26 oct. 2011

[Jet] Ce matin-là, deux flics du département de la pensée


- Hé mec, tu savais qu'ils ont débusqué la taupe qui nous balance depuis le temps !

- Ouais, j'ai entendu ça, une sale histoire... Quand je l'ai appris, j'ai eu un sursaut généalogique pur. J'ai dû faire un tour au quartier des phénomènes pour une déconta [ndlr: décontamination]

- La même. C'était l'Âme ! Quelle merde. L'organe de la section de traitement principale, en personne. T'iras la checker ? Un maton du centre de détention m'a indiqué le box 6I, ils font des visites au black... [un temps] Et dire que l'âme elle-même travaillait pour l’extérieur !

- Tu m'étonnes - avec le prix que certains espaces tangibles ont sur le marché noir...

- Elle transformait les asymétries qualitatives essentielles en petits mécanismes par un procédé simpliste et régulier de différance. Modifications illégales, tout ça... L’Âme vendait toutes nos intuitions singulières dans l'espoir d'un retour de bâton dualiste. Elle vendait les artefacts une fortune... Mais on en a retrouvé dans la nature, dehors, mutilées ou pâles comme des cadavres idéels. La piste était ardue à suivre. Elle s'est longtemps couverte elle-même, cachait les pistes grâce à la paperasse transcendantale.

- On raconte qu’une heure après avoir été mise au trou, son corps devenait éthéré et perdait toute consistance... On a dû lui faire des injections d’hypostase et la mettre sous perfusion substantielle pour qu’elle reste en vie jusqu’à sa mort…

- Yep... [crache par terre] Mais demain matin, exécutée en place publique, elle fera moins la meta-maligne... après tortures et en présence de toutes les monades, pour dissuader chacun de penser deux fois la même pensée, de constituer deux fois la même chose... On a eu la peau de bien pire... De la Téléologie...

- ...

- Et la Connaissance sûre et certaine ? La Dynamique ? Haha, tu t'en souviens ? Plus beau raid de ma vie, quand j'étais encore dans la brigade d'anti-ontologie. [un temps]
Y'a pas à dire, ce sera un beau jour que celui de l’exécution de cette pute mentale, pour peu que les ingénieurs du département d’assaut découvrent un moyen de trouer sa peau spectrale...
... Mais quelque chose me dit que toute cette histoire ne sera pas réglée si facilement...

- Mm... Aah, foutu câble entropique ! Bon, putai*, tu me files un coup de main, ou quoi ?? C'est pas parce que t'es unique et fermé que t'interfères pas, alors coopère, j'ai pas envie de crever de froid devant cette fichue bombe conceptuelle artisanale  !



2011

25 oct. 2011

[Poékwot] A perfect market (Clive James)


ou plustot les chanter
  
Recite your lines aloud, Ronsard advised,
Or, even better, sing them. Common speech
Held all the rhythmic measures that he prized
In poetry. He had much more to teach,
But first he taught that. Several poets paid
Him heed. The odd one even made the grade,
Building a pretty castle on the beach.

But on the whole it’s useless to point out
That making the thing musical is part
Of pinning down what you are on about.
The voice leads to the craft, the craft to art:
All this is patent to the gifted few
Who know, before they can, what they must do
To make the mind a spokesman for the heart.

As for the million others, they are blessed:
This is their age. Their slapdash in demand
From all who would take fright were thought expressed
In ways that showed a hint of being planned,
They may say anything, in any way.
Why not? Why shouldn’t they? Why wouldn’t they?
Nothing to study, nothing to understand.

And yet it could be that their flight from rhyme
And reason is a technically precise
Response to the confusion of a time
When nothing, said once, merits hearing twice.
It isn’t that their deafness fails to match
The chaos. It’s the only thing they catch.
No form, no pattern. Just the rolling dice

Of idle talk. Always a blight before,
It finds a place today, fulfills a need:
As those who cannot write increase the store
Of verses fit for those who cannot read,
For those who can do both the field is clear
To meet and trade their wares, the only fear
That mutual benefit might look like greed.

