15 juin 2015

[Jet] Jingfei #2


#2

2028. 5 heures 30 soir. N°724, une tour de la forêt péninsulaire nommée Kowloon.

À peine allumé, le livre de Jingfei s'éteint immédiatement. Un doigt pressé longuement sur la paroi inférieure gauche – et  alors ? – n'y change rien. Jingfei aimerait barder, finir l'e-book hier entamé ; Bruce Sterling, “Preface”, Mirrorshades – the Cyberpunk Anthology, ed. SB, New York: Ace Books, 1986, rdx 2021 for Interact E-version, xiv. Surprise et déçue, Jingfei réessaye cinq fois en vain. Puis elle balance le flexware vers le plafond, qui rétrécit et s'enroule sur lui-même en retombant sur le matelas, probablement vexé. Ou malade. Ou à plat, ce qui revient au même et n'est plus censé se produire et dans l'immédiat c'est mort – pas de chargeur ici et la flemme d'en bricoler un.

Allongée, Jingfei pense au ralenti et elle ne sait plus trop à quoi. Soudain, Jingfei émerge d'un sommeil foisonneux. Fuck. Se jurer de rester éveillée à chaque instant ne suffit plus, et n'a probablement jamais suffi.

[Comme le sommeil pour un corps épuisé, la "routine" trouve des voies de réserve et passe, inaperçue, sous toutes les alertes et les surprises. Pire encore, l'habitude subvertit l'attention à son zénith, alors que celle-ci s'habitue justement à briller : la sentinelle solaire s'éteint à elle-même dès l'instant où l'attention ne s'en remet plus qu'à elle-même et se complaît dans un jeu de "surprises" familières. Trop confiante ou trop soutenue, la veille se répète et s'émousse dans une apparence d'attention : elle s'intoxique elle-même.]

Jingfei fixe les mailles et les fibres du pull sur lequel sa tête repose toujours. Elle le renifle. Gros plan de son odeur, qu'elle reconnaît. Une des odeurs qui la caractérise parmi plusieurs, parfum sans nom composé de sueur, de particules de peau et de savon dégradé. Des séquences de rêve flottent encore en Jingfei, et le souvenir de telle vision hypnagogique : un groupe d'amies, pourchassées dans les couloirs d'une bibliothèque immense et aérienne.

Une longue poursuite, des véhicules inconnus mais familiers, comme de petits wagons qui lévitent et qui découpent des portes en titane ou en verre (malléable ?). Jingfei remonte le fil. Une arène rectangulaire encombrée de caissons et des vigiles en apesanteur. Des fusils à eau sous pression, ils visaient le visage, une course dans des conduits verticaux (descente ou montée ? pas moyen), jusqu'à un puits géant à l'air libre (mine de diamants ?). Une amie parle de s'arrêter pour manger et elles se disputent (ou était-ce avant la mine ?). Et puis rien d'autre. Pas le temps ni l'énergie d'en faire quoi que ce soit.

Jingfei se lève et va dans la salle de bain, qui lui propose une douche tiède qu'elle décline en imitant l'accent Anglais de la voix qui sort du miroir connecté. Jingfei aime faire les choses manuellement et pour l'instant, elle s'inquiète vaguement du fait que son corps passe de la veille au sommeil sans lui demander son avis, mais cela n'a aucun sens, Jingfei n'est rien d'autre que son corps et il n'est pas fatigué.

Jingfei passe la main devant le robinet et boit un peu d'eau vitaminée. Il faut prendre un parti, et vite. Continuer ce trip égoïste et vaguement spirituel ; retrouver une forme de "vie active", mais en plus routinier ; cesser de se voiler la face et s'engager politiquement. Où se trouve le juste milieu entre le luxe de la dérive comateuse, le travail machinal et la souffrance des luttes ? Quel équilibre, lequel veut-elle ? Lequel faut-il, doit-elle ? Mais sa volonté ou ses envies sont à peu près les dernières choses qui intéressent Jingfei en ce moment. Rien de moins intéressant que ses désirs dans l'univers : trop familiers, cycliques, circonscrits, limités.

Préférant la dérive à la résistance et à la fuite en avant, Jingfei attend. Comme tous-tes les privilégié-e-s, elle tente instinctivement de s'offrir encore quelques instants de grâce avant la grande confrontation, avec les crises, avec les inégalités, avec la pollution. L'irrépressible marée d'emballages, de bactéries et d'humains déferle déjà sur elle, mais Jingfei se fend d'une énième pause, innocente et déguisée sous les atours de la théorie, de l'autocritique et d'une "quête spirituelle" (wtf), comme une dernière clope avant la fin de sa santé et la fin du monde, encore et encore et tant que c'est possible, un dernier tour de jeunesse translucide avant d'être traînée de force dans l'aveu, la faim et l'extinction...

