30 août 2014

[Kogi] Note personnelle sur l'art de James Jean (2)


Au sortir de l’illustration, James Jean avoue donner libre cours à son imagination. Il multiplie les sujets, les formats et les approches (acrylique sur tableaux de bois, huiles et pastels sur toile en lin, dessins à la mine sur papier, moyens formats en losanges isométriques, croquis à l’encre colorée retouchés digitalement, peintures à partir de photographies…), sans pour autant chercher à réprimer le retour de certains éléments picturaux (personnages, motifs ou symboles – j’y reviendrai dans la 3e et dernière Note).

Le déploiement d’un imaginaire se prolonge dans l’espace d’exposition lui-même, qu’il s’agisse de l’entrepôt-atelier de Los Angeles, du Prada Epicenter de New York ou des galeries dans lesquelles James Jean a tenu ses premières expos solo en date.

Dans Kindling par exemple (John LeVine, NY, 2009), il transformait l’espace d’exposition en parcours immersif grâce à des installations constellaires de dessins et de peintures faisant le lien entre ses travaux d’illustration et ses œuvres personnelles, installations reliées entre elles par des motifs muraux (courbes, ombilics, fleurs, coulures…). Dans Parallel Lives (Tilton Gallery, NY, 2013), James Jean élaborait une série de dialogues entre peintures, couplées par paires de manière semi-intuitive, plus ou moins prévue à l’avance ou impromptue, et reliées à l’aide de citations poétiques.

« Créer des œuvres dans l’optique de former une expo cohérente, sous le signe d’un thème commun, demande vraiment beaucoup de discipline. Choisir une seule idée, et en épuiser les possibilités. Mais cette discipline peut aussi limiter l’imagination. Pour cette expo et pour le bonheur de mon imagination, j’ai décidé d’être indiscipliné, sans principe directeur » (Juxtapoz #145, 2013, 50 ; trad. personnelle)
 
 
 
Pourtant, l’imagination personnelle de James Jean ne semble pas se déchaîner : elle se libère de ce qu'il faut illustrer, mais semble retenue par autre chose. Quelque chose de terrible la hante. Ou fait-elle seulement semblant, par un choix de thèmes glauques et d'effets graphiques éthérés ?

Non, cette imagination semble bien récupérer de quelque chose, se relever lentement, reprendre des couleurs. Ce n’est pas seulement du à l’effet de passage, du travail d’illustrateur à celui d’artiste-peintre (du mondes des comics aux beaux-arts contemporains). Les aventures graphiques de son imaginaire ont un arrière-goût de convalescence, un goût d’enfance meurtrie ou de vieillesse amère, vécue trop tôt et rêvée après-coup. Une série d'événements fondateurs, vécus, rêvés – ou les deux à la fois. Alors que certains tableaux pointent vers l'inévitable catharsis – exorcisme en règle des phobies de l'enfance – d'autres jouent avec le sentiment d'horreur, simple moyen pour célébrer une liberté fragile.

On sent ici l’investissement émotionnel et psychique d’une personne qui reprend vie et confiance en elle-même, mais sur un mode inattendu : les réjouissances d'un corps qui se dissout, d'une existence qui s'effiloche. Comment ? Pourquoi ?
  
  
  
  
Dans de nombreuses interviews, James Jean évoque l’impact que sa vie privée a sur son art. James Jean revient sur son parcours depuis l’école d’art et parle de ses déboires, de ses efforts, de sa souffrance et de ses chances, dans un style littéraire qui évoque sa peinture : c'est précis et ça dégouline, c’est allusif et lumineux, sombre et expressif. Il raconte, jeune adulte, l'impact des années de relation difficile avec une maniaco-dépressive (selon lui) qu’il a aimé et aidé autant qu’il a pu, leur divorce difficile, la trahison devant les tribunaux et le cauchemar émotionnel, bureaucratique, financier, qui le dépouille de son argent, de ses meubles et de l’espoir.