It isn’t, though. It’s just the interchange
Of showpiece and attention that has been
There since the cavemen took pains to arrange
Pictures of deer and bison to be seen
To best advantage in the flickering light.
Our luck is to sell tickets on the night
Only to those who might know what we mean,

And they are drawn to us by love of sound.
In the first instance, it is how we sing
That brings them in. No mystery more profound
Than how a melody soars from a string
Of syllables, and yet this much we know:
Ronsard was right to emphasize it so,
Even in his day. Now, it’s everything:

The language falls apart before our eyes,
But what it once was echoes in our ears
As poetry, whose gathered force defies
Even the drift of our declining years.
A single lilting line, a single turn
Of phrase: these always proved, at last we learn,
Life cries for joy though it must end in tears. 

Clive James, Poetry Magazine, Feb. 2010.

17 oct. 2011

[Loud!] Laconismes (Conrad Winter)


Quand sept ou huit mots suffisent à l'infusion violente, à l'intraveineuse poétique, au fix de significations, à l'introverdose possible, on sent venir à la première lecture que ce ne sera pas la dernière. J'y reviens souvent.

On enchaîne alors ce qui s'enchaîne si vite, et l'on n'y prend pas garde – ou alors, pour essayer de préserver la surprise. On se limite et on se rationne volontairement : micro-dosage littéraire et philosophique. C'est bon, c'est rare, il y en a peu mondialement.
Laconismes, je crois, se range facilement dans cette catégorie :

« paranoïa serait un prénom étincelant »

« chaque mot taille une marche »

Ces phrases volantes sont des charges, à tous les sens du terme. Des charges furtives, en apparence inoffensives, dont l'ironie et l'agressivité vitales se révèleront ensuite indéniables.
Laconie portative. Des charges sans majuscule ni suites, sans système, sans relations faciles à suivre. Comme souvent, c'est la quantité de la dose qui fait le poison (Paracelse). Des charges à s'administrer en cas d'urgence, à dose homéopathique, infinitésimale : ce recueil se fait chargeur, capable d'éliminer toute la niaiserie qui nage dans le cerveau d'un homme, d'une femme, etc.

 « les poings serrés autour d'une vocation »

« il y a des croyants qui achètent leur Bible chez l'armurier »

« le plus pervers de cette histoire est bien que "la vie continue" »

Parfois, on vide le chargeur sans regarder, avec rage et en colère, sans résultat, mais avec Winter, on ne tire jamais à blanc. Le danger est de croire que c'est inoffensif, que c'est seulement un jeu, qu'il n'y a rien de "profond" ou de "complexe" à construire derrière ces formules inégales. Bien chercher, relire, isoler celui-là, broder sur celui-ci, décentrer un troisième : tel vestige prétendument spartiate prendra soudain l'allure d'un coquillage qui vomit toute la mer, d'une clenche invisible ou d'un marteau vengeur.

La décharge poétique et philosophique me ramène à la même question : comment savait-il ? Non, vraiment, dans les cris et les larmes et les livres et la rue je n'obtiendrai moi-même de ma vie de telles poignées simples et claires de mots.

 « une question ne se pose pas, elle se soulève comme un couvercle »

« quand les pensées deviennent liquides il faut apprendre à nager »

Winter nous a livré un réservoir inépuisable de balles d'argent – plus ou moins réfléchissantes, plus ou moins teintées, quelquefois translucides, ciselées, bosselées, explosives – à faire feu sur nous-même. Parce qu'ici, c'est vrai, l'espoir n'est pas servi sur un plateau.

Laconismes, Conrad Winter, poète alsacien, lu chez BF (1996), avec, malheureusement, des illustrations de Tomi Ungerer qui ratent et raturent souvent le texte (je trouve). Citations mauves extraites du livre.

« la farine des éloges sera chassée avec de petites tapes »


Gunfight by Dannny
 

 2011

14 oct. 2011

[Poé] Comment s'en sortir ?


Tandis que les amants parisiens vont rire
Au-delà des boulevards, sur des lits blêmes
Les insurgés, autant qu’ils sont, de la place Tahrir
La fumée les agresse, le sang les éclabousse
Sans qu’aucune autre voix ne leur adresse
Aucune réponse que celle des AK-47

Ils n’ont que faire des tirs de semonce
Choisissant d'espérer mieux quitte à en périr
"Liberté de choisir dans quelle galère se tuer" ?
Peut-être, mais j’ai beau dire : pas un n’y renonce
Qui vivent la révolte inachevée, le dilemme
Ils courent, protègent et tuent des frères