Après avoir fait pipi et s'être lavé les mains, les bras et le visage un peu vite, Jingfei retourne dans la chambre et s'empare de son vieux sac de toile parmi le chaos de fringues, de coussins, de paperasses et cendriers, en tire le carnet plaqué bois et un crayon et commence à écrire [dans un Anglais étrange, je traduis ici]
"19/3/28. Marco absent ce soir. et. pour la nuit. Tant mieux. Me soûler jusqu'à l'épilepsie. d ctte canopée clignotante. que. déploie. ville-monde la. au-dessous. de mes pieds. tout autour. de moi. bientôt ailleurs--
à travers ls murs vitrés d cet appartemnt, des deux côtés orientés N et S les murs snt des baies vitrées dans les chambres et l'atelier-bureau. 30e étage kékeuchefoula mais c paix, je tout pro.fite--
L Soleil sera couché d'ici une heure à peine. Fatiguée NON mais lasse. Déjà ? Déjà lasse ? Hiver tropical fini mais bizarre. ville du futur ici déjà, comparé à l'enfance. déjà 2028 ? et. des feelings de mn enfance. des vieux comics européens, lus dans une autre vie. datant. début années. 2000. Les Archanges de Vinéa et la Japonaise. Machine qui rêve et le roux dédoublé. Androïdes de Caltech et la blonde aventurière. Fuck je le vis. Je vis. vraiment. mes rêves de. gosse. Fuckkk je vis tellement ça. fait. du bien. de. le. dire
où suis-je ? NOPE -> où en-suis-je ? du projet / c'est là q ç craint -> QUOI cet appart ? meublé ? meublé comme un labo ultra pas low-tech du tout ?? Dutou dutou. Voum di di doum voum. Profiter ? Allez oust. Vade Retroid Prime. Escape Pod from ze Scape Rod. on. bouge. al.lez. out-toi de là ma fille

Meanwhile good night journâle. teh last. entry. from dere HK--"
Et dire que Jingfei avait commencé ce voyage en pensant ne jamais faire appel à ses réseaux sauf en cas de danger mortel. Mais Jingfei n'a pas résisté. Elle a réactivé quelques pages à signaux, scanné quelques logs et surtout, Jingfei a fait appel à l'hospitalité des "cuisiniers" locaux, des connaissances plus ou moins proches du réseau akatek.

Là, chez Marco, italo-coréen émigré en Chine et ex-petit copain d'une championne de e-sport qui demandait de temps à autre à Jingfei d'infiltrer les logs adverses en amont d'un tournoi, enregistrer quelques entraînements tactiques, désinformer sur leur team, ou autres petites tâches amusantes. Marco est déjà la 6e personne à l'accueillir dans une dépendance plus ou moins temporaire, après Wayne "LeanderWay", Yu Yucao [nom d'origine ? je n'ai rien trouvé sur elle], Mandy Nok, Chan "zeDesiderata" et Sri Vimei, 'le' Sri Vimei. Marco est de loin le plus riche. Il prend ses distances avec la nébuleuse mais ne veut pas que ça se sache. Accueille Jingfei (un alibi ?), ça mange pas de pain. "L'objectif n'était pas de dormir sous les ponts tous les soirs, mais là ça tourne au pèlerinage", se dit Jingfei. Des taxis pas payés, des arrangements à n'en plus finir, des vols, du jet-lag, la Corée, Taiwan, et maintenant Hong Kong.

Pour arriver au beau milieu de cette pépinière à start-ups gentrifiée... "Mais pourquoi pas ?", pense-t-elle, "Ou plutôt, pourquoi pas sans scrupule ? Est-ce que je croyais vraiment à ce délire de déconnexion totale et de légère indépendance ? Genre je descends dans la rue, je sors de la ville et je n'ai soudain plus besoin d'argent, même digital, et je n'ai plus besoin de chier dans le calme, et je ne m'ennuie pas sans matos ? Ça, je savais. Le manque, ou plutôt le reproche à moi-même, sert à rien. On ne convoque pas l'aventure de la rue ou les rencontres incroyables, on les glane au détour d'un combat, aux moments de répit. Le projet change, no stress. En fait j'avance."

