21 oct. 2022

[Kogi] < A desire to live in this world [...], as generously as possible... >


< Do not deprive yourself of this yearning, if you can: a desire to live in this world, the world that constitutes us, the world we — partially – make up, to participate as long as possible, as generously as possible, as curiously as possible, to explore some part of the MYRIADIC HYDRA,
to translate, to share and be shared; one anomaly among millions, equally unequal, colourful mindlacking drones, chordate or not, cabled or not, carbon-based or beyond [...].

This most alchemical desire towards the tangled and the labyrinthine – barring agony, suffering or despair... and also barring itself, for it is corrosive & antithetic – do not deprive yourself of the quotidian search for more. >

— Winnie Bull-Smithson, No Rebirth: Letters, Collected Writings, 1983



[Kogi] Pensées Discordiennes #1


< La croyance selon laquelle l'ordre habituel est le seul possible, le seul vrai, liée à la croyance que l'ordre est bon et le désordre mauvais : voici le premier aveuglement. Nous l'appelons illusion anéristique – le préjugé anti-Éris. La croyance selon laquelle l'ordre est nécessairement mauvais ou oppressif, liée à la croyance qu'il serait mieux ou même possible de se débarrasser des structures, des notions d'ordre et de désordre : voici le deuxième aveuglement. Nous l'appelons illusion éristique – le préjugé pro-Éris.

Confondre tel ordre avec le Réel, confondre tel désordre avec le Chaos, revient en réalité au même : le désordre est l'envers d'un ordre, un résidu et un corrélat, une variante dérangeante du résidu de tout ordre. Chaque ordre est un découpage, un ensemble de filtres et de traductions qui laisse nécessairement de côté certains aspects du Réel, qui creuse des points aveugles. Chaque ordre exprime le dynamisme inépuisable du "Chao" originel, sans pouvoir le circonscrire ou l'épuiser. Il n'y a pas de symétrie entre l'ordre et le désordre, mais c'est en quelque sorte l'ordre qui donne son "informité" au désordre.

En vérité je vous le dis, l'ordre comme le désordre dépendent de la grille et de la forme de "vie", et nous ne pouvons pas faire sans grille, pour la bonne et simple raison que "nous" appartient à la plus banale des grilles. Et selon les structures, voici un ordre et un désordre, et selon d'autres xtructures, voici un ardre et un désardre, et ᠪᠤᠰᠤᠳ ᠪᠦᠲᠦᠴᠡ ᠲᠡᠢ ᠬᠠᠷᠢᠴᠠᠭᠤᠯᠬᠤ ᠳᠤ ᠥᠭᠡᠷ᠎ᠡ ᠨᠢᠭᠡ ᠳᠢᠭ ᠵᠢᠷᠤᠮ ᠪᠠᠶᠢᠳᠠᠭ...

Et nous n'avons ni une vision claire de l'espace de phases des structures, ni celui des critères, analogies et traductions. Pour le moment, nous pouvons simplement éviter les formes les plus basses de l'illusion anéristique (premier aveuglement), les formes les plus basses de l'illusion éristique (deuxième aveuglement), pour mieux respecter Éris, la folie et l'impureté de son culte.

Nous avons tout au plus une dialectique sans direction, sans principe, sans kénose ni hénosis, une mystique du monde, un mouvement immanent, analogue au mouvement quasi-aléatoire des molécules, à travers la multitude kaléidoscopique des corps et des psychismes, des voiles qui sont aussi des voilures, etc.

Et sans obligation, bien sûr : cette logique du paradoxe est une structure parmi d'autres, aux côtés de mille dogmes & des mille trajectoires. De même la dissolution de l'égo, à laquelle l'Érisianisme ne prête aucune force normative particulière, aux côtés de l'identification affective. Tout au plus peut-on dire que l'Érisianisme prône que ces structures ne reviennent pas au même, et que "jusqu'ici, une logique a l'air de subsister".

L'indifférence d'Éris au regard de ses adeptes, qu'elles soient maîtresses Zen ou non, qu'elles soient des Mames ou qu'elles s'ignorent, n'est rien d'autre que le mystère du nouménal (Réel, Chao), en tant que concept vide. Le chaos pur n'est pas un désordre, ni un concept dénotatif, mais une simple opération de négation grammaticale. En échouant à désigner ce qu'il vise, ce concept ressemble aux machines mystiques traditionnelles. Mais ce moteur (engine) fonctionne pour rire, et préfère la légèreté : "Éris" peut nous faire rire, et d'Éris "nous" pouvons rire. La forme du kōan est bien pratique, avec le tétralemme, la traversée des noms, et autres ritualisations d'origine védiques, bouddhiques, soufies, ou autre. Rien de moins Érisien que d'idolâtrer Wilson, Crowley ou Goldman, les préjugés ou la forme de leurs pratiques.

L'Érisianisme ne prend pas trop au sérieux ses propres instructions ni commandements parce qu'il les prend très au sérieux. Cette ironie n'est pas une logique supérieure, mais une attitude libératrice et une pratique, en vue d'une maîtrise agnostique et performatrice des ordres. Dans sa forme spirituelle et son contexte d'inception, la blague sied mieux à la quête et la formulation des "méta-vérités" que la version (méta-)rationaliste.

Nous arrivons à la fin de ce deuxième chapitre. Bien entendu, à mesure que je l'ai formulé, j'ai douté de manière systématique de chacun des points qui le constitue, et renié 44% de ce que j'avais déposé sur le papier. Je suis, après tout, unx Xaxe discordiennx relativement orthodoxe, ou au moins encore pour un temps. La Déesse prévaut. All Hail Eris. Fnord. Peace oût, see you on the next one. >

— Diane Errata, Discordian Thoughts, tr. personnelle, 20??



1 oct. 2022

[Kogikwot] Chère Hana / Il me semble parfois que l'avenir...

