complicated enough, and because we multiplied models, rejected the grand, the verbose and the simplistic, because we sharpened sixty-three new notions and kept the best fifteen.

Many argue for silence: I argue for more voices, less simplified, less wrong, less bulky. To see clearly is to shut up about "that one thing" needed to see clearly, stop whining about the permanent lack of resolution, but also stop fetishizing the cacophony or the indeterminate. Enter the fray, listen more, ingest more, experiment more, and more generally: get to. work. more. >


– W. Thorzein, 'Some thoughts about all that', Meyersdale Diaries, 1988 (unpublished)

25 févr. 2020

[Kogi] Mère nature


< 'Mère nature'... Mère nature est la première créatrice de monstres, la plus fêlée, la plus impitoyable.

Elle expose ses petits monstres aux éléments, puis à leurs semblables. Elle ne s'attarde pas sur ce qui passe en son sein : les jumeaux peuvent bien s'étrangler avec le cordon, leurs cadavres participeront au design des suivants, et "que sera sera".

Certaines formes survivent et d'autres passent au broyeur, certaines sont grignotées par le manque, d'autres dévorées par les précédentes
d'autres encore grossissent sans jamais avoir pu apprendre à s'arrêter, et meurent par implosion, affamement, ou épuisement.

Ces choses
ne sont pas des erreurs de la part de Mère nature : c'est toute sa partition. Les rapports stabilisés
c'est-à-dire toujours instables qui finissent par s'établir ne semblent "parfaits" qu'à des êtres qui n'ont pas connu mieux. Et Mère nature ne ferme pas la porte au mieux, c'est vrai : elle ne ferme pas non plus la porte au pire.

Si notre Mère crée, c'est de façon maniaque, tremblotante et oublieuse. Parfois, les nouvelles monstruosités ressemblent aux précédentes
et parfois non. Parfois elles supplantent les anciennes et parfois non. Parfois elles cohabitent, à tous les degrés de variation possibles, dans toutes les positions possibles et inimaginables, dans un pandémonium instable, et parfois équilibré sous un certain angle, mais jamais dans l'absolu.

Dame nature, c'est l'approximation généralisée qui se cannibalise — c'est le possible qui se déploie jusqu'à ce que son propre poids vienne le mutiler. La nature c'est ce qui reste après le millième bain d'acide, c'est ce qui trébuche un moment, chie un rejeton et repart comme ça peut, pour se recycler ailleurs. Voici le corps de notre Mère, voici son règne.

Même ses cycles les plus durables se sont imposés par la casse la lente torsion des degrés de résistance, la transgression des seuils, ou par les cribles intransigeants de la rareté. Ce ne sont jamais les produits d'une sagesse, d'un idéal de beauté ou de justice préalables, mais les résultats fragiles d'interactions forcées, répétées, répétées encore, de frictions internes ou externes, des bains de luttes et de solidarités.

Des jungles luxuriantes et impures jusqu'aux étendues soi-disant immobiles qui ont fait déserter la vie qu'elles avaient engendré, aucune image ne peut condenser ou résumer le corps de Mère nature. Surprise et ennui. Partout : forêts de cristaux bleus, de poutres de graphite ou d'algues rouges, nuages de bactéries noires, cataclysmes gazeux,
sels irisés, plasma vivant, jouissances grises, micro-mutilations.

Voilà pourquoi "nous" ce genre de monstres, toutes ces espèces "d'humains", ces moments ou phases de la dérive d'une lignée nous sommes bien les enfants de notre Mère. Si nous sommes telles que nous sommes, c'est d'abord parce que nous avons bien appris de ses manières, et bien subi sa stupidité. Éducation ambiante, mais trouvailles singulières. Brutales, voraces, attendries, contentes, ingénieuses, débiles, bizarres, conformistes, curieuses, changeantes et terrifiées par le changement, oublieuses, à peine stabilisées, nous sommes bien ses enfants. Ce cordon est impossible à couper, mais il ne fonde rien ne veut rien dire, ou quasiment.

Si nous avons été mises en position de comprendre que les "monstres" sont toujours des semblables, à défaut d'être similaires puisque nous sommes nous-même des monstres, toutes aussi visiblement naturelles que les autres rien ne nous empêche d'aimer toutes les formes de vie telles qu'elles sont, pour elles et pour soi-même. Inversement, nous rien ne nous empêche de tenter de réduire la quantité totale de douleur et de destruction, c'est-à-dire de préférer telle forme de monstres, en choisissant de défendre telle composition temporaire plutôt qu'une autre, ou toutes les autres.

Voilà pourquoi « nous sommes (aussi) la Nature qui se défend », envers et contre certaines parties d'elle-même. Et pourquoi cela n'a aucun sens d'honorer notre Mère ou de lui en vouloir. Pourquoi notre Mère est avant tout indifférente. Indifférente à nos malheurs, à notre refus de l'indifférence, et même à notre indifférence. Elle s'en fout – mais différemment, jusqu'à pouvoir éprouver de l'attention, parfois, en certains fragments, peut-être en d'autres, ou pas. Mother doesn't care, deeper.

Voilà pourquoi nous n'avons aucune leçon d'harmonie ou d'équilibre à tirer de Mère nature, notre Mère qui nous expérimente,
et pourquoi ses états passés ne sauraient jamais interdire l'émergence radicale d'autres formes.

Voilà pourquoi cette Mère ne nous donne jamais aucune leçon sur ce qu'il faut faire ou ne pas faire, sur ce qui est bien ou ce qui est mal – seulement des leçons sur ce qui est possible et ce qui va être compliqué, pour tel "nous-phase" donné. >

— W. Thorzein, 2020, échange personnel (adapté de mémoire) ; images : Tierra Whack, 'MUMBO JUMBO' & 'Whack World' music videos (c UMG Interscope)