27 janv. 2013

[Poékwot] Les Cinq Sens (Alfred Jarry)



I

Le Tact
Roulé dans une serviette comme dans un petit linceul la momie d’un singe, je l’emporte a travers l’ombre visqueuse dont mon passage écarte les rideaux mous. Et les muscles doivent se faire plus forts pour marcher dans cette obscurité, qui repousse les corps comme l’eau le liège. Mes pieds reçoivent des dalles un frôlement douloureux, et la lime du granit vient mordre les semelles. J’étends les bras pour écarter l’ombre jusqu’aux murs de la salle, et mes doigts se heurtent à de longs cylindres irréguliers. À droite et à gauche il faut ranger les os branchus, et parfois la main s’effraie au contact flasque de poitrines desséchées : l’écorce des momies tombe, par plaques, comme d’un platane ; et peut-être vont s’attacher à moi, émergées de ces arbres brunis, les dryades squelettes...

Mais leurs paumes griffues m’épargnent. Il est toujours là, le Fœtus qu’on m’a chargé de porter en place honorable parmi ses pareils ; et son corps, naguère de nèfle ridée, à mes mains qui viennent de palper des os donne l’impression douce de l’émail. Et, fendant l’ombre de l’épaule ainsi que d’une proue, je l’emporte respectueux, accroupi dans mes mains jointes, comme un Bouddha de porcelaine.


II

L’ Odorat
Je l’emporte à travers le tremblement sans forme et sans couleur de la poussière morte. L’air se hante d’esprits invisibles mais non immatériels : une poudre ténue monte des os en effluves et me précède comme la lumineuse colonne mystique. Les plis de la serviette où je l’emporte battent l’air de leur simoun ; et les trombes de sable irritées se retournent et m’étouffent. Les pas rythmés sur les escaliers sans fin rythment la danse des sables ; et les atomes incubes viennent tambouriner mes narines à intervalles réguliers, comme le flux d’une mer, et les corrodent de l’âcre brûlure de l’ammoniaque. C’est l’accompagnement sourd d’une marche indienne ; et ballotté au bout de mes bras inconscients, le Fœtus accroupi se tapit et s’endort, bercé par la houle des dromadaires.

La sèche poussière tarit la gorge ; j’ai dû boire il y a longtemps, bien longtemps, boire à longs traits une outre pleine. Car je la tiens encore cette outre fripée, affaissée et racornie dans mes mains ; et des relents de choses desséchées en montent. Au moins de l’air, de l’air humide que me cache le ciel lourd de ces voûtes impénétrables ! Et la fenêtre tourne son gouvernail dans la mer d’huile noire. Tout est noir, les astres sont irréparablement fuis du ciel, et le noir est absolu partout, sans nul clapotement glauque.

III

L’ Ouïe
Par la fenêtre ouverte le vent joyeux se précipite, et passe sur l’ombre avec un frottement grave, comme sur une corde de contrebasse. Il gémit en traversant les fourrés et les taillis d’os que je devine à leur cliquetis d’anche ; et la nuit enfermée dans les cages à perroquets des côtes barytone, comme l’air dans les tonneaux cerclés ou les cercueils qu’on cloue. Il agite doucement les andouillers feuillus d’un cerf gigantesque, et les frondaisons palpitent comme des ailes de tête de mort. Et les longues flûtes éoliennes des cétacés, séries de vertèbres rabouties par des viroles de cuivre, attendent qui joue. Des araignées qui délogent écorchent le sol de leurs petites griffes ; et de tous ces bruits la perception est si nette, qu’on distingue encore parmi se tourner dans les orbites les yeux de néant des squelettes.

Dans la clef du bocal ouvert, le vent souffle oblique ; c’est le son pur et liquide de l’alcool avec ses petites vagues. Et comme il m’est interdit d’allumer une flamme, je vais remplir ma mission dans l’ombre, avec un remords recel, comme qui va jeter de la berge aux profonds remous le pante qui passe.

Tels les otaries qui plongent, et à chaque plongeon poussent un hoquet rauque, bouteilles noires qui s’emplissent, il tombe en l’humide prison de verre. Et après un choc sur le plat tremplin de la surface, il descend doucement, doucement, comme un ballon qui atterrit. Il me semble que je l’ai jeté dans un puits, et que par lâcheté je suis fier d’avoir la main assez forte pour fermer un puits d’un couvercle cacheté à la cire.

