25 févr. 2020

[Kogi] Mère nature


< 'Mère nature'... Mère nature est la première créatrice de monstres, la plus fêlée, la plus impitoyable.

Elle expose ses petits monstres aux éléments, puis à leurs semblables. Elle ne s'attarde pas sur ce qui passe en son sein : les jumeaux peuvent bien s'étrangler avec le cordon, leurs cadavres participeront au design des suivants, et "que sera sera".

Certaines formes survivent et d'autres passent au broyeur, certaines sont grignotées par le manque, d'autres dévorées par les précédentes
d'autres encore grossissent sans jamais avoir pu apprendre à s'arrêter, et meurent par implosion, affamement, ou épuisement.

Ces choses
ne sont pas des erreurs de la part de Mère nature : c'est toute sa partition. Les rapports stabilisés
c'est-à-dire toujours instables qui finissent par s'établir ne semblent "parfaits" qu'à des êtres qui n'ont pas connu mieux. Et Mère nature ne ferme pas la porte au mieux, c'est vrai : elle ne ferme pas non plus la porte au pire.

Si notre Mère crée, c'est de façon maniaque, tremblotante et oublieuse. Parfois, les nouvelles monstruosités ressemblent aux précédentes
et parfois non. Parfois elles supplantent les anciennes et parfois non. Parfois elles cohabitent, à tous les degrés de variation possibles, dans toutes les positions possibles et inimaginables, dans un pandémonium instable, et parfois équilibré sous un certain angle, mais jamais dans l'absolu.

Dame nature, c'est l'approximation généralisée qui se cannibalise — c'est le possible qui se déploie jusqu'à ce que son propre poids vienne le mutiler. La nature c'est ce qui reste après le millième bain d'acide, c'est ce qui trébuche un moment, chie un rejeton et repart comme ça peut, pour se recycler ailleurs. Voici le corps de notre Mère, voici son règne.

Même ses cycles les plus durables se sont imposés par la casse la lente torsion des degrés de résistance, la transgression des seuils, ou par les cribles intransigeants de la rareté. Ce ne sont jamais les produits d'une sagesse, d'un idéal de beauté ou de justice préalables, mais les résultats fragiles d'interactions forcées, répétées, répétées encore, de frictions internes ou externes, des bains de luttes et de solidarités.

Des jungles luxuriantes et impures jusqu'aux étendues soi-disant immobiles qui ont fait déserter la vie qu'elles avaient engendré, aucune image ne peut condenser ou résumer le corps de Mère nature. Surprise et ennui. Partout : forêts de cristaux bleus, de poutres de graphite ou d'algues rouges, nuages de bactéries noires, cataclysmes gazeux,
sels irisés, plasma vivant, jouissances grises, micro-mutilations.

Voilà pourquoi "nous" ce genre de monstres, toutes ces espèces "d'humains", ces moments ou phases de la dérive d'une lignée nous sommes bien les enfants de notre Mère. Si nous sommes telles que nous sommes, c'est d'abord parce que nous avons bien appris de ses manières, et bien subi sa stupidité. Éducation ambiante, mais trouvailles singulières. Brutales, voraces, attendries, contentes, ingénieuses, débiles, bizarres, conformistes, curieuses, changeantes et terrifiées par le changement, oublieuses, à peine stabilisées, nous sommes bien ses enfants. Ce cordon est impossible à couper, mais il ne fonde rien ne veut rien dire, ou quasiment.

Si nous avons été mises en position de comprendre que les "monstres" sont toujours des semblables, à défaut d'être similaires puisque nous sommes nous-même des monstres, toutes aussi visiblement naturelles que les autres rien ne nous empêche d'aimer toutes les formes de vie telles qu'elles sont, pour elles et pour soi-même. Inversement, nous rien ne nous empêche de tenter de réduire la quantité totale de douleur et de destruction, c'est-à-dire de préférer telle forme de monstres, en choisissant de défendre telle composition temporaire plutôt qu'une autre, ou toutes les autres.

Voilà pourquoi « nous sommes (aussi) la Nature qui se défend », envers et contre certaines parties d'elle-même. Et pourquoi cela n'a aucun sens d'honorer notre Mère ou de lui en vouloir. Pourquoi notre Mère est avant tout indifférente. Indifférente à nos malheurs, à notre refus de l'indifférence, et même à notre indifférence. Elle s'en fout – mais différemment, jusqu'à pouvoir éprouver de l'attention, parfois, en certains fragments, peut-être en d'autres, ou pas. Mother doesn't care, deeper.

Voilà pourquoi nous n'avons aucune leçon d'harmonie ou d'équilibre à tirer de Mère nature, notre Mère qui nous expérimente,
et pourquoi ses états passés ne sauraient jamais interdire l'émergence radicale d'autres formes.

Voilà pourquoi cette Mère ne nous donne jamais aucune leçon sur ce qu'il faut faire ou ne pas faire, sur ce qui est bien ou ce qui est mal – seulement des leçons sur ce qui est possible et ce qui va être compliqué, pour tel "nous-phase" donné. >

— W. Thorzein, 2020, échange personnel (adapté de mémoire) ; images : Tierra Whack, 'MUMBO JUMBO' & 'Whack World' music videos (c UMG Interscope)