"... Du coup j'aurais pas dû refuser d'accompagner Marco en soirée, pour faire les choses à fond, correctement. Si déjà je suis ici. Là, profite, sidé-jakté-là makka-ha-teh-mosto-vite..." Et Jingfei imagine Marco dans une de ces nouvelles zones inspirées des meilleurs concepts chinois, européens et californiens. Dans une ambiance chic et boisée, des murs vert profond parfois agrémentés d'un Chad Wys ou d'un Kim Kei dernière période, des jeunes riches de toute l'Asie savourent cigares et cognacs dans une vague odeur de sève et de l'ambient baroque, générées en live selon les émotions émises par les clients hors salles de jeux, tandis qu'à l'étage supérieur, dans un cube VIP dont les parois ondulent et respirent calmement, l'absence totale de vibrations sonores et coupure du réseau 1-fi mondial (ni couverture privée), sans implant ni gadget de RA, le Marco y discute technologies et investissements du futur avec deux amis à peine trop ambitieux et une artiste à peine trop déprimée.

Mais Jingfei n'y est pas, Jingfei est au 30e et Jingfei sait que les choses n'auraient pas pu se passer autrement, étant donné qu'elles avaient toutes les raisons de se passer ainsi étant donné qu'elles se sont effectivement passées ainsi. Jingfei n'a jamais été moins certaine de vouloir changer les choses après les avoir découvertes ; elle ne voit même plus pourquoi elle se battrait pour vivre telle existence plutôt qu'une autre ou visiter tel site plutôt qu'un autre.

Pour la première fois depuis longtemps, le contentement joyeux ne suffit pas à libérer la mémoire vive de Jingfei pour qu'elle jouisse de l'instant sous toutes ses coutures sensorielles, sans regret ni besoin. Le sentiment dont l'odyssée présente devait amener le couronnement ou la consommation s'est transformé : décentrée, indifférente à soi, dépassée par le monde, coupable (de quoi exactement ? de ne pas être tout et de ne pas pouvoir accepter d'être rien), appelant l'inanition totale, sommeil libérateur létal. Mais. Avant. Partir d'ici. Assouvir cette pulsion d'immobilité sans entacher Marco ni le mettre en danger. Laisser les autres continuer, laisser le monde indifférent et beau. [Attention Jingfei, ça ne mène à rien tout ça]

Et puis. Parallèlement, Jingfei le sent, le sait. Attirée par des choses nouvelles. Le désir de connaître la suite, la suite du monde et de sa vie, envie d'emmagasiner, de parcourir l'étendue des possibles à l'aide de modèles scientifiques et informatiques, oh just a peek into deh big data, fédérer un réseau de résistance culturelle, un gazillion de possibilités concrètes parmi lesquelles il faudrait bien choisir, planifier à nouveau. Le désir de tout vivre et d'être tout la prend et l'extasie et la déprime. Intermédiaire. Intermittente. Servir de main d’œuvre à quelque grand projet de production ou de sauvetage. Les deux grands modes contemporains de rapport au monde. Production artistique démente. Ainsi Jingfei oscille. Aujourd'hui la mort peut bien venir la chercher, elle sera là, étendue et soulagée. Et demain elle vole à nouveau sur les toits pour engloutir et incarner tout ce que ressentent tous les organes de cette ville en même temps. Jingfei sourit à cette idée et commente à haute voix : "Ça doit venir de toute la SF et de la bio spéculative. Ny et Vadim abusent. S'ils prennent la peine de me l'envoyer, je suis obligée de tout lire. C'est bizarre. Je suis une animale. Mes mains pourraient avoir une autre forme. Ou sans visage. Mais je suis ce que je suis, et ce n'est ni bon ni mauvais."

Jingfei sait qu'elle doit partir d'ici. Elle va partir. Après le lever du Soleil, d'ici une petite dizaine d'heures. En attendant, Jingfei se plante devant la verrière Sud qui fait face à la baie ; dos à la montagne et au plus gros de la mégalopole. La paix du soir se déchaîne sur 香港 島 [Je mens. Je ne lis pas le chinois contrairement à elle. Je me suis à peine documenté, comme pour le reste]. Le coucher de Soleil n'est pas visible de ce côté, mais sa lumière dorée inonde l'eau et les buildings. 