IV

La Vue
Le falot bâille et souffle la lueur, et apparaissent les hauts plafonds et les murs nus ; et les marches des escaliers et leurs ombres se détachent alternatives, blanches et noires comme un clavier. Et au détour du chemin circulaire se représente ce grand cerf où j’avais entendu souffler les vents. Derrière, à perte de vue trotte lourdement une meute de molosses squelettes, à qui instinctivement je livre passage. Béhémoths aux tètes bestiales, aux défenses en nombre divers, pressent leur troupeau ; mais l’on n’entend point cliqueter sur les dalles leurs sabots fendus, car des piqueurs invisibles les tiennent rivés au mur par des laisses et des carcans de cuivre. Des ceps de cuivre paralysent tous leurs membres et des liens de cuivre encore arrêtent sur ses jarrets éperdus le grand cerf qui détale devant eux, le grand cerf aux Bois extravagants.

Leurs orbites vides nous suivent comme le regard circulaire d’un portrait trop photographique ; le Léviathan décharné, « carcasse » de Raphaël, se retournerait pour nous mordre ; mais cinq mains de bronze jaillies de terre comme des piliers de cathédrale maintiennent rigide sa longue échine de vaisseau qu’on construit. Les êtres sabbatiques sont figés dans leurs convulsions : mais l’homme a désespéré de clore jamais l’abîme espion de leurs paupières. Et sur les murs très clairs, derrière les minceurs des os, se figent aussi les ombres, comme des découpures collées de papier noir...

Vraiment, s’il me semblait commettre un crime, c’était bien à tort. Il s’est épanoui dans son vase comme un bouquet qu’on arrose. Et des bulles d’air, irritées et irisées, sous la clarté crue de la lampe, restent accrochées aux plis non encore défaits de sa face. Ses paupières s’écartent, ses lèvres s’ouvrent en un vague sourire. II a emporté de l’air aux oreilles comme un insecte d’eau qui plonge. Ses yeux et sa bouche me regardent de ce regard mystique dont vous inquiète tel masque en pâte de verre. Mais mes doigts maladroits agitent le vase, les bulles s’envolent, et je reste béant devant la figure bête de poupard de caoutchouc qui s’étale.


V

Le Goût
Ma lampe a piqué de points clairs les dents des monstres les plus proches. Les effraies empaillées, sous leur masque de velours blanc percé d’yeux en étui de peigne, ouvrent leur bec de ciseaux. L’infini troupeau des quadrupèdes décharnés se couche comme un chien qui quête un os, et l’immense meute attend la curée. Les squelettes pendus par le crâne, immuablement droits et corrects, ouvrent sans bruit leurs lèvres jaunes en des sourires de gourmets, et les momies rapprochent leurs cagneuses rotules de casse-noisettes bruns. Je ne suis que le maître d’hôtel qui leur apporte inconscient un hors-d’œuvre pour leur prochain sabbat — car, en le cristal du bocal, sur la tablette de l’armoire vitrée, déjà ballonné d’alcool clair, s’épanouit le Fœtus comme un gros fruit des Îles.


Alfred Jarry, Les Cinq Sens
in
Les Minutes de Sable : Mémorial

Poésie / Gallimard
exemplaire numérique
, BNF

17 janv. 2013

[Poé] Je raffine la haine


Et je raffine ma haine sur le tamis d'une amitié
Du minerai de la colère je tire des pépites d'énergie

Sur le fuseau des poésies je file mon amertume
J'en tresse une corde à linge, y tends des visions délavées

Au retour des chemins : beaucoup meurent, d’autres s’allument
Dans un silence, j’étouffe la promesse des images

Toutes les secondes jumelles que bat mon cœur lourd
Je nourrirai les pages avides et dompterai la rage

Nourrirai de vos voix, rires, bras – cette rage d’amour

Joa Poudrière (c)

Je raffine la haine
 jan 2013

15 janv. 2013

[Kogikwot] Screaming tumult of things (Ben Woodard)


La philosophie traite de ce que l'homme comprend, et donc aussi de ce qui le dépasse. Même lorsque le penseur prétend délimiter le savoir - entre sciences naturelles et spéculation (Kant), ou entre sens et non-sens grammatical (Wittgenstein), par exemple - il détermine et joue aussi de ce qui reste au-delà des limites qu'il construit ou désigne. Définir une limite, c'est aussi désigner un envers paradoxal, un négatif du système : le négatif comme ce qui nous dépasse et délimite ce que nous sommes, comme cet impossible à penser qui pourrait pourtant "être".