 
< [Chère Hana],

Il me semble parfois que l'avenir de nos réussites collectives transporte un message plus dur encore à supporter que le futur de nos échecs : nous nous battons pour être l'ancêtre inepte de la fable, tout au mieux, l'ancêtre de quelque chose d'autre qui n'aura pas le même regard, ni la même peau. [...] [Et pourtant] je mènerai ce combat, car tout n'est pas "bonnet blanc et blanc bonnet" *. La puissance de la vie en moi souhaite ardemment rendre la maison plus {étrange} **. [...]

Prompt rétablissement,

Ton Eugénie.
>

— Evženie Navrátilová, La loi des autres : Correspondances 1887-1915, tr. fr. 2007 ; * en français dans le texte, ** peu lisible, peut-être {zvláštní}.



 

30 août 2022

[PWR] < On peut bien noter trois genres de conflit idéologique... >


< Bien sûr, in abstracto, on peut noter trois genres de conflit idéologique
: 

Certaines idéologies sont en compétition mortelle entre elles parce qu'elles se réfèrent à des tribus, des groupes ou des classes spécifiques, et sont portées l'une contre l'autre par l'élan ou les circonstances, alors même qu'elles seraient entièrement similaires quant à leurs contenus, leurs valeurs ou leurs traditions ;

D'autres sont en compétition mortelle précisément parce qu'elles ont des visées universelles, mais qu'elles divergent de manière fondamentale dans leurs contenus, leurs principes ou leurs idéaux, ou encore, sur leur diagnostic du réel et leurs priorités ;

Enfin, toute idéologie sera le théâtre de compétitions mortelles concernant ses propres frontières, les développements logiques et les réformes de ses modèles, ses moyens valables et stratégies efficaces, ses priorisations idéales et conditionnelles, ses choix d'alliance ou ses voix légitimes.

Enfin, le fait que tout conflit idéologique concret ne peut être qu'une combinaison particulière de ces trois genres, sur des instances toujours-déjà décalées ou mensongères de leur allégeance déclarée, avec les paradoxes apparents qui s'ensuivent.

Mais de manière évidente, cette tripartition n'a aucune importance ni aucune portée pratique pour moi
c'est par les rapprochements, les alliances et les négociations vivantes et impropres qu'il faut commencer l'observation des cas, l'apprentissage, la vectorisation des trajectoires et leur intelligence.

C'est dans le jeu des identifications affectives, des croisements d'intérêt, des retournements, des conséquences historiques véritablement illogiques – compréhensibles et rationalisables, mais non dictées par la cohérence, et c'est sur elles qu'il faudra se baser jusque dans l'action... >

—Wendy Thorzein, conversation privée (mise en page), 2012


   


31 mai 2022

[Apz] Lost futures / Les portes closes



< The gates have closed: we won't get back the forbidden futures; but not because they're forbidden... >
 
« Pour nous, la porte des futurs pervertis se ferme pour de bon ; mais ça n'est pas la faute à la moralité ! »

——
Eirin-Tórild Wassem, 1997
 


16 mai 2022

[Kogi] Langue de base, arsenal courant, différents genres de différence


< La différence entre différents genres de différence n'est pas le fort de notre langue. Nous n'avons même pas de terme pour parler de ce qui est discret sous un aspect et continu sous un autre, ou inversement. Pour rappeler le simple fait que la dissemblance et la ressemblance peuvent s'enchâsser, se rejouer, dévier ou s'invertir dès que l'on change un tout petit peu de niveau, de grain, d'échelle, de contexte comparatif et/ou d'intention, il faut pondre un paragraphe entier, paraître "philosophique" et marcher sur des œufs.
[...]

Attribuer un signe propre à une réalité revient à la reconnaître ; en l'absence de nom, nous doutons de la chose. Le fait d'avoir un seul signe pour parler de réalités multiples les écrase et les confond. Qui de nous oserait encore dire qu'il s'agit de "bêtes effets psychologiques" ? Qui prétendra leur échapper ? Nous devons réapprendre les contraintes de la production conceptuelle, une production vraiment néologique, réinventer ses outils, ses chances et ses dangers [...]

"Poreux" : oui, mais quelle porosité ? Les notions de force, de vitesse de variation, de seuils de rupture, de progression non-linéaire, de pourcentage de dis/similitude, de moment, d'attracteur, d'espace de phases, d'influence réciproque ou de boucle de rétroaction sont encore réservées à des spécialistes cloisonné·e·x dans leurs champs. [...] Si nous commencions à user de ces notions au quotidien, il deviendrait de plus+ en plus+ facile d'en identifier les formes dans les perceptions et les flux de la vie. Des enfants se révéleraient "soudain" capables de les maîtriser. [...]

Que se passerait-il si nous pouvions simplement intégrer des échantillons, des intensités et des gradients au vocabulaire conceptuel de base ? Si des formes d'appartenance plus subtiles que l'inclusion et l'exclusion logiques formaient la base de la grammaire basique apprise dès l'enfance ? >

— Wendy Thorzein, "Whereto simplexity?", intervention fictive @ 'Tools of Posthuman Rhetorics Symposium (Fourth)', 2020, tr. pers.


Photography: 'Sporal', Mimosa Echard (thumb.)

 



30 avr. 2022

[Kogijet] Le rêve éveillé (variation)


« Lorsque vous rencontrez votre double en rêve et qu'ellil n'est pas surprise, lorsque vous saisissez que ce n'est pas ellui qui endosse votre peau mais bien vous qui aviez — depuis longtemps — usurpé la sienne, la terreur et le soulagement deviennent indissociables, comme la honte et la fierté d'être ce qui vous dissout : cet égo acceptant sa propre mort — la plus commune de toutes, celle du changement intime, des mythes comme le souvenir, la survie ou l'intérêt d'autrui, et qui accepte aussi les inerties les plus violentes, lorsque l'identité aura été ce qui enferme —, affect indescriptible d'être à la fois cellui qui naît et disparaît, de cette survie qui n'en est pas une, de cette mort qui échoue à s'identifier à la suite, mais embrassant sa fin reçoit tout de même un fragment du rayon de ce qui continue sans soi, tout ça est super, mais lorsque vous rencontrez votre double en rêve et qu'il s'agit de votre corps, de votre corps inconscient et qui pourtant vous parle et qui fait sens, comme une zombie, alors là c'est moins facile à sublimer : les vers, les asticots, les vers c'est chaud. »
— Val, réécriture ou plagiat du « Rêve éveillé », in À cette époque je ne voyais plus mon psy, inédit, 2022


