4 sept. 2015

[Kogi] Naturaliser le regard (1) : autre ville, neutre vertige (approche descriptive)


Mes yeux s'ouvrent, comme on dit parfois, mon regard change et se pose sur la ville dans laquelle je vis : cette mégapole n'est pas une œuvre humaine, ce n'est plus un projet contrôlé. Et ça ne l'a jamais vraiment été, ou jamais seulement.

Exit les fonctions de la route, et du passage piéton, exit les signaux des feux rouge en tant que signaux. Exit la surbrillance agaçante ou excitante des panneaux de pub, exit aussi l'attraction réflexe des logos et des prix, des vitrines aux mannequins effilés, la captation des magasins de style, des bars à moitié plein, des librairies qui rayonnent de mille promesses et tentations comme autant de chez-moi, exit l'attraction immédiate ou dégoût de telle mode urbaine, exit les écrans d'information, exit même l'évidence vivace et princière des visages féminins et masculins...

Exit
la surbrillance normale et immédiate des choses humaines, de leurs noms-silhouettes et traits et fonctions, des téléphones portables, des voitures et des signes artistiques, généralement ponctués par des horaires, des courses à vélo, en caisse ou en métro...
 


Autre regard, autre ville

Ces derniers temps, j'éprouve une vision étrange et nouvelle de la ville. Je m'y essaye : c'est difficile. Ou plutôt, elle m'essaye et je suis difficile. Cette "vision" implique en réalité tous les sens dont je suis doté, mais aussi et surtout beaucoup de compréhension du réel, beaucoup de connaissances, de représentations scientifiques, de représentations plastiques. Cette nouvelle "vision" ou ce nouveau regard me tombe dessus via des années de lecture et d'expérience.

On pourrait dire : une mise en relation des savoirs sur le monde naturel, de représentations imaginaires mais précises, et d'un sentiment de neutralité ou de neutralisation des valeurs, et tout cela, au niveau de la sensation. La ville familière, centrée sur moi, sur l'intéressant, sur l'utile, sur le désir, sur l'artifice, sur les comportements, sur le regard des inconnus, bref centrée sur l'humain que je suis, polarisée de l'humain, celle-ci s'estompe.

Comme "en-deçà" ou "dans l'intervalle" des apparences familières apparaît –

Une autre ville
. Pourtant, ce n'est plus l'autre ville conçue comme une titan statique et sensible, l'infrastructure géologique et immobilière vécue de manière immersive, empathique, par réversion du senti et du sentant ("je suis le béton et le sol, qui ressent le poids sourd des bâtiments, le chaud frottement des pneus et le tapotement clignotant des semelles par milliers, je sens les pluies et les liquides qui traversent mes tuyaux intestinaux, je sens tout, depuis les larges coups des cuillères tranchantes des pelleteuses jusqu'au bidouillage expert des électriciens dans mes centres nerveux...").

Évidemment, ce n'est pas non plus l'autre ville à venir, la Ville du paradis perdu, de l'utopie ou l'autre ville céleste (mythique). Mais ce n'est non plus pas l'autre ville des souvenirs, celle dont les parcs et les quartiers sont chargés d'émotions intimes et d'amitiés envolées ; ni même l'autre ville que l'on rencontre pour la première fois, inconnue mais concrète et prometteuse, que l'on fantasme ouvertement quand on s'y perd ou que l'on commence à l'explorer...

Toutes ces autres villes, ou ces autres regards sur une même ville, j'en ai parlé ailleurs, déjà tenté de les exprimer, de les expérimenter en subvertissant le regard quotidien. J'avais alors eu l'intuition ou la prémonition d'une ville où les noms se dissolvent dans les choses, l'idée d'une ville purement objective, réelle, qui serait pourtant vécue de part en part. Impossible ! C'est pourtant ce que nous allons tenter d'approfondir et d'approcher. J'avais alors nommé ce truc "élémental de ville", mais ça restait trop vague, trop spectral et trop spontané (non-systématique, non-informé).

L'autre ville
dont je parle ici, c'est la ville naturalisée. En quelque sorte, c'est la ville nivelée par une conception neutre et précise des êtres qui la composent, sans exception, sans préférence et sans degrés d'importance, à chaque instant et chaque endroit, depuis le niveau des ondes électromagnétiques et des molécules, jusqu'aux niveaux bioclimatique et géologique.

Le point de vue se déplace par l'imagination mais s'enracine dans mon flux de vécus, tandis que "je" disparais, entièrement intégré au même tissu de réel continu et changeant, au même continuum de différences, au même titre que n'importe quel autre chose en équilibre instable, chose moléculaire, cellulaire, épidermique, nerveuse et neuronale, soutenue par des choses bactériennes, arachnides, mammifère culturé avec mille points d'attache, inspirant, digérant, recueillant les photons, les filtrant, synthétisant des vitamines, etc.

