30 mai 2020

[Kogi] "Des propriétés révolutionnaires du vanadium", extrait sur un nouveau rapport politique à la production linguistique


« Le fait qu'un même mot possède énormément de significations différentes n'est pas une condition sublime de toute poésie, de toute philosophie, ou de la créativité humaine : c'est surtout un superbe vecteur d'abrutissement et de contrôle du savoir.

 Avant de planifier l'uage révolutionnaire de la langue, il faudrait réussir à la concevoir comme un matériau, d'où l'on peut tirer des outils de précision, et une boîte à outils universelle, utile pour former ou déformer tout autre matériau. [...]

L'ancienne stratégie contre-révolutionnaire dans la langue consistait à convaincre les classes populaires que la création de mots compliqués est une activité aristocratique et bourgeoise dont elles sont elles-même incapables. La socialisation des élites académiques et le contrôle économique et politique de l'accès au savoir – donc aux outils de création de la langue – remplissaient bien leur rôle. Paradoxalement, cette stratégie survit de manière intériorisée dans le mépris populaire pour les élites, ou des habitudes de répression interne de la curiosité intellectuelle. Dans les cas les plus extrêmes, la classe au pouvoir allait jusqu'à concevoir puis imposer à ces classes une version amoindrie, directive, de la "langue populaire" – avec plus ou moins de succès historique (c'est tout ce que l'on dira de l'intention critique d'Orwell ou de Klemperer, aujourd'hui répétée ad nauseam et hors de tout contexte).
En 2020, en France, un autre obstacle se dresse contre la démocratisation de la production linguistique. Cet obstacle est d'autant plus important qu'il se distingue clairement des crispations réactionnaires sur la pureté de la langue ou l'autorité du contrôle. Le problème provient ici d'une posture humaniste très répandue face à la langue. Celle-ci prend racine dans un éventail de constats philosophiques qui se sont progressivement transformés en dogmes à défendre : le fait que la langue soit toujours reçue (plutôt que manipulable), le fait que la langue tende à être équivoque (plutôt que claire), le fait que les langages techniques des sciences de la nature ne sont pas exempts d'idéologie politique (plutôt que purement descriptifs), ou encore le fait que la langue constitue un genre de patrimoine historique (plutôt qu'un outillage aux fonctions contextuelles variables et renouvelables). Dans ce contexte de croyances, la vie d'une langue apparaît à la fois comme une sorte de miracle, et comme une condition fragile qu'il faudrait défendre : l'expression de la créativité humaine infinie, ainsi que sa garantie.

Il en résulte que l'invention de mots nouveaux paraît toujours suspecte à l'humaniste – qu'elle soit de gauche comme de droite. La précision linguistique elle-même, dès qu'elle sort du laboratoire des "sciences dures", serait proprement dégradante, tandis que la polysémie des mots, acceptée comme un fait révélateur, serait nécessairement irrémédiable et bonne. Dans ces conditions, il n'y a même plus besoin de penser que les pauvres ou les migrant-e-s sont incapables de faire des distinctions linguistiques précises et inventives : il suffit d'être convaincu-e qu'il faut les protéger des dangers supposés de la production linguistique. Et pourtant, croire que la liberté humaine ou la possibilité du Sens pourraient être mises en danger par l'optimisation du langage ou sa plastification, c'est tout bêtement confondre la structure conditionnante avec le phénomène conditionné. Si l'on pense que les diverses fonctions de la langue doivent nécessairement être confondues pour coexister, on sera effectivement amené à bloquer le curseur de l'efficacité linguistique sur un niveau totalement arbitraire, et à craindre toute forme d'initiative et d'instrumentalité linguistique, quelles qu'en soient les formes et les effets. [...]

Les "débats" sur la vie de la langue française oscillent alors irrémédiablement entre la découverte ébahie des "langages de la rue", de leur inventivité (surprise et attendrissement : ces gens parlent notre langue et ils l'honorent de leur gentille participation !), et les déclarations dramatiques sur la mort de "la belle langue française" (stupeur et tremblements : on ne parle plus comme en 1940 !). On croise des réactionnaires, qui assimilent tout changement linguistique à une corruption identitaire, et qui s'étonnent ensuite que tout le monde transpose directement tous les mots nouveaux, nécessaires et utiles depuis d'autres langues. Des bourgeoises "ouvertes" et "apolitiques", qui reprennent certains termes de manière amusée, à des fins esthétiques ou statutaires. Des bourgeoises "progressistes" et militantes, qui dénoncent l'influence du "capitalisme", ou la "récupération culturelle" des mots, de manière vague, culpabilisante et sans nuance. Et enfin, des locutrices "originelles", appelées à titre de témoins statiques dans la sphère publique – lorsqu'elles ne sont pas totalement absentes – pour valider ou dénoncer l'usage de mots produits par des groupes qu'elles sont censées représenter.