[Kogijet] Le rêve éveillé (résumé)


«
Il serait sans doute possible de décortiquer la situation d'énonciation du rêve éveillé de GS de la façon suivante :

<
"J'ai fait un rêve dans lequel un double de moi-même s'adressait à moi avec humour, violence et provocation, et c'était terrifiant"

pose la question de savoir ce que ça peut bien faire de recevoir un message sensé 'de la part de' la part du soi censée être insensée ? >

est un rêve éveillé, totalement narcissique, rêvé par le rêve éveillé du corps dont "je" est la partie très partiellement sensée [...] »

W. I., Encore que l'on parle dans son sommeil..., commentaire du « Rêve éveillé », 2021 (inédit)

29 avr. 2022

[Kogijet] Le rêve éveillé


< À ce moment du rêve, tétanisé par le fait de me trouver face à une autre version de moi-même, je "me" vois porter la main au ventre, et je sens cette main dans mon propre ventre pendant qu'il farfouille dans le sien, pour en sortir une poignée de vermisseaux blancs qui brillent, qui s'agitent et sentent la colère.

Je sens la main sortir de mon abdomen, mais c'est l'autre qui me l'impose, et avec une ironie certaine, je m'entends alors dire – me dire – avec "ma" voix intime, non distordue, exhibant les vermisseaux : « Et voici la fiction à laquelle je crois, moi... en quoi est-elle moins belle que la tienne ? » – je me réveille avec une émotion violente, terreur et fierté mêlées.

Terrifié par le fait que "lui", ce "Gérald" dont je sentais chacun des actes en miroir dans "mon" corps dédoublé, n'avait pas du tout l'air étonné par notre rencontre, par la distance, avant de me promettre la mort, la mort du soi et de ses illusions, comme si ce n'était pas lui qui portait ma peau incognito, mais bien moi qui n'aie jamais compris que je vis sous la sienne depuis toujours – qu'il ne vit pas en moi, mais que je vis en ça, qu'"il" représente même ce qui vit en moi, autour du moi et "sous" le moi vécu et au travers de lui, et qu'"il" a forcément le même visage et la même voix, puisque c'est son corps, et qu'il est le même corps – ce qui dans ce corps aveuglément connaît, ce qui connaît, sous une autre forme de savoir que celle qu'il revêtit dans ce rêve fabuleux... encore que l'on parle parfois dans son sommeil, et que l'on dise des choses.

Il est mon corps tout autant, il est mon corps, ou peut-être son reste entier à l'exclusion des structures et processus neurochimiques actifs qui font le moi "lucide" – encore que ces phases que l'on appelle un peu vite "conscience" ou "volonté" soient elles aussi feuilletées, qu'on puisse les prendre sous plusieurs angles. Dans le rêve, je me heurte à cela : les phases du "moi" "habitent" ou "possèdent", au figuré, et toujours temporairement.

Qu'est-on censé·e faire, lorsque la statue du Commandeur délivre une vérité vénéneuse, sans qu'aucun miracle ne soit requis ? Lorsque le costume de Casimir, creux et accroché au mur, sans personne dedans – surtout ni esprit ni fantôme – se lève et vous fait face, et qu'il semble sourire ? Qu'est-ce que ça peut bien signifier de recevoir un message sensé de la part de la part censée être insensée ?

Encore que l'on parle parfois dans son sommeil... Et voilà qu'une autre partie de moi parle pendant mon sommeil : un rêve quoi – oui mais saturé de sens. L'apparence d'un autre moi légèrement ironique, pour me parler de son rêve éveillé endormi (moi) et me donner des vers (mon destin). Ce n'est pas "mon" inconscient : c'est "moi" qui suis son conscient. Comment interpréter que cette chose fasse de l'humour ? Qu'elle me présente une fable dense, un miroir hautement complexe, une question incisive à laquelle je ne me souviens ni avoir pensé, ni avoir formulée pendant l'activité de veille.

Contrairement à ce que suggérais mon éducation (ou encore, dans une idéation plus narcissique : "contrairement à beaucoup encore"), je conçois désormais cette possibilité : cette autre part n'est pas dénuée d'intelligence, de logique et de raisons. Il ne s'agissait donc pas d'un accident, d'une illusion, d'une apparence de raison – du "singe" millénaire "sur la machine à écrire". Les premiers (?) degrés de la signification ne nécessitent pas le vécu conscient, et encore moins l'éveil. Ce n'était pas une imposture, ce n'était pas un imposteur – d'ailleurs, de nous deux je serais plutôt le sien.

L'intelligence sans qualia, le "dieu aveugle" a parlé, et je ne sais pas si je peux dire "de manière automatique" – puisque les paroles conscientes ne sont pas plus gratuites, moins réglées, plus volontaires ou rationnelles que celles qui émanent d'autres fonctions du stuff. "Il" ne sait pas ce qu'il dit (ou "elle", l'autre partie), mais c'est ton dieu (ta déesse), car tu n'es rien que la fenêtre de son temple et son esprit, c'est-à-dire le bruit qu'illel et ellil fait pendant le jour, aux moments de certains sacrifices. Tu es (je ne suis que) le moment performatif d'un office de sa prêtresse, et un office parmi d'autres.

Je suis Gérald, le rêve éveillé : la partie idéale d'une partie du corps spécialisée dans l'image de soi, la mémoire, la perception et un peu de calcul – le résidu de ces activités, cousues aux rêves non-éveillés par les tissus les moins solides de la mémoire (tout dépend à quel moment du sommeil ça se réveille, entre autres !). Et dans un de ceux-ci, dans un de ces derniers, je viens de voir formulée devant moi l'énigme de ma propre non-identité. J'ai été le théâtre endormi et rêvant et conscient, la pièce et le public d'une partie de corps qui me traverse et rejoue nouvellement – réinterprète – ce que la partie consciente a cru comprendre un jour réflexivement. Je savais que l'identité ne me sauverait pas ; ce dont je suis l'ombre me rappelle que la compréhension ne me sauvera pas non plus.