La ville comme un écosystème physique, exploré ou traversé de l'intérieur (ou plutôt, comme je vais tenter de l'expliquer : ressenti et tailladé ou de l'intérieur). C'est la tentative d'un regard scientifique et écologique sur tel bout de réel (cette ville, et au-delà), qui aboutit soudain à une révélation esthétique. Un moment de réalisation tout à fait surprenant, même s'il était recherché – surprenant car sa splendeur anormale et sa puissance compréhensive vous assomment.


Position et description du regard "naturalisé"

Comme toute expérience intense et spécifique, cette vision semble d'abord échapper aux mots. Deux raisons : la compréhension des relations écologiques possibles et attestées est trop riche, trop rapide, complexe, assimilée, pour s'offrir au récit ; plus profondément, les mots paraissent trop génériques, les termes techniques eux-mêmes manquant de précision, car les choses et le tissu sont irréductiblement continus et singuliers.

La vision, le vécu de cette pieuvre qui mue est difficile à mettre en mots ; le continuum des êtres est difficile à décrire. Et bardé de problèmes épistémologiques redoutables. Voir la deuxième partie de cette réflexion, sur la méthode et les problèmes (en préparation).

J'en suis encore au stade révélatoire : sous le choc de ce regard, sous la coupe de sa cohérence foisonnante et de son étrangeté. Avant de tenter de préciser les opérations qui ont influencé la vision et de décortiquer celle-ci du point de vue philosophique, je dois l'exprimer comme un gosse, comme un littéraire poisseux. À défaut de pouvoir répondre de manière rigoureuse, rationnelle et collective à ces questions, je hasarde ici une réponse descriptive ou poétique. Ce ne sont pas les connaissances qui me manquent mais le temps, la compétence et la motivation. Ce n'est pas la vision qui est confuse, c'est mon langage.

Observer tout objet. Étudier les cycles, les interdépendances écologiques et les symbioses. Ressentir la neutralité de l'être. Démoraliser les êtres et les mots qui les désignent. Analyser les interactions de manière transversale. Changer d'échelle, constater l'unité synchrone des niveaux. Objectiver. Ajouter d'autres points de vue, d'autres consciences, imaginer. Se promener. Boum. Cette "ville" est brutalement autre chose. À la limite, "la ville" est dissoute au cours de l'opération, pour laisser place à un ensemble continu mais différencié de compositions matérielles en mouvements. Des degrés de plasticité. Des capacités d'intégration, de résistance et des points de rupture.

Une singulière éruption de singularités qui s'étend sous vos pieds, au-dessus de vous et tout autour, dans toutes les directions des quatre dimensions. D'abord, c'est une coupe, une tranche kinesthésique de ce tissu de relations, et puis l'imaginaire comble les trous et complète le schéma, informe la perception dans tous les sens et de tous les côtés : vous n'êtes plus au centre. Car il n'y a plus de centre.

(À celles ou ceux qui crieraient non sans raison à l'impossibilité et à la sorcellerie phénoménologiques, je concède évidemment que l'on obtient tout au mieux un effet de décentrage satisfaisant, en alliant le changement rapide d'échelle et de point de vue à des expériences d'immersion dans d'autres corps perceptifs, et en accompagnant le tout de récits d'isolation interstellaire et d'abandon sidéral sans retour)

Ce regard et cette vision ne peuvent émerger sans l'aide des généralisations, des notions et des connaissances générales, mais sa complétion empirique est fortement déstabilisante. Laisse hors de soi.


Neutre vertige

Les effets phénoménologiques cette vision naturalisée de soi, des autres, de toute chose qui compose la ville, ont quelque chose de violent et de vertigineux.

Violent, pas en essence, mais relativement à cette part résiduelle et irréductible d'humanité qui ne peut que trouver l'autre ville trop anhumaine (pas si petite que ça, en réalité, mais abandonnons-nous un peu à l'expérience).

L'application du regard naturalisé exige en effet une relativisation entière des désirs, une objectivation meurtrière des envies et des sentiments, sans pitié pour la valeur supérieure que les humains donnent tout naturellement aux faits humains. Les charges affectives de préférence, de désir ou de valeur sont désactivées, retranscrites en termes physico-chimiques et replacées dans le système, comme de simples sous-sous-phénomènes bien localisés, rien de plus.

Hors de soi, hors des repères du quotidien, au cœur sans cœur d'une objectivité totale, ni douce ni brutale, dans un vertige de décentrement et de paix, de complexité, de mutations, de fourmillement. Concret, tellement concret que ça dépasse les sensations présentes et les complète par des représentations scientifiques des relations réelles. À ce niveau ou sous cette perspective, rien n'a plus d'importance. Il y a, c'est tout.

La puissance de transformation, le degré d'intervention de chaque entité dans le paysage, la proportion des ressources "consommées" : rien de tout cela ici ne peut fonder de priorité ou de propriété. "La ville" est dissoute. Ce pan de la réalité n'est pas le nôtre. Complexe réel, c'est tout.

