29 avr. 2022

[Kogijet] Le rêve éveillé


< À ce moment du rêve, tétanisé par le fait de me trouver face à une autre version de moi-même, je "me" vois porter la main au ventre, et je sens cette main dans mon propre ventre pendant qu'il farfouille dans le sien, pour en sortir une poignée de vermisseaux blancs qui brillent, qui s'agitent et sentent la colère.

Je sens la main sortir de mon abdomen, mais c'est l'autre qui me l'impose, et avec une ironie certaine, je m'entends alors dire – me dire – avec "ma" voix intime, non distordue, exhibant les vermisseaux : « Et voici la fiction à laquelle je crois, moi... en quoi est-elle moins belle que la tienne ? » – je me réveille avec une émotion violente, terreur et fierté mêlées.

Terrifié par le fait que "lui", ce "Gérald" dont je sentais chacun des actes en miroir dans "mon" corps dédoublé, n'avait pas du tout l'air étonné par notre rencontre, par la distance, avant de me promettre la mort, la mort du soi et de ses illusions, comme si ce n'était pas lui qui portait ma peau incognito, mais bien moi qui n'aie jamais compris que je vis sous la sienne depuis toujours – qu'il ne vit pas en moi, mais que je vis en ça, qu'"il" représente même ce qui vit en moi, autour du moi et "sous" le moi vécu et au travers de lui, et qu'"il" a forcément le même visage et la même voix, puisque c'est son corps, et qu'il est le même corps – ce qui dans ce corps aveuglément connaît, ce qui connaît, sous une autre forme de savoir que celle qu'il revêtit dans ce rêve fabuleux... encore que l'on parle parfois dans son sommeil, et que l'on dise des choses.

Il est mon corps tout autant, il est mon corps, ou peut-être son reste entier à l'exclusion des structures et processus neurochimiques actifs qui font le moi "lucide" – encore que ces phases que l'on appelle un peu vite "conscience" ou "volonté" soient elles aussi feuilletées, qu'on puisse les prendre sous plusieurs angles. Dans le rêve, je me heurte à cela : les phases du "moi" "habitent" ou "possèdent", au figuré, et toujours temporairement.

Qu'est-on censé·e faire, lorsque la statue du Commandeur délivre une vérité vénéneuse, sans qu'aucun miracle ne soit requis ? Lorsque le costume de Casimir, creux et accroché au mur, sans personne dedans – surtout ni esprit ni fantôme – se lève et vous fait face, et qu'il semble sourire ? Qu'est-ce que ça peut bien signifier de recevoir un message sensé de la part de la part censée être insensée ?

Encore que l'on parle parfois dans son sommeil... Et voilà qu'une autre partie de moi parle pendant mon sommeil : un rêve quoi – oui mais saturé de sens. L'apparence d'un autre moi légèrement ironique, pour me parler de son rêve éveillé endormi (moi) et me donner des vers (mon destin). Ce n'est pas "mon" inconscient : c'est "moi" qui suis son conscient. Comment interpréter que cette chose fasse de l'humour ? Qu'elle me présente une fable dense, un miroir hautement complexe, une question incisive à laquelle je ne me souviens ni avoir pensé, ni avoir formulée pendant l'activité de veille.

Contrairement à ce que suggérais mon éducation (ou encore, dans une idéation plus narcissique : "contrairement à beaucoup encore"), je conçois désormais cette possibilité : cette autre part n'est pas dénuée d'intelligence, de logique et de raisons. Il ne s'agissait donc pas d'un accident, d'une illusion, d'une apparence de raison – du "singe" millénaire "sur la machine à écrire". Les premiers (?) degrés de la signification ne nécessitent pas le vécu conscient, et encore moins l'éveil. Ce n'était pas une imposture, ce n'était pas un imposteur – d'ailleurs, de nous deux je serais plutôt le sien.

L'intelligence sans qualia, le "dieu aveugle" a parlé, et je ne sais pas si je peux dire "de manière automatique" – puisque les paroles conscientes ne sont pas plus gratuites, moins réglées, plus volontaires ou rationnelles que celles qui émanent d'autres fonctions du stuff. "Il" ne sait pas ce qu'il dit (ou "elle", l'autre partie), mais c'est ton dieu (ta déesse), car tu n'es rien que la fenêtre de son temple et son esprit, c'est-à-dire le bruit qu'illel et ellil fait pendant le jour, aux moments de certains sacrifices. Tu es (je ne suis que) le moment performatif d'un office de sa prêtresse, et un office parmi d'autres.

Je suis Gérald, le rêve éveillé : la partie idéale d'une partie du corps spécialisée dans l'image de soi, la mémoire, la perception et un peu de calcul – le résidu de ces activités, cousues aux rêves non-éveillés par les tissus les moins solides de la mémoire (tout dépend à quel moment du sommeil ça se réveille, entre autres !). Et dans un de ceux-ci, dans un de ces derniers, je viens de voir formulée devant moi l'énigme de ma propre non-identité. J'ai été le théâtre endormi et rêvant et conscient, la pièce et le public d'une partie de corps qui me traverse et rejoue nouvellement – réinterprète – ce que la partie consciente a cru comprendre un jour réflexivement. Je savais que l'identité ne me sauverait pas ; ce dont je suis l'ombre me rappelle que la compréhension ne me sauvera pas non plus.

Pour une part, les emprunts au comportement éveillé – bien qu'ils soient relatifs, comme l'indique le somnambulisme – ne firent qu'augmenter le malaise. Quant à la fierté mêlée, c'est l'autre part de cette même réaction, la part narcissique que je me reconnais : "évidemment, ton inconscient n'est pas comme les autres – il s'adresse directement à toi dans ton sommeil si ça lui chante". La fierté, la honte, la peur, le soulagement d'être une phase de ce corps surpuissant et terrifiant – le rêve émergeant de certaines activités de tel corps – et de le vivre en rêve.

Je ne me suis pas senti comme un Seigneur qui ne règne sur rien mais servirait, sans trop savoir pourquoi ni comment, une sorte de dieu incertain qui en saurait bien plus que moi sans se rendre compte de rien – un maître éclaté, stable, puissant et influençable, faillible et parfois efficace, qui peut, et qui ne cesse de faire.

Je ne me suis pas senti comme une excroissance, greffée sur une chose plus grande et capable de cohérence bien qu'elle soit sans conscience, ni d'elle-même, ni de moi – comme si les phases temporaires du sentiment d'identité n'étaient que des fonctions parasites, peu importantes et dégoûtantes.

Ni humiliation ni dépendance, mais un genre de rencontre intime et de reconnaissance unique, inégale : une prise de contact pour laquelle nous n'avons pas encore de mots dédiés, de catégories assez fines, ou de fonctions référentielles assez subtiles.

Bien sûr, s'jl avait tiré de mes entrailles des vers poétiques capables de m'immortaliser, symboles personnels de l'illusion ridicule et de l'impuissance, j'aurais eu honte de moi – comme ces jours de relecture ou de miasmes mentaux. S'jl en a tiré des vers vivants – pas même des "solitaires", typiquement parasitiques et segmentés, mais bien des nématodes, ces vers lisses et luisants, détritivores, que l'on retrouve partout, symboles universels de fertilité inhumaine, d'aveugle fission cellulaire et vitale... c'était à me faire jouir.

Et c'est pourtant la terreur qui a primé : « Et voici la fiction à laquelle je crois, moi... en quoi est-elle moins belle que la tienne ? ». > 


— « Le rêve éveillé », inspiré de faits réels (si peu) oniriques, 2018

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