Pourquoi lire, pourquoi écrire ?

Lire pour  

Apprendre à reconnaître ces symboles, ces données, cette langue
Maîtriser ses effets, comportements ou émotions, au quotidien

Cartographier l'archipel des inspirations, des mèmes et des tropes
Enrichir la boîte à outils des adjectifs, des concepts et des modes

Littéral, figuré, propre, émergent – ici l'usage fait loi, et l'usage c'est vous et moi

Lire pour débloquer les forces de l'abstraction, ses catégories, ses degrés
Et pour cesser d'en subir la fascination : l'abstrait découpe et simplifie


Lire pour tester telle organisation préventive du bazar – intérieur, extérieur
Pour ne plus jamais être abusé par des symboles, à force d'en croiser

Lire en entier ou en partie, surtout relire, lire la "même" chose pour la voir changer

Lire pour s'imposer la nuance, prendre au sérieux la plasticité cérébrale
Pressentir et orienter ce qui remodèle ton architecture neurale


Lire pour débusquer les références, les héritages douteux et les valeurs-réflexes

Pour faire violence aux envies volatiles et à l'éparpillement – une discipline

Lire pour trouver des armes dont j'accepte toujours d'être la première victime 

Lire pour mieux se rendre compte que d'autres pensent et parlent, plus loin
Et que rien n'est si vite perdu que la capacité à bien lire et bien écouter

Lire d'autres supports dans d'autres lieux, dans d'autres positions
Ici aussi se confronter à l'étranger, à ce qui me déplaît ou me dégoûte d'abord

Lire pour défier les postures, les goûts fixes et les opinions mal comprises

Lire pour chercher d'autres témoins, voix et travail d'un même vécu
Ou travailler à vivre un autre monde possible, rejoindre ses témoins

Lire pour découvrir d'autres écosystèmes – lire à l'abordage
Ou lente exploration, seule ou partagée, oblative ou responsive


Lecture et discussions sont de la même famille – celle de l'intelligeance

Dédramatiser la grammaire, se débarrasser des évidencesassises et barrières
Lire pour modeler la langue après l'avoir domptée, décupler l'expérience

Profaner la parole d'autorité ou autoritaire, subvertir son aura spirituelle
S'ouvrir à d'autres arguments, d'autres hypothèses magnifiques et terrifiantes


Ressusciter la curiosité dont le cadavre flotte aux canaux désaffectés de l'enfance

Lire de tout, des journaux, blogs, romans, recueils, dictionnaires, lyrics, codex
Atlas, revues techniques, anthologies, discours gueulés dans des micros

De tous les genres, styles, sur tous les phénomènes et toutes les disciplines
Des cartes aux clades, lexiques, témoignages, récits d'anticipation


Hacking, philo de la religion, anatomie, médias, architecture, Fluxus, factions

Lire pour s’immerger dans un mode d’expérience unique en son genre
Au-delà de l'évocation, des espace-temps étranges, modulables et ambiantiels

Non pour s’enfuir mais pour la sensation de vertige, pour mieux revenir
Au reste du réel, des gemmes plein les poches et des ruses plein la tête

Sortir d’un sommeil routinier, trouver le monde autour de soi, beau et ductile

Lire pour avoir de la matière, sortir du banal, for the sake of art and wisdom
Lire enfin pour ne pas s’enfermer dans la lecture


Écrire pour

Prendre le pouvoir, pour enfin vivre une langue sans la subir
Écrire pour modeler la langue après l'avoir domptée, son alchimie d'époque

Mettre à l'épreuve les phrases et propositions du passé
– un festin ou un carnage
Écrire pour cesser de croire à la solitude, cesser de faire semblant

Écrire pour être déçu du langage : le monde subsiste hors de tout Verbe, non l'inverse

Retrouver l'élan qui pousse à ériger un château dans la boue, avec tous les morceaux

Et à plusieur-e-s, et à seize mains, détruire toute l'imagerie du génie solitaire

Écrire pour tous-tes, c'est-à-dire pour une élite qui se choisit non qui décide pour les autres
Mais qui décide pour soi que lire en vaut la peine – écrire pour et tout contre elles

Prendre la mesure du nom : pour nous, ce qui est nommé gagne en force et en réalité

Pour se venger du fait que le monde était construit dès l’instant où il était reçu
Pour forger de nouvelles armes linguistiques, notions chargées, verbes hémorragiques

Surtout pas du joli ou du plaisant réduire les images en cendres et s'en nourrir
Cultiver la récupération lexicale, réincarner l'écriture dans de nouvelles technologies

Écrire pour tout influencer de manière inconnue, car rien n'est fixe très longtemps

Pour traverser de ces erreurs que l’on rejette mais que l'on ne regrette pas
Accepter d'être corrigé ou accusé à juste titre devenir lucide : je ne suis presque rien

S’exposer au jugement par les œuvres, ou griffonner un secret qui ne sera jamais lu
Pour n'être rien dans la masse des écrits présents, déjà obsolète et voués à l'entropie

Pour composer des mythes et hymnes nouveaux, psaumes étranges en chantier

La médiation du poète est contingente, souvent fausse
mais addictive
C'est Pandore devant sa boîte une fois les mains sur le clavier

      et caetera