Contre l'apophatisme d'une part (qui consiste à nier la validité de nos catégories pour parler de l'au-delà, par définition) et l'anthropocentrisme d'autre part (qui est optimiste quant aux catégories ontologiques et à la pensée, mais peut-être trop, en réduisant tout "l'extérieur" à du familier), cherchons ce qui pourrait être sans pourtant être déjà - ou du moins, sans être "déjà... pour nous". Avec Woodard, quelques brèves réflexions sur les liens possibles entre ce négatif de la rationalité humaine : un négatif moins centré sur la folie et ses distorsions que sur le possible, l'immonde et l'horrible.

҂

Le possible requiert l'expérimentation, dont on ne connaît jamais a priori les formes ni les règles d'actualisation. Son anormalité phénoménale doit être explorée à défaut d'être cartographiée, où la suspension du "réel" équivaut bien à une plongée dans le réel : théorie folle mais mathématisée, observation incohérente, objets sans noms, innommés, ou noms vides lancés pour éclairer l'obscur, furie hypersensible ou fièvres de l'imaginaire. La spéculation n'est pas une pensée folle : seulement une logique débridée, qui emprunte à l'imagination, à d'autres langues, poétiques ou grammaires pour dépasser son propre répertoire ontologique ou logique.

Woodard cite Quentin Meillassoux - dont j'ai pu suivre les cours excellents sur le scepticisme à l'ENS en 2011/2 - avec une remarque portant initialement sur le temps chez Deleuze, si je comprends bien. Son idée frappe juste entre deux textes personnels (non publiés, ni sur ce blog ni ailleurs), le Fracas Monstre et le Dérivage de la Reine : le premier coagule et sur-sature la page par le rajout constant de nouveaux verbes et d'images (c'est donc une performance textuelle), le second est une description en règle de l'affect d'é-limination - le devenir-ligne comme un devenir-néant.

J'interprète ainsi la thèse de Woodard : l'horreur est précipitation (dans le sens objectif de la précipitation chimique, presque, objective - bien en-deçà du jugement hâtif de Descartes ou de l'enthousiasme spéculatif, la 'Schwärmerei' kantienne), entre la sur-saturation et l'anéantissement, ou l'unité des deux  :
"Without the sobriety of the principle of sufficient reason (following Meillassoux) we have a world of neon madness: “we would have to conceive what our life would be if all the movements of the earth, all the noises of the earth, all the smells, the tastes, all the light – of the earth and elsewhere, came to us in a moment, in an instant – like an atrocious screaming tumult of things” (Quentin Meillassoux, “Subtraction and Contraction: Deleuze, Immanence, and Matter and Memory.” Collapse Vol. 3).

Speculative thought may be participatory in the screaming tumult of the world or, worse yet, may produce its spectral double. Against theology or reason or simply commonsense, the speculative becomes heretical. Speculation, as the cognitive extension of the horrorific sublime should be met with melancholic detachment.
Whereas Kant's theoretical invention, or productivity of thought, is self-sabotaging, since the advent of the critical project is a productivity of thought which then delimits the engine of thought at large either in dogmatic gestures or non-systematizable empirical wondrousness. The former is celebrated by the fiction of Thomas Ligotti whereas the latter is espoused by the tales of H.P. Lovecraft."
Citations immanquables à la suite, Bataille, Lovecraft, Ligotti (dont une de Lovecraft que j'avais retenue, lorsque je lisais ses lettres sur l'invention de faux documents anciens et l'usage de vocables maléfiques sumériens - me souvenant au passage d'une émission sur le Nécronomicon entendue sur France Culture il y a dix ans ou plus, perdu dans les Vosges en voiture).

Il s'agit donc, dans la suite de la démonstration, d'évoquer comment les grandeurs immondes de Lovecraft, d'une part, et les contagions dénaturantes de Ligotti d'autre part, animent d'autres spéculations - peut-être en vue de nouvelles avancées métaphysiques. 
 
