7 sept. 2008

[Poékwot] Qu'il se tienne... (Philippe Jaccottet)


Qu'il se tienne dans l'angle de la chambre. Qu'il mesure, comme il a fait jadis le plomb, les lignes que j'assemble en questionnant, me rappelant sa fin. Que sa droiture garde ma main d'errer ou dévier, si elle tremble.

            Autrefois,
            moi l'effrayé, l'ignorant, vivant à peine
            me couvrant d'images les yeux
            j'ai prétendu guider mourants et morts.

            Moi, poète abrité,
            épargné, souffrant à peine,
            aller tracer des routes jusque-là !

            À présent, lampe soufflée,
            main plus errante, qui tremble,
            Je recommence lentement dans l'air

     in LEÇONS

(Je t'arracherais bien la langue, quelquefois, sentencieux phraseur. Mais regarde-toi donc dans le miroir brandi par les sorcières : bouche d'or, source longtemps si fière de tes sonores prodiges, tu n'es déjà plus qu'égout baveux)

            Cette lumière qui bâtit des temples,
            Ces colonnes bleues sur leur socle de pierre
            Au pied desquels nous avons marché plein de joie

            (sur la table rugueuse ayant déposé quelques simples
            en figure d'étoiles poussiéreuses,
            ayant trempé nos mains dans l'auge des bêtes
            comme en un sarcophage d'eaux étincelantes)

            cette lumière souveraine sur les rocs,
            portant au centre du fronton le disque en flammes
            qui aveugle nos yeux,

            si elle est sans pouvoir, comme il semble, sur les larmes,
            comment l'aimer encore ?

    in LE MOT JOIE


    PHILIPPE JACCOTTET

extrait de À LA LUMIÈRE D'HIVER
    et PENSÉES SOUS LES NUAGES
                          1977  1974