Vue semi-plongeante. En contrebas et tout autour, des centaines de tours rectangulaires en acier, verre et béton, peintes de manière erratique. Rouge brique, blanc cassé, saumon sale, bleu anthracite, émeraude-échafaudage, toutes de tailles différentes : une forêt de containers oblongs plantés à la verticale dans le sol. Paysage-hérisson de voxels allongés, pics d'aigus et de basses sur une partition post-naturelle tout sauf figée. L'orgue vivant, cybernétique, Wiener hydra-phyto-machine se modifiant elle-même, update ses propres algorithmes de design urbanistique. Ses tours poussent lentement et à toute heure du jour. Les unes sur les autres. Sorties d'un sol invisible que Jingfei imagine fertile et poreux, même s'il est impossible à déceler depuis là-haut : une sorte d'humus urbain composé de débris, de matériaux neufs, de rêves, d'émotions, d'artefacts, de déchets, de main d’œuvre humaine et surtout robotique, ça et ci et ces qui s'entremêlent dans un chaos de dalles, de piliers, de traverses, de cavernes, de tas, de canaux et de terriers.

L'ombre incidente modifie progressivement les teintes de la ville. Le fog et la brume se mélangent. Des nuages anthracite et vaguement orangés commencent à remplir le ciel. Il y a vingt minutes, il n'y en avait aucun. Sur la droite, Jingfei devine les murailles et les bassins de protection contre les typhons, et entrevoit une liasse d'autoroutes avec ses échangeurs à six étages. Droit devant Jingfei, sur la baie qui apparaît entre les tours les plus hautes, un trafic incessant de péniches, de yachts et de super-porteurs. Au-delà de l'eau, maintenant grisâtre, c'est l'île Kong. La forêt de tours y est moins touffue mais plus impressionnante. La Double-hélice, la Flamme, la vieille 2IFC, les Éperons, la Cascade et mille autres. Écrans flexibles et synchronisés ornent certaines, tendus comme des bannières. Héliports et jardins hydroponiques d'apparat pour les tours les plus neuves. Jeux lumineux et projecteurs à l'ancienne. La mosaïque des bureaux allumés par centaines alors que disparaît la lumière solaire.

Sur la gauche, dans l'ombre, Jingfei aperçoit la carcasse du vieux Convention Center qui s'avance dans la baie, en instance de destruction. On voit à peine
Victoria Peak au loin et la crête recouverte de villas surélevées, de complexes scientifiques et de tours de médias. Tout comme ce bras de mer, les montagnes du coin sont largement urbanisées à force de grignotages et de percées. Aucune rue n'est visible, seulement un parterre de tours à peine plus courtes, des passerelles aériennes et un parc suspendu parsemé de néons jaunes, déjà plongé dans une nuit profonde. Le rectangle incliné, cahoteux, donnerait presque l'impression d'être une partie du terrain primitif recrachée ou exhumée par la ville, à peine remixée ou remâchée, comme un souvenir ou un hommage à quelque état antérieur de l'orgie millénaire qui unit minéraux, plantes, animaux et leurs composés.

"Beaucoup trop riche pour être honnête", se dit Jingfei en s'incluant. Et beaucoup de pouvoir.

Plus vulnérable aux éléments et moins stable économiquement que par le passé, ce lieu est encore un paradis comparé aux jungles urbaines de Chine centrale, avec leurs ruches de sans-abris et de squats, leurs séismes mensuels, leurs fleuves toxiques et leurs massifs d'habitations humaines usées. Les tours aux symboles peints en rouge et guirlandes dorées, dégoulinantes de fiente et de lianes, recouvertes de bâches, de panneaux solaires, de lumignons et d'habitacles en excroissance. Bardées de leurs éternelles colonnes de ventilos survivors. Les rues pleines de vie, de restaurants, de salles de jeux et de marchés, souvent inondées. Le ciel empêtré dans d'inextricables toiles superposées de coursives et de lignes électriques. Les marchés d'électronique immenses, ou se trouvent et s'échangent toutes les pièces imaginables, spare mécaniques introuvables, d'origine ou recyclées, composants analogiques et même du gear high-tech. Les chantiers partout, arrêtés pour la plupart. Les milices. Les fabriques de carburant végétal, les décharges de deux-roues et les villages en périphérie.

Jingfei se souvient avoir dormi sur un t
errasse sans rebord et s'être abritée sous un grand ballon d'eau rouillé avec des chats et des enfants. Elle se souvient avoir réparé son climatiseur deux fois dans un hôtel et grimpé sur le toit où quelqu'un faisait sécher son linge et pousser des champignons dans des vieilles baignoires. Elle se souvient bien du goût de l'anguille frite et des beignets à la banane mangés dans la chaleur assourdissante et le vacarme impossible des grillons mutants.