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Si le texte de Woodard ne développe pas ces pistes métaphysiques, il est pourtant clair qu'il dirige sa lecture des deux auteurs dans une direction précise : celle du réalisme spéculatif (speculative realism) : "Clearly, the weird fiction of Lovecraft and Ligotti amount to a anti-anthrocentric onslaught against the ramparts of correlationist continental philosophy". Ce n'est pas une récupération des auteurs, car le réalisme spéculatif est tout sauf un courant homogène : plutôt une vectorisation de l'horreur et de l'hyper-chaos, vers le possible de la matière. Cette vectorisation se veut non-deleuzienne : l'est-elle vraiment ? La question est ouverte.

Selon l'hypothèse de Woodard, Kant réagit face aux visions de Swedenborg. Pour retenir le basculement de l'imaginaire dans la métaphysique, il isole les deux sur le mode stratégique du transcendantal (limites et conditions du savoir) - sans pouvoir annuler l'enthousiasme, l'illusion, les dérives de l'imagination ou le sublime et son revers : l'angoisse. Mais la spéculation ne s'oppose pas toujours aussi strictement à l'expérimentation scientifique que dans le schème kantien, et l'imagination n'est pas seulement le site où s'uniraient les sensations rangées et les concepts purs.

Pour nuancer l'article, disons que la philosophie critique de Kant n'est pas le sabordage de la pensée par elle-même (formulation simpliste ou idéologique). Kant était attentif aux penseurs Français, et il est possible qu'il ait lu Le rêve de d'Alembert (1769) - pourquoi ne pas le supposer ? - avant de finir la Critique de la Raison Pure (en plus des textes tardifs de Swedenborg). Si Kant a pu identifier ou pressentir la proximité de l'immonde, l'imminence d'une déchirure entre matière sauvage, mutante, imprévisible, et intelligibilité, son projet garde-fou ne cherche peut-être qu'à mettre la pensée en bride, la maîtriser, canaliser sa force - et non la neutraliser ou la pousser au suicide : l'interdit n'est pas de spéculer, mais de confondre spéculation et sciences naturelles. La délimitation interne de la pensée donne le pouvoir aux sciences empiriques et n'interdit pas tout élan vers l'au-delà : seule une saisie démonstrative est interdite (ce qui est encore trop pour les nouveaux métaphysiciens, dont les partisans d'un réalisme spéculatif).

La conscience universalisée reste relative à un au-delà d'elle-même :  Kant ne pousse pas la pensée au suicide mais la limite peut-être pour prévenir son suicide - le risque de s'abîmer dans une métaphysique du possible. Ce faisant, la conscience donne lieu à un monde commun, un monde humain par la corrélation faible entre nos expériences et nos concepts, possibilité de l'éducation et du politique.

De plus, il n'est pas certain que la conscience transcendantale soit strictement anthropique : elle semble ouverte à d'autres créatures, non-humaines, qui partageraient nos formes et concepts généraux. Des formes de conscience plus complexes que la nôtre embrasseraient les catégories transcendantales et sont pensables - mais non connaissables par expérience (ni observées, ni intégrables en vue subjective ; voir Nagel sur les points de vue). Pour aller plus loin, il faudrait faire la critique de la démonstration kantienne, voyant le lien exact qui existe entre la non-contradiction et les antinomies (voir peut-être Après la Finitude, Meillassoux, Seuil, 2006).

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En tous les cas, lisons Woodard : c'est toujours ça de (com)pris pour la littérature. L'horreur que la Raison kantienne tentait peut-être de circonscrire hors d'un cercle de lumière, cette horreur nous vient par plusieurs couloirs ou différents touchers, d'un côté de la raison comme de l'autre : par l'inconcevable (angoisse paralysante) ou l'artifice pur (étirement des possibles). Ces deux chemins de l'immonde proviennent de la raison, qui, informée d'imaginaire, s'effondre sur elle-même en précipitant la chute du "normal" : chez Ligotti, c'est la déréalisation du quotidien, le fait que l'horreur était toujours sous nos yeux, cachée sous le fin voile de l'habitude ; chez Lovecraft, c'est l'extension insoutenable du réel, sa peau de nuit étirée jusqu'à ce qu'elle se troue, découvrant les eaux hideuses d'un lac abyssal. Il y a un effet d'eau stagnante chez les deux auteurs, quand le réel se réveille et se révèle tel qu'il est : la raison se dissout plus qu'elle n'agonise. Chez Lovecraft, c'est à ses confins, et chez Ligotti au coin d'une rue, sous la coquille du bavardage conceptuel illuminé.