Pour une part, les emprunts au comportement éveillé – bien qu'ils soient relatifs, comme l'indique le somnambulisme – ne firent qu'augmenter le malaise. Quant à la fierté mêlée, c'est l'autre part de cette même réaction, la part narcissique que je me reconnais : "évidemment, ton inconscient n'est pas comme les autres – il s'adresse directement à toi dans ton sommeil si ça lui chante". La fierté, la honte, la peur, le soulagement d'être une phase de ce corps surpuissant et terrifiant – le rêve émergeant de certaines activités de tel corps – et de le vivre en rêve.

Je ne me suis pas senti comme un Seigneur qui ne règne sur rien mais servirait, sans trop savoir pourquoi ni comment, une sorte de dieu incertain qui en saurait bien plus que moi sans se rendre compte de rien – un maître éclaté, stable, puissant et influençable, faillible et parfois efficace, qui peut, et qui ne cesse de faire.

Je ne me suis pas senti comme une excroissance, greffée sur une chose plus grande et capable de cohérence bien qu'elle soit sans conscience, ni d'elle-même, ni de moi – comme si les phases temporaires du sentiment d'identité n'étaient que des fonctions parasites, peu importantes et dégoûtantes.

Ni humiliation ni dépendance, mais un genre de rencontre intime et de reconnaissance unique, inégale : une prise de contact pour laquelle nous n'avons pas encore de mots dédiés, de catégories assez fines, ou de fonctions référentielles assez subtiles.

Bien sûr, s'jl avait tiré de mes entrailles des vers poétiques capables de m'immortaliser, symboles personnels de l'illusion ridicule et de l'impuissance, j'aurais eu honte de moi – comme ces jours de relecture ou de miasmes mentaux. S'jl en a tiré des vers vivants – pas même des "solitaires", typiquement parasitiques et segmentés, mais bien des nématodes, ces vers lisses et luisants, détritivores, que l'on retrouve partout, symboles universels de fertilité inhumaine, d'aveugle fission cellulaire et vitale... c'était à me faire jouir.

Et c'est pourtant la terreur qui a primé : « Et voici la fiction à laquelle je crois, moi... en quoi est-elle moins belle que la tienne ? ». > 


— « Le rêve éveillé », inspiré de faits réels (si peu) oniriques, 2018

15 avr. 2022

[Poé] Avec des gants


Je ne connais pas ta vie, hein, mais prends-la avec les doigts, de manière générale. Tout est bizarre, tout est oublieux, et tout finit par fondre. J'oscille entre la demi-vie et le franchement comateux. Je nage dans l'amnésie et je baigne dans l'inquiétude.

Et encore, j'ai de la chance : tout est stable alentours, rien n'a jamais été aussi stable pour moi. L'obsession narcissique ne m'empêche pas d'être impressionné par les autres, et même assez souvent.

J'ai toujours l'ambition de tout comprendre, mais la motivation tiédit à mesure que la douleur augmente. La passion s'anesthésie elle-même en me traversant. Ou bien c'est juste le prix des regrets, la haine de moi refoulée, mal transmutée en élan, combustion incomplète. Rictus d'acceptation et arbalète à Ritaline.

Oui, l'identité est un leurre : désir ductile de la solidité. Avec les doigts, ça n'empêche pas de mettre des gants, si j'en ai l'énergie, et même si je doute de moi. Le gant de la mort, le gant de la famille, le gant de la relation idéale, le gant de la relation la plus forte et de la chose la plus réelle, qui ne dure pas toujours.

Retourner le gant, le gant en plastique dans l'océan, le plastique biodégradable, l'eau de vaisselle qui entre dans le gant, la transpiration acide, les colorants dans la sève de l'hévéa, et surtout, l'incertitude corrosive, tout le temps et partout.

L'amnésie écologique. L'esthétique de l'hybride. Lichénification. Les doigts palmés, les maths "définitivement" non homogènes, l'asymétrie chirale et cosmique, et cætera. Qui sait ce que peut une boue ? Je ne connais pas ta vie, hein. Je ne le prétends pas.


 

23 mars 2022

[Apz] Two fictitious quotes about being part of the World


< Remember the world, with its two halves: Sleeping and Half-asleep. Not a sphere but a splatter, without center. Remember the world? > 
 
— Wotan the Enlightened, somewhere (presumably), now
 
 
< Nous nous étions trompé·e·x : dans « la conquête de l'Univers », ce n'est pas le cerveau qui conquiert le reste des trucs, c'est l'invasion perpétuelle des cerveaux par le reste des trucs – à savoir, pour une part, les trucs qui ont fait du cerveau le truc qu'il est, et pour une autre, les réactions des parties du cerveau sur les autres, et sur le reste – avec les conséquences que l'on sait. >
 
— Machine Belltower, Le miroir à double-tranchant [The Two-edged Mirror], "Être un canevas" (p. 133), Plonck Press, 2022, trad. inédite

 

7 févr. 2022

[Kogi] Who needs imagination? (remake texte de 2011)


De nos jours, le réel croule sous l'incroyable. Richesse de Wikipedia, pauvreté des fictions, décentrement post-exotique in situ. Être étonné·e·x·s : réapprenons lentement.


Qui a encore besoin d'imaginer pour fournir ses imaginaires ?
Qui a encore besoin de l'imaginaire pour réenchanter la vie, l'univers, ou le quotidien ? Évidemment, c'est une question fausse et une provocation – une manière d'interroger "notre" condition mentale, affective et politique.
Précisons : qui a (encore) besoin de l'imagination "créative" et "enchantée" pour fuir, se divertir, ou se dépayser ? Et qui a (encore) besoin / le temps / le loisir de faire tout ça ?

