23 févr. 2012

[Poékwot] Les cinq relations (Victor Segalen)


Du Père à son fils, l'affection. Du Prince au sujet, la justice. Du frère cadet à l'aîné, la subordination. D'un ami à son ami, toute la confiance, l'abandon, la similitude.
* *
Mais pour elle, - de moi vers elle, - oserai-je dire et observer ! Elle, qui retentit plus que tout ami en moi ; que j'appelle sœur aînée délicieuse ; que je sers comme Princesse, - ô mère de tous les élans de mon âme,
Je lui dois par nature et destinée la stricte relation de distance, d'extrême et de diversité.

Les cinq relations, Victor Segalen

 in Stèles, stèles orientées, 1912

7 févr. 2012

[Kogikwot] Article rigolo + idées, autour du néologisme


Un article découvert au hasard du Net, autour du néologisme. Le thème fait écho à certaines intuitions que l'on retrouve ici ou , mais que je n'ai jamais pris le temps de développer.

Arnaud Sabatier introduit les néophytes de la question à la partie œuvrante de la langue, et plus particulièrement du lexique, avec le travail du néologisme.

" De Toumaï à Kévin : 70 000 siècles de néologie

Ontophanie, politogenèse, novlangue et SMS

« Il en est d’une langue comme d’un fleuve que rien n’arrête, qui s’accroît dans son cours, et qui devient plus large et plus majestueux, à mesure qu’il s’éloigne de sa source. Mais plus un despotisme est ridicule, plus il affecte de la gravité et de la sagesse. Et qui ne rirait d’un tribunal qui vous dit : je vais fixer la langue. Arrête, imprudent ! tu vas la clouer, la crucifier ! »

Néologie, ou vocabulaire de mots nouveaux, Louis Sébastien Mercier, Paris, Moussard, 1801, p. VII.


Néo vs ortho
Nés au logis, les mots ? Sans doute. Mais faits pour fuguer. Certes, on parle plus aisément assis autour du feu et l’estomac plein qu’au pas de course, un chopper à la main. Les mots toutefois, une fois nés, sont faits pour quitter le foyer et changer de lèvres, perdre une lettre et gagner un sens, passer la frontière et doubler une consonne, essayer d’autres territoires, d’autres genres, d’autres accents. Vagabonds cosmopolites et migrants infidèles, certains s’en vont, fécondent ici ou là, reviennent parfois, meurent ou renaissent. N’en déplaise aux lexicorigides, les langues se nourrissent de ce bougé incontrôlable et s’épuisent des séjours respectueux ; elles vivent de ces métamorphoses et meurent d’acharnement orthographique et monosémique. L’orthisme ! Oui, voilà bien l’ennemi de la vie et de la culture, le culte létal de la rectitude univoque et de l’intégrité identitaire.
En outre − on l’aura compris, l’enjeu n’est pas linguistique mais politique − au grand dam des prêtres de l’Un-pur, les hommes, comme leurs mots, profitent de ces décalages inassignables, de cette inventivité incalculable, de ces premières fois imprévisibles et grisantes qui rompent l’enchaînement causal des existences programmées ; ils vivent de ces chants in-ouïs que des homo-logues clonés s’évertuent à étouffer.
Enjeu politique, enjeu existentiel aussi, car mourir ce n’est pas – la chose serait trop simple − cesser de vivre, mais cesser de renaître, cesser de changer et d’échanger. Exister, c’est bien plus que vivre, c’est néonaître, c’est inédire une histoire.
Tentons alors une petite philosophie de la néologie en commençant par un rapide retour ... "

La suite se lit sur cette page du Dictionnaire des Verbes qui manquent. Arnaud Sabatier, « De Toumaï à Kévin, 70 000 siècles de néologie », www.ddvqm.com, décembre 2009.

L'article s'en tient au lexique et ce qu'il appelle justement ses "fugues". Mais comme il termine sur la poésie, une idée lancée de poétique du néologisme, je profite de l'occasion.


"Néo vs ortho", l'ancien frigide ou le fringant nouveau, c'est ici la première question. Pourtant, je crois qu'il est réducteur et risqué de présenter les deux dans une alternative. A l'opposition banale entre tenants de l'orthographe immobile et tenants du changement, entre vie et mort, froid et chaud, antique et moderne, vieux et jeunes, j'aimerais proposer l'idée d'une maîtrise émancipatrice de la langue.

Une synthèse élégante et simple comme tout : la maîtrise nécessaire à un renouveau dirigé, sans laquelle il y a perte ou modification sans contrôle aucun. Quelques idées :
1. La langue maîtrise qui ne la maîtrise pas, et l'invention se fait donc à la stricte mesure de la maîtrise
2. Maîtriser l'orthographe, la ponctuation et la typographie fait partie intégrante d'une maîtrise de la langue, non seulement celle de la syntaxe et du vocabulaire
3. Il n'y a pas "création" lexicale, mais élaboration ou invention - de la dérivation à la production
4. Les règles du jeu poétique et de la production poïétique sont elles-mêmes ouvertes
5. L'orientation dans les mondes référents (évocations, histoires, systèmes de valeurs que l'on appelle cultures) est nécessairement parallèle à la maîtrise de la langue.
Impossible d'achever la maîtrise : on l'a dit, l'objet fugue et une langue est un objet d'étude infini. Peut-être qu'il s'agit alors d'atteindre un degré acceptable relativement à un projet ? Mais quel projet poétique se constitue au préalable, avant l'apprentissage et la maîtrise ? C'est bien plutôt elle qui détermine le projet poétique, s'il existe.