Ce qui m'intéresse et que je note, c'est l'idée que l'au-delà provoque l'horreur sous une forme hybride. Ce qui est hybride, comme les monstres, provoque l'horreur plus il est proche de nous : la subversion de la "réalité" est pire que l'impossible pur. Il ne s'agit pas seulement de l'effet 'uncanny valley', mais de la bande impossible et pourtant bien réelle des monstres humains, que classe la tératologie (des embryons-choses tout étirés aux mutants de Pripyat, en passant par les bébés doubles, triples, ni séparés ni unis, ni tout à fait un ni tout à fait deux, plus ou moins 'chose', dans un hybride qui dépasse notre grammaire la plus basique, nos couples élémentaires : humain / non-humain, vie / matière inerte).

Apprivoiser ou s'habituer à l'immonde et au glauque - les structurer à leur tour, en faire des êtres ou des modes propres - voilà ce que la science elle-même exige de nous ces derniers-temps : bestiaires d'obscurités ou de singularités en astrophysique, bestiaires de particules hybrides et indéterminées en physique subatomique. Les monstres aux confins de la Terre, et dans la structure même de notre corps. Le fantastique n'est plus l'alternative entre l'option "réaliste" (naturelle, causale et rationnelle) et l'option surnaturelle (ou mystérieuse, selon l'économie contradictoire du miracle) : le réel est devenu insensé, tandis que l'insensé devient réel. 

Ce qui est impossible à raisonner n'est pas un impossible absolu, bien au contraire : il serait rationnel de croire que c'est possible ! Ce possible non systématisé, non dit, c'est l'horreur, que la littérature peut explorer dans la mesure où la spéculation imaginaire se double d'invention linguistique. C'est une nécessité : si l'indicible est finalement objet possible, alors les possibles du langage lui-même doivent être étirés, ne serait-ce que pour décrire ou provoquer l'affect qui accompagne cet au-delà immanent : l'horreur.

Cela explique à mon sens pourquoi Lovecraft tente de puiser chez les antiques magies de Sumer, invente des mots, noms-verbes des Anciens, et trouve dans le superlatif, appliqué au tangible, à la matière, un instrument linguistique de nausée. Dans une citation, Ligotti avoue viser "l'exact inverse de Lovecraft", en ce qu'il insémine le germe de l'horreur dans le regard lui-même au lieu de décrire des objets horribles. Au lieu de déplacer le spectateur aux confins étirés du réel, comme Lovecraft, Ligotti lui révèle l'horreur des choses qu'il croyait connaître, une fois tombé le voile du langage familier ou de l'usage quotidien. Tous deux inventent les moyens de produire et décrire l'affect, tout en spéculant sur ces objets abjects et inhumains : dans cette optique, leur production littéraire (mythologies et narrations) est aussi nécessairement linguistique et philosophique.

Je retiens autre chose : l'hybride se présente lui-même sous forme hybride. Ainsi, l'horreur nous tombe dessus ('collapse') comme affect de saturation et de vide : pour l'humain que je suis, l'informe est à la fois incompressible et annulant. La mythologie la plus fouillée fait alors place à la mythologie la plus grouillante... Aux atmosphères de Poe ou de Jarry succèdent les bestiaires des méta-barons ou des mondes oubliés (ah, la cosmologie métaphysique spéculative in Planescape Torment !). La fertilité surabondante des galaxies, des races, des guerres, des greffes et des fusions fait place aux dimensions du chaos, de l'aliénation ou de l'élémental, où l'on se perd définitivement. De la profusion hyper-naturelle, on passe au contre-nature, plongeoir vers le "          ".

L'indigestion imaginaire cause le vertige de la raison : tandis que l'une se gorge, l'autre régurgite - l'une entrevoit et crie, l'autre ne peut plus se regarder dans la glace. La raison ne peut plus se réfléchir sans "voir" le Horla... c'est-à-dire l'invisible, son propre néant relatif. Le hors-là n'a plus qu'à creuser (vacuité ressentie, affective, plus que métaphysique), évider la raison jusqu'à n'en laisser qu'une pelure.

Hors d'une corrélation entre l'humain et le monde, elle-même fondée sur la séparation de l'expérience et de la chose en soi, repose un champ continu de possibles et d'affections. Ce champ semble bordé par un vacarme qui est succion - par un cri et un frémissement : leur union dans le crissement. L'hyper-monde saturé,"like an atrocious screaming tumult of things", a l'effet dissolvant du hurlement de la Banshee. Cette lecture immanente, matérielle, se distingue d'une angoisse de l'être comme on la trouve chez Heidegger : point de cadre existential ou d'authentique pour l'apprivoiser.