Les fictions narratives et les univers imaginaires ont l'air de traîner derrière le présent et de s'en nourrir à perte, plutôt que de l'informer, l'épuiser ou le rendre banal. Après la fin de la science prophétisée par le positivisme et après l'ère de l'ennui, il devient clair que nous faisons à nouveau face à une vague de dépassement immanent – l'inconnu à portée de la main, "au plus proche de soi", sans même parler de ce qui est vraiment lointain, à peine frôlé. Ce n'est pas totalement vrai, mais vous voyez l'idée :
  • Anonymous et Camp X-ray, Xe Services et Stuxnet. La commission trilatérale et les entrepreneurs transhumanistes.
  • Les trous ou dolines sous-marines qui se forment dans le plancher sous-marin de l'Arctique, de la taille de quartiers entiers, suite au réchauffement.
  • Les xénogreffes, les xénobots, les chimères transpécielles, et les techniques de modification génétique après CRISPR/Cas-9. 
  • La zone de Pripyat, devenue symbole de miracle écologique après avoir été symbole de catastrophe, puis destination touristique, soudain assiégée par les russes. 
  • Les fossiles de familles humaines éteintes, et les techniques de reconstitution des traits d'animaux singuliers. 
  • L'étude des mythes et des premières migrations humaines, la cartographie exhaustive des hypothèses théologiques, le néo-paganisme et les "autres" covens. 
  • Les études générationnelles sur la morale et la consommation de l'information, la formation des croyances assistée et les taux de conversion. 
  • L'architecture brutaliste en ruines répandue à la face du monde et les peintures faciales anti-surveillance. 
  • L'urbex immersive et acrobatique ou via drone et casque de VR, les écosystèmes en mouvement, les formes du vivant hybrides et mutantes, les milieux techniques et les formes de vie nature-culturelles.
  • Les câbles sous-marins et la politique des réseaux, la logique modale et le web sémantique, les apps de géolocalisation et l'open-source. 
  • Les programmes spatiaux, les programmes nucléaires, les programmes de rééducation, les programmes informatiques procéduraux semi-autonomes. 
  • Les tentatives de refaunation et de réensauvagement, les modèles et pilotages écologiques de régions entières sur des siècles.
  • Les théories du multivers ou des supercordes, les cosmologies spéculatives, et BPM 37093, ex-naine blanche du Centaure et diamant cosmique aussi appelé Lucy.

Et cætera. Et bien sûr, j'ai déjà triché face à la question : ici, les fictions sont elles-mêmes prises comme des faits réels, des objets de curiosité. Et l'imagination, comme faculté de composition, de recomposition et d'extrapolation – minime ou sauvage – intervient encore (et plus que jamais ?) dans la formation et le fonctionnement de toutes ces réalités. Notre présent lui-même est tourné dans toutes les directions, éclaté tous azimuts.

Ce que la question suggère, ce n'est pas que l'imagination serait pour nous privée d'importance ou de puissance, bien au contraire : ce que la question suggère, c'est la richesse délirante du "présent contemporain" pour l'imaginaire.
La plupart des fictions sont recyclées, timides, dénuées d'ambitions, réactionnaires, ou minuscules. Nous n'avons pas gratté la surface des métaphores possibles ou des fictions étranges : nous ignorons la plupart des ressources que nous avons sous la main.

Les fables et les croyances folkloriques n'étaient pas étranges, exotiques et profondes : elles étaient familières, anthropomorphes et rassurantes, elles cadraient, aplanissaient et aplatissaient le réel.
Les sciences et les technologies n'ont pas encadré ou simplifié le monde sans contrepartie. Elles n'ont pas arraché le voile de "l'enchantement" et de la magie pour le remplacer par des lois et de la maîtrise : pour chaque modèle et chaque victoire technoscientifique, elles révélaient des abysses d'ignorance et des légions de bizarrerie.

Les sciences et les techniques ont arraché le voile de la simplicité, de l'évidence et de la familiarité, pour les remplacer par un réel omnivore, descriptible au travers d'une foire d'hypothèses et de modèles alternatifs. On ne peut plus imaginer hors des croisements incessants entre fiction et du réel : l'imaginaire, le possible et l'actuel sont pour nous des textiles continus – comme ce questionnaire d'entrée pour devenir sujet de test chez Aperture Science qui traîne sur la toile, entre deux documentaires sur le conspirationnisme et trois nouvelles interprétations de la physique quantique.

Le réel tire alors le "quotidien" de sa misère, au prix d'une injection douloureuse et salutaire. Partout à portée de regard et de jambes et de bras, pour se hisser au-dessous du "normal" : nos campus universitaires et nos musées la nuit, les baies et les écorces psychotropes, les portes de service dérobées, virtuelles ou tangibles, et tout, bientôt, se télécharge et s'imprime en 3D – Stradivarius, Boeing, bras, arme automatique, concubin. Cavernes au trésor du hacking et des réseaux alternatifs, des secrets bien gardés aux trajets quotidiens inconnus, gestes étranges, la méthode de Heimlich, la stèle runique Lund 1 (DR314), le Nahuatl bien vivant, le Doomsday Vault qui prend l'eau avec la fonte du permafrost, les cultes du cargo, ou encore du côté des idées folles et pourtant effectives, strange loops de Hofstadter, fractales de Hansmeyer, arcologies en autonomie énergétique, ou le message d’Arecibo, toujours sans réponse.

L'incompréhensible se charge du corps du réel, expose la vieille peau de la réalité aux éléments, et sont d'un coup lâchés un essaim de réalités et d'ambiances qui ont peu en commun, ou dont l'en-commun se dérobe. Chacun change ses critères du normal sur les Internets, étend les anciens seuils où s'arrêtaient l'explication satisfaisante, étire et change la vieille armature des langues – c'est-à-dire la forme du monde et sa taille : dans cette nouvelle condition, chacun se taille comme on taille la pierre, ou se refuse à le faire. L'impossible lui-même est envisageable sous certaines conditions, comme dans les gravures d'Escher, les tropes de la bombe logique et de la moralité orange et bleue, ou Les démons de Gödel.