De retour là où elle se trouve, Jingfei ouvre la fenêtre et goûte la langue de vent qui sonde l'appartement. Presque froid, pour un hiver tropical.
"Et puis fuck, je vais encore rester quelques jours". [Ah bon.] "Je demanderai à Marco s'il veut m'accompagner pour explorer les sous-sols de Causeway Bay de nuit, ou camper dans le Tai Mo Shan, même si j'en doute, ou s'il peut au moins me fournir un faux badge pour entrer à Cyberport. Demain." [Euh, bon. Ce n'est pas exactement ce que j'imaginais, mais très bien.]

Après avoir détaillé les possibilités du lendemain, les erreurs à ne pas faire et la marche à suivre pour quitter son énième bienfaiteur dans les meilleurs conditions, Jingfei se déshabille et décide d'aller au lit tôt pour se reposer. Elle s'allonge sur le matelas et tend la main pour attraper son plaid noir. Jingfei s'y enroule mollement et glisse un coussin au creux de son dos. Elle pense soudain au téléphone que Marco lui a donné pour la joindre – mais non c'est bon, elle a enlevé la batterie. Jingfei respire profondément, comme pour détendre encore certains muscles anodins ou cachés à la conscience.

Tout d'un coup, un truc se met à vrombir dans la chambre de Marco. Certainement son imprimante 3D qui reçoit la commande d'un client et se met au travail. Un bijou musical personnalisé, ou une pièce de rechange pour un drone upgradé. Jingfei sourit : Marco lui a filé masse de blueprints, elle pourra facilement se fabriquer son propre RPA next-gen quand elle voudra. Si elle ne tarde pas trop, son système de camouflage ne sera même pas obsolète. Aussitôt né en elle, ce désir d'un jouet s'immobilise et meurt. Inédit pour Jingfei. Inquiétant. Ce jouet n'a pas de sens. Et d'abord ce voyage. Ce texte.

[Je ne sais pas si je dois continuer ; ma mère n'est rien, ce n'est pas pour ma mère que je raconte tout ça. Que faisait-elle ce soir du 19 mars il y a ** ans ? Qu'a-t-elle fait sur l'île des 9 dragons ? J'imagine et je réécris, je complète et j'apprends, je réécris son histoire et la mienne – bientôt "la nôtre", cet épisode – pour comprendre quoi ? Comment ma mère est devenue ce qu'elle était et moi avec ? Pourquoi et comment les gens meurent autour de moi ? Des pailles privilégiées, la génération de ma mère, les dernières dynasties d'ennui et d'insouciance]

Cette nuit, Jingfei lutte mentalement pour garder un petit désir en vie, n'importe lequel. Jingfei n'a pas de mal à voir la beauté partout, à y goûter ou s'y baigner. Mais quelque chose en elle... Tristesse, regret, indifférence, nihil, honte, lassitude, que sais-je ou tout ceci... lui conseille de se noyer toute entière dans un sommeil de goudron, sans retour, et cette perspective lui paraît vraiment très douce.

Couchée sur le dos, Jingfei commence à se caresser sans grande conviction. Le plaisir pointe et stagne. Sa main ralentit, se soulève et retombe, immobile. Après un début de sanglots interrompu par un fou rire, Jingfei réussit à se calmer. Demain. Causeway Bay, Cyberport. C'est ça. Avec un petit drone dans le sac, une caméra et une mini interface bricolée. Espionner, documenter, explorer. Demain. La fenêtre de la grande salle est restée ouverte. Demain. L'imprimante ronronne en travaillant. Ventilos qui s'usent en silence et moniteurs qui veillent. Demain.

Jingfei ouvre soudain les yeux et plante son regard dans le mien à travers la caméra 

"Cesse de broyer du vide ma fille, explore. Reprends le fil, maintenant. Ce qui force ton admiration n'est pas loin, et bientôt l'on te forcera la main. Tu as perdu du temps, mais on s'en fout. N'en perd pas plus. Mis à part ces regrets, rien ne t'empêche de reprendre à l'instant."

[!...]

Jingfei se lève, enfile son pull, saisit son pass, ouvre la porte, sort dans le sas éblouissant, appelle un ascenseur. Le parc flottant sur Kong Island. Tout de suite.

[Fini pr aujourd'hui.-Fei]

Jingfei #2 / juin 2015
début / Jingfei #1