Au-delà du sol on me fait signe, en l’air
Des corps élancés de métal – ils froncent
Les sourcils et leurs pilotes masqués au signal
Envoient plusieurs missiles sur un cortège
Pour le châtrer l’immoler l’incendier le punir
Le mettre à terre, en morceaux, et l’essaime

Dans le feu d’un fascinant xéranthème.
Dans ma chambre au pays des Lagardère
Tout semble calme EADS, Lockheed, Raytheon
Font des affaires – et moi dans mon lit blême
Au-delà d'être amoureux, jouant à "je dénonce"
Le râle des solutions et les limbes de l'agir

Contre la maladie de réussir
, d'avoir raison
Défonce l'image aux bords qui vibrent, point de
Juste départ : l'imperfection de tout système
Et la violence comme une dernière secousse
Un invisible filin si solide, si peu sûr, désormais

Te guide

2011 (modifié 2022)

13 oct. 2011

[Poé] Tous transformés en ichneumons


Limer l’assise des jours heureux avec ardeur
Limer châssis des chaînes et des barrages
Pour les joyeux suivants, pour la surprise !
Pour laisser derrière soi des boîtes en verre
Avec la foudre à l’intérieur

Et d’accrétion de boule en visques mers
De feu, nous réécrivons l’histoire des mondes
Casus belli, mon frère ! Ainsi débute le récit
Comme si la paix allait surgir d’une guérilla
D’une corrosion l’épée qui tranche

Les concours, les fêtes pour les vainqueurs
Couronnes baisers dîners ou laisses – ne pas s’y fier
Avec des outils bricolés, repoussons l’âme
Notre alliée – quoi qu’il arrive – mais pas ses
Sbires – tous – il faut les fusiller sur place !

Vos principes caravanes en instance d’adoption
Un cargo mène ces maximes dans d’autres lits
Dans d’autres cases – où – gorgées de naphtaline
Des terrassiers profaneront leur thorax de métal
Bâtiments de l’empire de l’état du dieu noir

L’opération de laboratoire – pas pour nous mais
L’opérateur in medias res du feu de Dieu – oui !
Alors surgirent les chevaux à l’itinéraire tout tracé
Dans leur esprit de bêtes pour quelques mètres
Tracés dans un carnet – écriture dextrogyre

Prométhée vola quelques heures à la terre
Pour pondre ses œufs de poussière – sans trop
De sérieux – sans trop s’y croire – dans l’éther
Nous serons tous transformés en ichneumons
Pour le meilleur et pour le pire


Ichneumon extensorius, qui hiverne
et pond ses oeufs dans le bois

12 oct. 2011

[Poé] Kernsturmkraut


Il existe un ensemble de planètes
Ralenties dans le temps par leur poids
Extrême pourtant la vie est née puis vint
L’histoire elle-même avec ses cataclysmes

Des vallées gigantesques et temples
En bois / tissus dans des jungles / plaines
Balayées par le vent / roi qui vint de l’est
Et monochromes en lin construits puis soudain

Disparus

Il existe un ensemble de planètes
Ralenties par leur poids dans le temps
Des maisons de boue claire ou d’argile bl*n*
Lissées par la désolation de la guerre

Par un déluge de métaux lourds et sacrés
Dans la couronne du ciel depuis toujours
Tout ondula – se tordit – et tout fut lisse
Et tout est nu / clair comme au premier jour

Toute est nu or

On y trouve encore une sorte de bruyère
Inconnue des anciens – de la "Terre" même
Avant le grand matin de cendres et de fer
Appelée Kernsturmkraut par les locaux

Imaginaires

Six pétales noir violacé – sombres rayons
D’un truc bizarre, comme un trésor
Espèce de bulbe étoilé, odorant
Dont je vous donne la couleur > #39021D

Il existe un pays de vallées qui résonnent
La vie y laisse une signature dont se nourrit
La terre de l’intérieur – qui la bouffe
En retour : c’est la fleur qui pullule / résonne

Échoue à reproduire

Elle pullule et s’impose et vibre / fleurit
Dans les salles de classe, les cuves de pierre
Vénéneuse et contre-nature et bizarre
Aussi belle qu’une question d’enfant

Six pétales sombres et un trésor
Sans valeur – le peuple endogame des fleurs
Habite un monde entier / vide, les parkings, les gares
Le creux desséché de l'océan, sous un ciel

Empli d'étoiles

Et de planètes
Alourdies dans le temps



Kernsturmkraut,
octobre 2011

9 oct. 2011

[Loud!] Le Mépris

J'ai rencontré le Mépris dans une vieux magasin de livres d'occaz, un de ces cimetières pour chefs d’œuvre mort-nés, cette foire aux vanités terriblement vorace et humiliante pour qui a un jour souhaité écrire quelque chose de bon. La vieille tentation, "n'ajoute pas une seule ligne à toute cette merd'immondices - tout a été dit", et sa sœur jumelle, celle qui me crie de chercher l'original, le jamais lu, tout ça, étaient au rendez-vous.