La fantasy fonctionne le plus souvent comme une fable légère, une déviation imaginaire minime, une fiction cosmétique : oreilles pointues et peaux vertes, déités anthropomorphes, bâtons lance-flammes, et surtout, énergie magique soi-disant "mystérieuse" qui se révèle tout à fait banale, physiquement ultra-simpliste... Les miracles de l'alchimie et de la mana ridiculisés par le tableau périodique, les supraconducteurs, la théorie des champs, les neurones et hormones, les nanomachines ou les états exotiques de la matière. Elle transcende parfois cela, comme quête de l'enfance absolue, symbole d'éternité, ou comme voyage dans les subtilités affectives de l'héroïsme et du merveilleux.

Du côté spéculatif, elle reste bien en-deçà de ses propres possibilités, et semble mûre pour dériver vers une exploration plus radicale des lois de la nature alternatives, des cosmologies, cosmogonies, théogonies, spiritualités, et organisations socio-politiques pré-industrielles possibles. Elle rejoint alors entièrement
la science-fiction spéculative, qui fait par ailleurs son grand retour, et réussit même à survivre à sa propre caricature, sa propre version cosmétique (aliens anthropomorphes, robots rigolos, romances de l'espace, épées laser, etc.). À côté de ces deux super-genres de l'imagination, la cli-fi et la biologie spéculative restent des genre de spécialistes (2011, 2022) malgré plusieurs incursions récentes avec de hauts niveaux de production (comme Alien Worlds ou Life Beyond I-III), pleinement capables de débloquer des perspectives, des mondes et des devenirs inespérés.

Nous aiguisons notre "normal", nous étirons nos cosmologies, nos multiplions les tableaux intérieurs et les bestiaires projectifs, quitte à tordre les textes et cracher sur toute cohérence, jusqu'à ce qu'il soit l'heure d'aller manger. C'est peut-être la fonction des rêves d'opérer les sutures ou la synthèse, de manière inconsciente et stochastique – il revient peut-être aux routines, aux écailles sur les yeux, à l'ignorance, à l'amnésie de nous sauver face aux exigences inhumaines et impossibles de la cohérence. Pour un temps et dans une petite part, notre irrationalité nous sert aussi.

L'imagination individuelle est dépassée, les données cruciales paraissent à la fois plus accessibles et moins identifiables, et nous ressentons le manque d'intégration, les limites brutales de notre capacité de synthèse face à l'information disponible et produite. Les bases d'un réenchantement qui ne soit ni une distraction, ni une fuite – ou un combat spiritualiste contre "la" science – sont déjà posées. Nous savons comment ressusciter le sentiment du sublime au cœur de la complexité du présent. Nous savons comment stimuler la curiosité intellectuelle, et l'armer de tactiques, de théories, de tropes, de rituels qui opèrent le décentrement en direction du réel – même débordant, éclaté, hyper-saturateur. Nous n'avons pas encore de théorie globale des conditions incarnées, de leurs modifications, et de la fiction totale. Mais revenons à nos moutons : le problème bien plus humble et limité des "imaginaires" dépassés par la complexité d'un présent bêtement immédiat.

Qu'est-ce qui constitue notre vision du monde ? Le mythe de la "créativité" est-il surévalué, ou simplement décédé ? Qu'est-ce qui entre dans notre banalité, et sommes-nous vraiment tous-tes sur la même longueur d'onde ? Quels rôles est-ce que l'on prête à nos fictions ? Faut-il viser une nouvelle systématique – qui nous serve de modèle et de typologie pour s'orienter entre les niveaux, les registres, les genres, les hypothèses ou les modes fictionnels – ou faut-il s'abandonner à la confusion ?

L'analyse du contemporain commence tout juste à s'atteler à l'imaginaire de manière précise et synthétique, mais nous sommes encore loin de percevoir avec clarté les liens forts entre l'anticipation, la prospective, les fictions, la grammaire de la modalité, les projections, les uchronies, les univers parallèles, les fictions, la spéculation sauvage, les sentiments esthétiques, le désir d'étrangeté, la valeur de nouveauté, l'exotisme et la curiosité – en bref, l'imaginaire dans toutes ses dimensions, facultés, processus, productions, pouvoirs et finalités.


Le réel sera décrit, non comme totalité finie, mais comme extension des possibles – dont les possibles-humains-parmi-le-reste, et ceux-là parmi les autres possibles, sans humains, avant, après ou à-côté.
Le réel à coup de réalités suturées entre elles, si folles et si uniques : arriverait-on à en faire un ensemble aussi cohérent que chacune des parties, comme dans une chaîne de montage de bombardiers furtifs ?

Who needs imagination? The
curious, the distressed and the bold. But no more "magic", no more timid or repetitive worldmaking. Fictions and theories that aren't frightened by the present, its brutal millions, its complex view of the past, its divergence and becoming.




Who needs imagination?

2011
(original et base du texte)
2022 (version présente retravaillée)

img : chaîne de montage SR-71 (1965)
 

21 janv. 2022

[Kogikwot] Crève Zodiaque, crève !

 

< Leurs "auras" se dissolvent sous les feux de nos lasers et de nos pilules ; leurs "énergies" s'évaporent dans la lave de nos expériences chirurgicales et nos innovations conceptuelles ; en présence des sécrétions les moins étranges de notre biologie et notre astronomie, leurs "signes", leurs "archétypes" et leurs "ascendants" se flétrissent et chialent de dépit ; tandis que leurs "lieux de puissance" ne nous arrêtent pas une seconde – dénués de force et d'intérêt, pas même dignes d'être profanés, balayés sans retour par la plus légère entreprise de remodelage des milieux, des valeurs et des génomes [...] >
 
🗲 ♃ 🗲
 
— Winnie G. Stratton, "Eschaton Velocity: Accelerationist Spirituality & Neonihilist Revivals in Fiction and Non-Fiction" (2nd ed.), 2001, Polloi Press, pp. 779, trad. personnelle


Surface de Jupiter, sonde Juno, 2019



13 janv. 2022

[Kogi] Conscience de classe paranoïde #2 : version discordienne


< La conspiration n'est d'abord rien d'autre qu'une expression intuitive et légitimement paranoïaque de l'aliénation de la classe exploitée, en l'absence de conscience de classe.

Puis cette intuition est récupérée par la classe des "Prêtres" et des "Guerriers" à leur profit et intégrée à leurs récits de contrôle, de pouvoir et d'auto-justification.