 On ne compte pas beaucoup d'artisanes dont les projets linguistiques soient écoutés, repris avec sérieux puis corrigés au besoin par la collectivité.

La critique universitaire et militante du néocolonialisme linguistique a l'avantage de vouloir que l'on écoute et s'adresse directement aux inventeuses du langage. Mais elle peut aussi favoriser une certaine dévotion face au langage marginal, préférant traiter les signes comme des fétiches précieux à respecter et rendre à leurs propriétaires légitimes plutôt que de traiter leurs significations comme des éléments de compréhension mutuelle ou des concepts opérationnels en devenir. Plus largement, nous entendons depuis longtemps les spécialistes de la sociologie et de l'histoire nous répéter que la formation continuée de la langue est une arène politique. On nous expose les marqueurs de classe et les niveaux de langage, les contextes de signification et de transmission, les connotations et les conflits symboliques, l'intrication intime du langage, des représentations et des normes de la vie.

La langue est bien perçue comme un champ politique dont il faut s'emparer – pour déconstruire, corriger, réformer –, mais toujours de manière discrète et temporaire. Trop souvent, ces critiques engagées oublient de questionner notre attitude générale face au langage : on mobilise telle ou telle nouveauté conceptuelle à des fins politiques, mais on oublie – ou on recule devant l'idée d'un programme général pour encourager, guider, et améliorer la création linguistique.

Il faut donc prendre au sérieux le fait que la production linguistique peut être apprise, entraînée, politiquement encouragée. Et il est possible de le faire sans perdre contact avec une forme d'évaluation collective et "démocratique" du langage produit, sans perdre en intelligence ou en rigueur. Tandis que les projets politiques sérieux rechignent à faire ce travail, les industries contemporaines du management et du divertissement ont largement privatisé ces intuitions, à des fins douteuses et pour des résultats encore limités. [...]
On doit encore dépasser la fausse opposition entre "langue vivante" et "respect des règles", où langue "vivante" signifierait chaotique et incontrôlable, et où "respect" des règles signifierait oppression disciplinaire ou vénération traditionnelle. Au lieu de devoir choisir entre deux versions peu satisfaisantes de la production linguistique, nous pouvons en élaborer une troisième qui le soit :

< Exit la défense illusoire de l'humain fondée sur la "spontanéité" quasi-magique du langage vivant ou sur le fantasme identitaire et patrimonial des langues ;

> Enter la production active et intelligente de noms, d'adjectifs, de verbes, de distinctions, de ponctuations, de symboles, de syntaxes... à partir de propositions individuelles, de répertoires en libre accès, de dictionnaires interactifs et à paliers, de manifestes néologiques – alliant mise à l'épreuve et amélioration des règles ;

< Exit les règles faussement transparentes et inutilement compliquées, avec la peur d'une dilution de l'effort et de l'apprentissage, qui mènerait soi-disant à une langue fragmentée, à la perte des conditions communes de la communication ;

> Enter une éducation populaire ambitieuse, une culture de l'écoute active, une compréhension renouvelée des bénéfices de la précision, de la clarté et de l'exemple, adaptée à la diversité des expériences, des influences et des intelligences. [...]
Que l'invention néologique, la précision du langage codifié, et l'algorithmique réentrent dans l'arsenal de guerre du prolétariat, et les géométries étranges du futur deviendront à nouveau descriptibles. »
– Wendy Thorzein, "Des propriétés révolutionnaires du vanadium", Unpublished Essays II (fict.), retrad. frelatée, Lokos Books, Tourmont, 1999


Note sur les images en lien avec le titre de l'article fictif : (1) cristaux de vanadinite (Maroc), un minerai de vanadium, métal « rare, dur, ductile », biologiquement nécessaire et toxique, selon sa forme et selon l'organisme, (2) utilisé par les humains pour renforcer l'acier, produire des piles et batteries industrielles, ou comme catalyseur dans d'autres réactions chimiques.