Le déluge immonde des "choses" "du dehors" se mêle instantanément à notre organisme et le défait : c'est le viral, le cancéreux, le tourteau dans les bronches, la méduse du cerveau, les trilobites dans la moelle épinière (pour reprendre des images poétiques personnelles), signes annonciateurs d'un anéantissement bien plus horrible qu'une mort individuelle (qu'elle soit absence prolongée ou disparition) : la fin de tout point de vue humain, le monde sans nous. Sous le cosmos bien ordonné stridule un nu-ni-vers de greffes, d'horreurs et de fiction.

Je finis donc cette proposition de lecture par le titre d'une nouvelle de Borges (en Anglais dans le texte original de L'Aleph). Murmure prophétique ou délire inoffensif ? Quoi qu'il en soit,

"There are other things".


10 janv. 2013

[Poépsycho] I am want


I am more. I want more. I am want. Slashes me on a daily basis, burning my mind and my body, like razor-sharp slivers of infinity
Certain girls, cut, certain feelings of empowerment, certain paintings, cut cut, beautiful faces and lost voices, rip and rip, city brink, mutagenes and different cells, swell swell, singular glow of rare metal, dark pools of old, rhythm and flow, slit, slit, these atmospheres, certain poems, all time-bound, cut cut cut

Building an empire wouldn't be enough. Conquering Gehenna, seven circles of the Heavens, losing myself in Anātman: only pale introductions of life as it could be. Not personal identity: transpersonal ripples. Not the soul: the convection of such-a-node. Not a project, not even the Cosmic Cathedral: only want want stuck

Mythology cannot retain the ultimate. They found wanting. Holding powers-above in chains of words: I wreck the cage, I these unleash, unleashy want
NO YOU ARE NOT! (MORE THAN DUST)!
She toldeth me, and  accepted that
Pain is the only relief for my frustration. Lack of sleep, exhaustion physical, circular, mutilating thoughts, provocation, rage, snot. Laugh. As I crave, j'en crève, as I yearn, le jeûne intensifies

Want in motion, want in waiting, want in treasure, want in life and (reversed, Śūnyatā, disappearance) want in revenge, want in peacelike acceptance, want in nothin', nothingness wants

Megalomania is a protective disorder. And yet here it is, pointing at something else than itself. Frustration is a fragile, reactive condition. And yet, what if, what if it wants. What if want. Tell me. Tell me. Tell me

 

2 janv. 2013

[Kogi] Nouvelle année (?)


La nouvelle année est à deux pas, à nos portes, à nos pieds - et voilà, ça y est, d'une nuit nous sommes à ses pieds, à sa porte, les pieds dans le plat.

*

Étrange et important rituel de fêter le passage d'une année, mais ce n'est pas clair et c'est vieux comme le monde... Fête la survie de l'espèce ? Fête la civilisation, mais pourquoi, et laquelle ? Fête le cycle lui-même, fertile, naturel, révélé dans la date arbitraire ? Fête le miracle d'une fin qui est exactement (aussi) son début ? [1]

Fête 2013 tours de Soleil (une course à quoi, vers où, vers quand ?) ? Fête la révolution de la planète autour de son étoile (son anniversaire symbolique), ou les révolutions des étoiles familières tout autour de la Terre, toutes serties dans des constellations seulement réelles pour les humains ? Fête le pas ridicule vers l'infini, ou le pas de géant vers le Soleil rougeâtre d'un décompte fatal ?

Années d'attente eschatologique, de transmission, années d'alliance et ans de grâce ? Pleure-t-on le non-retour-encore ou acclamons-nous le sursis ? Est-ce un soupir de soulagement, un souffle retenu, un espoir caché ? Année défaite (là), année couronne (absente) ? Still, still, sois tranquille, pas encore. Ou au contraire : accélère, passe à la vitesse supérieure, plus beaucoup de temps, rappel des limites et pressurisation (dé)motivante. Fête l'ironie terrifiante ou libératrice du temps qui n'attend rien.