Puis cette récupération est elle-même récupérée par la classe des "Marchands", transformée en idéal positif qu'illels embrassent, et tentent de réaliser.

Les décombres de leurs tentatives pyramidales nourrissent les récupérations récupérées, les instrumentalisations intermédiaires et les intuitions paranoïaques, depuis longtemps stratifiées en classes réelles, aux formes d'aliénation multipliées, innovantes et créatives.

Éris soit louée : les humains sont habiles en magie du chaos. >


— Diane Errata, Mame pratiquante, plagiant et faisant l'exégèse des aphorismes de l'anon esclave éclairée du bar

12 janv. 2022

[PWR] Paranoid class consciousness / Conscience de classe paranoïde ?

EN

< Conspiracy was just paranoid class consciousness, until it was instrumentalized by the 'priest' class. >

— Some enlightened slave at the pub the other night

FR

« La conspiration n'était rien d'autre que l'expression intuitive et paranoïaque d'une conscience de classe, avant d'être récupérée et instrumentalisée par la classe des "prêtres". »

— Une esclave éclairée dans un bar, l'autre soir


 

11 janv. 2022

[PWR] < Les conspirations sont réelles : elle se comptent par millions... >


< Tel que je le vois, il y a bien des rideaux, des passages et des chambres secrètes où les personnes puissantes tiennent des dialogues entendus, assourdis, malentendus. C'est juste qu'il en existe des millions, et personne – pas même les plus puissantes – ne peut se représenter un million de situations dont chacune possède ses particularités. Certains nœuds de pouvoir partagent certaines ressemblances avec d'autres, et d'autres ressemblances avec un troisième ensemble, avec ou sans recoupements, et tous restent singuliers, à la fois dans l'histoire et au présent.

Il existe des vortex de pouvoir qui se perpétuent de génération en génération, en vue d'objectifs relativement stables et globalement nocifs pour de larges populations, mais ces nœuds de pouvoir offrent toujours une combinaison changeante d'éléments inattendus et d'éléments anciens. Individuellement, nous manquons à la fois de mémoire, de données et de capacité d'analyse pour identifier les signes pertinents, évaluer les changements de contexte, comparer les échelles, percevoir le moment où telle opération se fragilise, où tel évènement se conjugue à d'autres, où tel réseau d'influences est susceptible d'entrer en jeu ou de se heurter à tel autre.

Le problème étant que la complexité de ce qu'on appelle un peu vite "le pouvoir" est assez profonde pour admettre des lois simples mais partielles, convaincantes mais temporaires, bref, tout un lot d'explications semi-efficaces et bancales. Portées ou non par des intentions claires, certaines de ces explications prennent de l'importance, et deviennent à leur tour des filins dans le nœud en question. Le coup d’œil n'est pas exclu, mais est-il désirable ? L'intuition ne tient pas, pas même pour juger des sources de l'info, de la confiance factuelle, selon telle définition précise de l'objectivité.

Il existe bien des plans mondiaux, qui visent l'Histoire humaine entière, la postérité, les valeurs présentes et futures, le récit du passé, la Culture, les rapports entre des peuples, des dispositifs et sociétés entières, mais encore une fois : il en existe des centaines de milliers. Certains sont détaillés au risque des schismes et de l'erreur fatale, tandis que d'autres sont généraux, mercenaires et anonymes. Certains sont à peu près réalisables, et parfois par erreur, d'autres sont très peu réalisables, et parfois à dessein. Certains sont peu lucides et d'autres résistent à la mort de leurs premières impulsions et intentions. Tous possèdent des points aveugles, et de nombreux sont grevés de contradictions terminales et définitives, ce qui ne les empêche pas d'exister et d'avoir des effets. Certains de ces plans mondiaux sont raffinés, hautement justifiés, et d'autres peu réfléchis et arbitraires. Des plans volatils, ancrés, institutionnels, fluctuant, tectoniques, secrets ou publics. Tous se recomposent au fil du temps, certains au ralenti et d'autres en accéléré, certains se clarifient et d'autres s'obscurcissent. Les plans mondiaux ne sont jamais totalement protégés d'une résurrection inattendue, même hérétique ou involontaire.

À propos du secret, de la confiance et de la paranoïa : la critique journalistique du complotisme n'explique pas très bien les choses. Parce qu'il existe des secrets d'État, et aussi des secrets au-delà des États, et des secrets en-deçà. Le secret lui-même est très surestimé : lié à des nœuds de pouvoir, il possède toujours un coût et des risques. S'il implique beaucoup de gens, il sera limité dans le temps, grevé de nombreuses interprétations et défaillances. Mais s'il est peu partagé et très violent, la défaillance d'un seul maillon entraîne des conséquences désastreuses. Le secret radical n'est pas souvent désirable ni nécessaire. Ses échelons, ses modalités et ses conditions pratiques sont très diverses. Mieux vaut convaincre et tronquer. Régner par la compromission, la technicité, partager les gains. Non seulement le secret ne peut exister sans institutions et dispositifs de contrôle, mais il n'a aucun intérêt sans ces institutions. Or dans la plupart des scénarios ou des récits conspirationnistes, la forme et les enjeux du secret sont tout bêtement présupposés.

Les conspirations réelles sont quant à elles, pour beaucoup, cachées au grand jour : dans les rapports de classe, les intérêts financiers croisés, les stratégies semi-légales, le cumul des masques translucides – cachées dans les piscines de lait et les mines sel, cachées dans les complexités du droit, des amitiés, des algorithmes, des controverses scientifiques, des secrets industriels, des héritages, des budgets, des restructurations et des subornations, des verrous judiciaires et des audits, des services "d'observation" militaires – noyées dans les arrestations politiques, les incorporations professionnelles des chefs de file, les guerres journalistiques, les réunions d'audimat, les compétitions professionnelles, les reconversions de mercenaires. Dans la fange infinie de notre manque d'attention, de mémoire et de temps.