Un degré acceptable, et relatif à des intérêts qui nous guident. Par exemple, connaître le langage héraldique, la terminologie de la physique quantique ou l'étymologie complète des mots, ce n'est pas nécessaire à toute invention poétique ou néologique. Mais cela l'enrichirait et lui ouvrirait des possibles.


Encore une fois, l'invention de mots nouveaux, signifiants et significatifs ne se fait qu'à la mesure de la maîtrise de la langue - et autant le dire - du degré de lecture et de compréhension culturelle. Question de structure !

Exemple avec Alfred Jarry : essayez d'abord de lire ça sans même l'idée de ce que vous allez y trouver. Les mots ont beau être nouveau, équivalents à des néologismes pour vous, le sens n'y est pas (car les ligatures - liens de lectures - n'y sont pas). Lisez un article sur l'auteur, sur la 'Pataphysique, bossez votre christianisme - reprenez Jarry : c'est déjà mieux. Deuxième lecture, on s'habitue à la syntaxe, et c'est cela aussi, la maîtrise d'une langue : respecter les règles pour savoir, ensuite, comme les tordre et dans quelle direction. Ajoutez à Jarry le jeu des couleurs héraldiques... tout s'éclaire, ou presque. Lisez l'Apocalypse en parallèle, et Dante, et Virgile, des codex médiévaux, une biographie - les choses commenceront à devenir intéressantes, mais ce n'est encore que le début. Avec lui, la réhabilitation des mots anciens deviendra alors possible, à tel degré de maniement d'une lecture, et pourquoi pas, après maintes relectures, la production de néologismes à la Jarry.

Ce qu'il faut enrayer, c'est l'idée de "créateur" créatif doué de créativité, idée qui contamine tout discours de l'activité, ces derniers temps. Essayez de parler d'art ou d'expression sans utiliser le verbe "créer" ou le champ du "créateur", vous aurez du mal, en Français ou en Anglais.

Le problème avec l'idée du créateur, c'est qu'il croit détenir en lui déjà toute sa créativité achevée, pouvoir d'art ex-nihilo, et qu'ainsi il se passe de maîtrise, de passé, de patrimoine, de complexité, de jugement, de travail. Il n'a de comptes à rendre à personne et il n'a pas de maîtres : il "crée", cela veut bien dire ce que ça veut dire. Même l'intuition et l'instinct se nourrissent, simplement ils n'en sont pas conscients, ils ne retournent pas sur leurs pas. Mais la théorie innéiste du "créateur" créatif le bloque, sans qu'il le sache, dans la banalité, l'imitation médiocre, l'arrogance et le court-terme de ce qui "impressionne".

Pour ma part, je crois que la puissance d'un mot et d'une notion produite dépend du travail de lecture du monde de sens (dépendance dont le "créateur" "indépendant" croit pouvoir se passer, par définition, origine et seul maître de son "processus de création").


Mais je devrais revenir aux questions du projet de néologisme et de la maîtrise qu'il nécessite ; ce point sur la créativité fera l'objet d'un commentaire séparé une autre fois.

Les mots nouveaux accompagnent la construction d'un projet, ils viennent à son service et dans son développement, sa constitution, par nécessité, non au terme d'un projet ni avant celui-ci. L'usage, le "hasard" de la réussite fera le reste pour la pérennité du mot. Qu'est-ce qui fait que la mayonnaise "prend" ou pas ? que tel mot nouveau produit, imaginé, suive sa logique et s'insère dans la vie ?

Les autorités de la langue ont peut-être pour rôle de juger, mais en réalité elles se contentent généralement de rendre compte a posteriori des changements solidifiés dans l'usage (des usages). Les instances académiques sont sûres et discernent mieux qu'on ne le croit, mais elle font aussi communauté, c'est-à-dire dialecte, lui-même éclaté en dialectes d'écoles.

D'où juger les mots, et selon quelle règle ? Ou serait-ce là le crime, d'essayer de maîtriser une langue au-devant de sa vie propre ? Cela signifie-t-elle qu'elle est condamnée au hasard, aux tendances, sans qu'une intervention consciente et réfléchie soit légitime sur elle ? Or la langue ne sert pas seulement à décrire, mais aussi à prescrire :

Si c'est cela le crime, l'idéologie, prétendre servir un projet par le néologisme, alors le néologisme comme projet poétique doit être compris dans une alternative : soit criminel, soit légèreté, soit idéologie, soit amusement. Voilà peut-être pourquoi le Dictionnaire des verbes qui manquent adopte un ton résolument léger et anecdotique, ne pouvant se résoudre à orienter la langue et par elle, la vie.