Fête le possible ? On parle de renouveau, de la possibilité de changement, pourtant la date est arbitraire, n'ajoute rien "objectivement" : à part elle-même, un repère, le changement pourrait se faire n'importe quand, n'importe quelle autre moment ou numéro. Bien sûr, on vieillit, on s'améliore, on se dégrade : régulation nécessaire, occasion du sens, intégration et désintégration, honnie malédiction, réalité encore. On se replace soi-même dans un tableau mobile : "normal", "faire son âge", age-appropriate...

*

Rien de tout cela ? Pour certains ou certaines, ce n'est peut-être qu'un acte comptable : trésor thésaurisé ("2012"), profits marqués, et les promesses de vente, pronostics de consommation ("2013"), diarrhée supermarchande ou constipation bancaire.

L'année commence pour la 2013ème fois, elle commence à nouveau, c'est-à-dire qu'elle recommence à être unique et belle, jamais vue et la même, pleine de secondes chances devant les mêmes problèmes, pleine du retour attendu de l'inattendu.

L'année commence par le renouvellement de la vie et de la communauté au travers de son chaos éphémère (pétards, alcool), sa bousculade carnavalesque (déguisements, concerts, danses), son arrêt cardiaque (jour de l'an, jour de vacance)...

Le renouvellement n'est pas effectif, il est d'abord promis, souhaité, appelé des vœux du citoyen et bombardé à coups de résolutions - mais pourtant dans la rue et dans les cœurs, même en famille, c'est souvent un jour supplémentaire de spectacle, de simulation et de solitude.

Et la nouvelle année prend corps dans les vestiges de l'ancienne : elle est projetée sur les délires normaux de la précédente, on l'imagine comme celle qui vient de passer, sans même s'en rendre compte. L'inertie de la mémoire est à double-tranchant : elle retient... La mémoire peut aveugler les possibles, mais c'est pourtant elle seule qui permet l'ouverture des possibles : imagination et projection dépendent d'elle...

2013 n'a rien de normal, 2013 n'a rien d'évident
2013 ans même pas qu'on a ce calendrier
2013 ans - dit-on - qu'une histoire de fou nous prend la tête et les tripes [2]

Histoire de foule, de brigand libéré, histoire de juste un soir et quelques nuits, d'innocent condamné, de croix et de bandits qui rendent l'âme, de trahison et de justice, d'étrange nouvelle, et de gloire. "Notre" culture, "ma" foi, "leur" espérance éclatée, multiple, glissante, aux histoires contestées.

1 année bien remplie + 1 année "pleine de rebondissements" + 1 année rare + 1 année à crever + 1 année de scrabble en maison de retraite + 1 année d'échéances à rembourser + 1 année de rires et de petits-enfants + 1 année de pêche et de fleuves + 1 année chauve + 1 chimère + 1 de plus + 1 euro + 1 bougie + 1 rat mort + 1 acouphène + 1 pays + 1 clan + 1 reine + 1 an + 1 an

1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 +  1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 +1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1  + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 +  1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + ... + 1 + 1 + l'année de mes vingt ans + 1 + 1 + 1 = 2013, sans aucun doute, et presque autant de petites croix les séparant

Sommation minimale (numérotage), nomination radicale, nécessaire pour faire apparaître le temps et son passage, même dans l'arbitraire. Mesurer le temps pour mesurer l'importance, faire le compte pour se rendre compte.

Le symbole, vous dis-je ! Le symbole !
2014 n'existe pas encore et 2013 n'existe déjà plus
2013 tire une croix, alors 2013 quoi ? Vide, tombe vide
2013 années à venir, encore, je crois, je sème, arrose mais ne peux faire croître
Tout accélère, dirait-on, mais peut-être pas

Encore un petit moment, 3, 2, 1, X, 2, 1, Y, 1, Z, A, AA, ZZZ, 999, 3, 2... 

Et les saisons reprennent, à différentes vitesses, selon chaque site-climat, chaque perspective, chqaue repère-monde plastique et résistant, chaque révélation regrettée ou différée, anonyme ou collective, chaque réseau de trauma glorifié, chaque faim, indigestion, chantier



[1]  Sur ce thème de la date - unique et pourtant répétée, lire "Shibboleth, pour Paul Celan", réécriture par Derrida d'une conférence de Derrida donnée à Seattle le 14 octobre 1984.

[2]  Sur cette histoire incroyable - unique et pourtant répétée, lire L'évangile de Marc, réécriture par quelqu'un de la vie de Jésus-Christ, vécue dans des contrées relativement cisjordaniennes aux environs de l'an -6 avant elle-même.