Même lorsqu'ils existent, les secrets réels n'ont pas la portée révélatrice ultime qu'ils possèdent dans l'imaginaire complotiste, qui postule qu'un secret serait toujours un signe de l'avènement du Mal absolu, infiniment nouveau et pourtant prévu depuis toujours, un Mal dont l'incarnation doit toujours commencer par être cachée. Son influence insidieuse est généralisée, seulement connue et reconnue d'un petit nombre. Le caractère pervers est suggéré plutôt que démontré : ce n'est jamais la nocivité qui prouve que ce Mal est mauvais, mais son aura malsaine, son essence antimorale, qui est ensuite rationalisée de manière secondaire à l'aide de crimes blasphématoires (cannibalisme, viols d'enfants, sacrifices, auto-mutilation, perversion des mœurs, profanations, pactisation, polymorphisme, croisement des genres, bestialité...).

Le mal réel ne provient jamais d'un front unifié : c'est l'ensemble des effets de la peur, de la confusion, de la cruauté, des justifications mensongères, des mensonges justifiables, des faiblesses, des idioties, des fascinations, des emportements, de l'indifférence active, des souffrances, des maladies, et au plus profond, de la rencontre d'intérêts vécus comme incompatibles – à tort ou à raison. Comparé à l'impureté du "mal" réel, à la pluralité de ses sources, ses formes, ses degrés et ses ressorts, le jugement complotiste apparaît le plus souvent comme un réflexe compensatoire dans un monde complexe et moralement illisible, qui se cristallise sur un récit "alternatif" de la minorité persécutée, à teneur apocalyptique. Bref : si vous voulez du vrai pouvoir inquiétant, allez voir du côté de Cambridge Analytica, des hauts fonctionnaires et des flux financiers, et moins du côté du satanisme ou des grandes réunions "internationales".

Quant aux secrets réels, qui importent, la difficulté n'est pas seulement de les découvrir, mais de les interpréter – avec de très nombreux cas d'alternatives incertaines, de projets idéalistes qui tournent mal, de jugements hypocrites ou a posteriori, de responsabilités diluées ou de bénéfices partagés, au milieu des très nombreux cas d'injustice systématique, de torture, de désertion criminelle, d'inconscience "éclairée", de dépossession dévastatrice, d'abus de pouvoir, de révisionnismes acceptés, ou de massacres oubliés. Le grand secret, c'est celui de la fragmentation délicate à l'extrême du pouvoir et du mal, et de leurs liens, entre généralités banales et cacophonie des situations.

La prolifération des demi-vérités, des intentions incertaines, des faux secrets, des fausses opérations de vérité témoigne surtout du fait qu'il n'y ait pas de blocs totalement isolés, et encore moins deux blocs tout court. Cette prolifération témoigne de la diversité semi-éclatée, semi-imbriquée, des agents, des lois, des groupes et des capacités : avant toute autre chose, les "mensonges gris" sont une simple conséquence de la répartition inégale de l'information et de ses dynamiques chaotiques. Cela se vérifie à l'échelle des vies, des groupes locaux, des sociétés, à l'intérieur des larges consortiums comme entre les monopoles d'État, dans les communautés culturelles ou entre les communautés d'élection.

Toutes les techniques d'influence grises sont uniques, changeantes, et coûteuses : toutes ne sont pas rentables sur tous les plans et dans toutes les situations. Entre l'astroturfing, les psy-ops, les false-flag operations, les front organizations, le greenwashing ou autre x-washing, les techniques de manipulation de l'opinion, de la décision et le nudging, les ads ciblées, les fausses promesses de forme ou de contenu (hedge funds, tests en laboratoire, vente de données personnelles...), les agents provocateurs, les cinquièmes colonnes imaginaires, simulées, dramatisées ou réelles, l'optimisation fiscale, la fraude acceptable, la désinformation intentionnelle, justifiable ou non, jusqu'aux courants d'analyse économique ou historiographiques – rien n'est anodin, équivalent, inoffensif, et rien ne justifie une vision simple des situations.

Même les modes de production les plus mensongers de l'information exigent une matrice complexe pour être analysés correctement, et ne peuvent se rapporter aux couples secret / révélation, faits scientifiques / illusion stupide, ou élite / masse. Il faut tout transposer sur des grilles de formation / contrôle / répartition de l'information qui contiennent toujours des dizaines d'acteurs, des centaines de degrés, divers genres de gagnants et perdants, et des milliers d'arrangements temporaires. À travers leurs structures et leurs effets axiologiques, les systèmes de légitimation des institutions, les machines de l'opinion et les courants de la culture sont doublement nécessaires pour dresser un diagramme dynamique des choses cachées.

La difficultés pratique à suivre tous les fils, appliquer des critères, se former en continu, pour assembler un tableau idéal, est sans cesse redoublée par une autre : la difficulté fondamentale à interpréter le sens de telle révélation réelle et particulière, pour la juger et y répondre. Le jeu est compliqué, mais nécessaire, et cette contradiction concrète ne devrait plus nous surprendre, à commencer par notre implication du côté des secrets, des spoliations et des machinations, notre marge de pouvoir, nos jeux d'indignation, nos marchandages, nos idoles acceptables et nos aspirations incompatibles.
Il existe des allégeances radicales, des allégeances cachées, des allégeances doubles, mais leurs valeurs finales, leurs conséquences ultimes et leurs évolutions probables ne sont pas univoques, depuis le niveau biographique jusqu'à celui de "l'histoire". Les idéologies partagées participent largement de la répartition des courants et des forces : leurs immenses faiblesses sont parfois plus aveuglantes que dissuasives. Les révolutions ne servent jamais qu'un seul maître, et se limitent rarement à produire les effets attendus.

Il y a bien des moments de concentration de la décision, des "sphères" ou quotidiens incommensurables avec d'autres, et des systèmes qui s'emballent et brûlent des millions de vies. Quelques millions de situations sur des dizaines de milliards, et sans compter les exceptions... >

— Kim, en roue libre, jouant le rôle de quelqu'un qui voudrait impressionner une pote sur le sujet "Comment faire la différence entre les vraies conspirations et les stupides en un coup d’œil ?", Zoom, 2021



C'est probablement moins révélateur que prévu.