Cette ville comme un concentré dynamique de composites minéraux, végétaux, animaux, des habitacles et des coursives dont les limites et les fonctions ne cessent de varier car elles ne sont fixées par personne a priori. Elles n'appartiennent pas à l'humain, ni à l'animal, ni au vivant, ni à la Terre : elles n'appartiennent à personne. Elles sont, c'est tout.

Meurtre de l'identité personnelle absolue, tout est changeant. Illusion de l'individualité, chaque vivant et tout vivant est composite. Rien de plus et rien moins qu'un équilibre composite. La volonté comme fait déterminé. Rien ne se perd, tout se transforme. Tout est resté en place, rien ne manque, mais tout a changé de sens. Un aperçu de la vérité objective. Etc.

Proximité du ciment, des rayonnements, des organes, des sons, des cancers, des fluides, des plasma, des frottements... La nourriture n'existe plus depuis longtemps, tout est comestible dans l'absolu et rien ne brille plus de ce côté-ci. Tout être est chose liée à d'autres, et elles sont faites de la même étoffe, malgré leurs variations infiniment singulières. Le fer (Fe) qui compose les châssis, qui se trouve dans ces steaks de bœuf et celui qui coule dans les veines des primates est strictement "le même". Même structure et même nature. Autrement, et sous ces abstractions ("l'élément" Fe), les choses sont toutes uniques. Aucun nom ne leur convient, même s'il y a des similarités de réactions, quand on compare. Il n'y a même pas de "choses", il y a ça, et ça, et ça aussi.

Rien de "meilleur" ou de "moins bon". Ni mal, ni bien, seulement des configurations de matière en mouvement. Ni bien, ni mal, sauf comme des sous-parties, des produits localisés de phénomènes naturels précis, situés dans des crânes. Du point de vue de certains corps. Rien ni personne à sauver, aimer, désirer ou admirer ou préférer. Démultiplication des points de vue. Proximité écologique extrême, conscience aiguë des relations inter-espèces et interrègnes, mais sans engagement émotionnel, sans aucune discrimination. Être tout envers tout, avec une précision extrême. Nausée collatérale.

Aucun idéal non plus, aucun standard, aucune normalité, donc aucune anomalie, aucun monstre (ou seulement des monstres), aucune anomalie car aucun, si ce n'est (encore une fois) comme sous-sous-phénomène mental de tels organismes vivants. Tout est étrange et rien ne l'est. Aucune charge affective et morale, aucune saleté, du coup : rien de sale en soi, plus rien de dégoûtant. À peine des choses "toxiques" pour tels équilibres ou "nocives" relativement à tel point de vue incarné. Tous engagés dans une orgie millénaire d'échanges électromagnétiques, sonores et thermiques, entièrement déterminés, entièrement amoraux et factuels. Neutre vertige.

Il n'y a pas d'individus, seulement des structures physiques, des modifications, des érosions, des symbioses organiques, échanges de molécules, et une infinité d'autres phénomènes. Seulement des associations cellulaires relativement viables, des signes et des faits mentaux déterminés, réglés par les règles implacables en vigueur dans ce pan d'univers... du moins jusqu'à présent.


À peu près – à suivre

Voici donc à peu près ce que j'aurais pu dire de ce nouveau ressenti de la ville, de ce nouveau regard sur une mégalopole, à un stade descriptif.

Si j'ai le courage, je finirai la 2e partie de cette réflexion sur le regard naturalisé sur la ville ; j'y examine les conditions et la méthode de conversion du regard, les positions théoriques choisies (matérialisme non-critique, physicalisme réductionniste, nominalisme radical, déterminisme total, nihilisme méréologique, usage pragmatique et provisionnel du langage, écologie des plasticités...) et plusieurs problèmes qui se posent.

"Mes yeux s'ouvrent", comme on dit. Cette mégapole n'est pas une œuvre humaine, ce n'est pas un projet contrôlé.


Naturaliser le regard (1) : autre ville, neutre vertige
(approche descriptive)

septembre, octobre 2015

2 sept. 2015

[Poékwot] Anesthesia (Meghan O'Rourke)


Say I was searching for God
I was in a hospital with an IV in my arm,
brittle plastic stem. I put my hand in my mouth
and the nurses took it out.                                       [...]
When I woke they said I'd been speaking for hours.

The machines blinked silver around me.

What took place when I was asleep?
Where had I been that I couldn't remember?
The childhood farmhouse, full of light?                      [...]


But no cotton drifted through the sun.
No grass turned dun in the shadows.
No cars drove on the road just out of sight
but within earshot. You forgot
who you were. People came to your bed                   
[...]
and told you they loved you.

How could you know? You didn't remember
the past, you just felt it slipping out of your grasp,
like wheat in the chute of the silo

before you were born to think
me, me, me.
 "Anesthesia", Extracted from Once – poems
by Meghan O'Rourke