Laisser la langue se développer, la diriger. Tuer des mots, en sauver d'autres - greffer, remplacer, doper, lancer ou déplacer. Doit-on s'en remettre à la reconnaissance de telle ou telle communauté relativement à son langage ? Quels groupes d'investigation (lecture, dialogues, tout exercice de socialisation linguistique), et quelle autorité légitime en matière de lexique expérimental ? Projet de langage = projet de communauté, ou de non-communauté.


La portée et le sens d'un tel projet se pose : après "comment produire des mots nouveaux", "comment produire des mots signifiants" et "comment juger des nouveautés de mots", pourquoi et vers quoi produire des mots ? acte esthétique, amusement, réappropriation du langage, voire acte démocratique ? Projet politique et idéologique assumé ?

Oui, pourquoi pas un projet poétique et idéologique assumé, porté par la production de mots et concepts nouveaux ?
Car nous n'avons pas le choix : il n'y a pas de langage neutre d'idéologie - un langage sans discours d'idées, sans ontologie, sans valeurs et sans charges internes, cela ne peut exister - heureusement

Quel critère et quelle norme d'invention ?
Le critère du rasoir, de l'économie (élégance et analyticité) ? Celui des possibles, sans distinction, ouverts par la grammaire ? De l'harmonie ? Celui de la fréquence du vécu décrit, ou de l'efficace paradigmatique du terme ...? Quelle norme de richesse des langues historiques, des langages à venir, à forger ? A-t-on le droit de juger telle langue supérieure à telle autre, parce qu'elle décrirait mieux et prescrirait le meilleur ?

Questionnement individuel et interne à ma langue occidentale (l'ethnologie est occidentale, comme la xénophilie contemporaine), bien entendu, car il est interdit aujourd'hui de juger des langages et de leurs vies à d'autres échelles, sous peine d'être "impérialiste" (ou pire). La priorité semble être d'encourager la culture et l'intelligence contre le réductionnisme ou l'esprit de gestion, et non de délimiter ou de sélectionner les ouvertures néologiques possibles.

Mon projet littéraire inclut le néologisme, en projet qui s'informe, se modifie et s'articule à mesure des lectures d'hommes et de femmes, à côté de la production de concepts et des emprunts pragmatiques à d'autres langues. La traduction et le néologisme de traduction valent mieux que la transposition, car je crois qu'un ensemble des langages bien constitués et délimités, avec leurs axiomes propres  et leurs spécificités radicales (voir les thèses de W. O. Quine) donne plus de richesse, au final, qu'une langue unifiée, même par agrégation.

Réinvestir les mondes se fait dans l'effort de relecture et dans l'interprétation mesurée, ainsi que le conseil des maîtres. Qui a peur d'avoir des maîtres ? Les mots que je connais déterminent qui sont mes maîtres, et non seulement l'inverse.

On peut bâtir une maison nouvelle en peu de temps, mais un chez-soi ne peut pas se faire en un jour - ainsi des mots forgés et de leur possibilités de survie. Les effets d'expérimentations sur la langue ne sont jamais neutres, sachons-le.

Vive le néologisme, ou l'invention de mots utiles et explosifs, verbes, noms ou qualifiants - et ce sera peut-être bientôt le seul recours contre ceux qui veulent nous marchander, nous réduire au calcul ou à la machine : nous inventons notre langage et nous ne faisons pas que combiner et réagir à des signes.
 


5 févr. 2012

[Poé] Capitale II


Première neige
Colorée de métal, de granit
Dans la sombre lumière

Gravir l’amitié comme un pôle

Archipel de l’hiver
Là ! Le dôme de pierre qui luit
D’or, comme un phare

Potron-minet sur la butte
Blancheur, sainteté
Disséminée dans l’atmosphère

Capitale de l’empire sous le siège

Du matin engourdi
Son messager noir desselle
Entre au chaud et s’endort

Promesse de sang foncé
Le chœur sacré, avec les planètes
Et le soleil en retard

Entonnent
Avec la discrète cithare
Un hymne au prince du ciel

Et l’épée empoignée par sa lame !

Première neige – il est tôt –
Et prière
L’horizon est lanière écarlate


Capitale II, 2012

d'après une ascension hivernale vers le Sacré-cœur 
à 5 heures du matin, avec TL alias Saint Sulpice

1 févr. 2012

[Poé] Capitale I


J'entrecroise les flots boueux de la Seine
Dans le wagon sorti des cieux
Tu mérites bien ton titre, Paris, de
CAPITALE DE LA RAGE !

Sous les silences et les bâillements
Des milliers, sous la paix, (ou bâtiments)
Quelle journée tu déchaînes chaque nuit !

La longue traînée de poudre humaine
Personnes et faces de l'infini,
Légions de l'éclat, dividus

Et tu caches tes enfants au détour
D'autres rues – tu joues au repos
Quand j'ai ton argent, quand je paie
Quand je paie de sommeil

Tes veilles


Capitale I, 2012

(un chez-soi magnifique
tant qu'on a de l'argent)