Trois livres en main à lire transversalement, en déambulant dans les rayons, puis dégoûté au bout d'un moment, je les repose. Dégoûté de tout désir de briller par l'écriture (non envie ou passe-temps) - surtout dégoûté par la futilité de toutes ces pages. Une image attire soudain mon attention, alors que je m'en vais.

 
Hum... Le Mépris. Moravia. "Durant les deux premières années de mon mariage, mes rapports avec ma femme furent, je puis aujourd'hui l'affirmer, parfaits (...). L'objet de ce récit est de raconter comment, alors que je continuais à l'aimer et à ne pas la juger, Emilia au contraire découvrit ou crut découvrir certains de mes défauts, me jugea, et en conséquence, cessa de m'aimer". 5€.

Mes voyages en métro, les quelques jours suivants, ont vu Ulysse, la mer, les prévisions fatales et simples d'une relation imaginaire – réelle – se dérouler jusqu'à la fin. Et le métro va vite.



4 oct. 2011

[Poékogi] Vibrations / Tout le monde se laissera faire

 
                Les vibrations ou vibrements qui vous enveloppent, autour de vous, à des kilomètres, dans un espace empli de sons brûlés, accélérés à l’extrême, distendus, passés à tabac, moulus. Les cosses des haricots éclatent sous la pression : des enregistrements répétés à l’infini, accentués, rythmiquement marqués, avec ce qui sonne de loin comme une ligne de basse, une ligne de basse de ce qui était, devait être, dans un passé sans fond, de l’accordéon ou du violoncelle, ou plutôt leurs terribles accents mélancolisant – soudain l’hymne ou l’image se brouille, neige et glitch – les vibrations à nouveau, elles seules, des pulsations brutales et continues, vous enveloppent.

                Vous avez dans l’esprit des couleurs noires – bien plus que vous n'auriez imaginé être capable de percevoir avec clarté, ah, elles s’échappent, tirent vers le rose ou le vert ? – et des mots, des os d’expressions, des notes au piano ou des lames d’énergie opaque et glissées entre souvenirs, qui font du son, liées aux pulsations qui vous décalquent, mais sans être leur source, vous le sentez bien – affections composites – la pelleteuse qui vous sonne les matines dans la tête et le corps. Plus bas, un peu en arrière, à droite, l’intestin gronde, étonnamment étranger, et pourtant. L’appendice en frémit continuellement, et votre esprit s’éclipse soudain : l’univers, seulx, déployéx comme jamais, dans son affaire sucré-salée, suspendu parmi vous et vous parmi elle, pas même de vide, que se passe-t-il, écrire devient difficile
 
                Les espaces antimémoriaux où me plongent la musique – les profondeurs douloureuses et paisibles d’un monde auquel je m’étonne d’avoir pu appartenir, quand était-ce ? Jamais dans ce cours du temps, j’en suis sûr – ces plaines ou ces villes silencieuses, habitées par la mélodie que visite des frissons d’échine, construites par elle à l’instant et projetées simultanément dans l’éternité – la musique change le temps – musique : ces étendues qui durent à jamais dans leur évanescence ! Des univers reconnus mais jamais arpentés, des téléportations par un morceau, une chanson, le prodige immaculé du retour dans l’enfance, quand le temps était à la fois éternel et inexistant, aux côtés de la voix des profondeurs, si étrange mais sans peur, l’émotion concrétisée en matière poreuse dans mes mains, le fleuve de la vie lui-même – tout noir et violet dans ses cavernes brûlantes, comme les courants des veines sous la peau.
                Car on devient poète ou musicien à force de ne pas l'être, car les poètes ont toujours à façonner le monde, tout ce pouvoir, et si personne n’y croit, tant mieux : tout le monde se laissera faire