On dirait bien que les amants se sont entretués. Manque d'oxygène, asphyxie et hallucinations (comme sur le tableau fragmenté, ci-dessous). Aucun témoin, sauf le mort, qui a peint la scène. Alors, qui a survécu, sinon l'artiste ? Mais comment ?




C'est étrange. De cette relation, de cette séparation, il en parle beaucoup. Je me méfie. Peut-être que ça cache autre chose. Peut-être pas. Je repense à ma vie : une relation à Paris, différente mais toute aussi violente, et la production littéraire qui en sort. Amour détruit : est-ce une veine d'inspiration, ou un frein terrible ? L'un et l'autre ? James Jean raconte sa longue épreuve entrecoupée de moments de repos, à peindre seul à Los Angeles, puis le retour de "cette personne", retour vécu comme un enfer.

Enfer qui l'aurait mené droit sur une expérience spirituelle. L'expérience d’une dépossession libératrice. Quand James Jean la raconte, on retrouve encore l’atmosphère à la fois intime et glauque de ses tableaux, où les corps "humains", hybrides faits d’algues pourries ou de fleurs tachées, sont englués dans des mers de pétrole, en proie à d’inquiétantes involutions.

Il est toujours question de dissolution et d’effloraison, mais au lieu des images, on a des métaphores maniées à la première personne :
 
« Ça paraîtra outrageusement romantisé, mais ces dernières années, je me suis senti comme une personne en pleine dérive mentale, comme un rônin – qui signifie "homme-vague", traduit littéralement – et c’est peut-être la raison pour laquelle les images et motifs de vagues qui s’écrasent reviennent souvent dans mon travail. […] La cause de cette érosion est en réalité bien plus triviale. […] Le fait est que j’ai été rendu stérile par un divorce qui dure depuis plusieurs années, et qui ne semble pas devoir trouver d’issue... »

« J’ai pensé que j’avais conduit ma vie avec honneur et compassion, mais ma gentillesse a été retournée contre moi, et je gis à présent, mutilé, au fond d’un océan. J’ai trouvé du repos dans un rêve, celui d’être un invertébré en descente vers les profondeurs abyssales d’un océan primitif, faiblement éclairé par ma propre bioluminescence. […] Si je n’ai rien qu’une autre personne veuille, ou que je ne fais rien, je peux être libre... »

« Tout ce que j’ai économisé les dix dernières années, je l’ai perdu. Balancé parmi les charlatans, les exorcistes, les phrénologues, gaspillé dans les magasins de luxe. Mais le moment le plus libérateur de ces années passées : quand je n’avais plus d’argent du tout. Je me suis enfin senti calme. »

(Juxtapoz #145, 50 ; 53 ; 59 ; trad. personnelle)

Sous les images linguistiques et picturales, ont sent de la lassitude et de la frustration. Plus que de l’amertume ou de la haine, on ressent la fatigue d’être soi et une révolte – la décision de défendre son propre personnage – bientôt court-circuitée par l’expérience libératrice et les formes qui la figurent. Un organisme qui se défend. Un système attaqué de l’intérieur (cancer, confiance trahie) qui se retourne contre lui-même et qui se scinde pour survivre. Plus besoin d’amputer l’organisme de James Jean : il abandonne maintenant l’organe « métastasé » de son plein gré, se scinde et revient aux sources, à un état organique si simple qu’il serait indestructible.
  
  
  
  
Parenthèse : le couple, organisme éminemment complexe, est représenté comme une symbiose, un organisme composé dans une association vitale. Mais c'est une symbiose malade, asymétrique, déséquilibrée. Je remarque : la figure masculine est toujours la plus expressive, émotive, mais aussi la plus flétrie et la plus monstrueuse des deux. La figure féminine est souvent calme, absente ou endormie derrière un visage préservé. Dérangeant, à plus d'un titre. Alors c'est vrai, ces deux figures sont des pôles d'une unité, d'un corps arborescent (système circulatoire, nerveux, respiratoire et génital), les deux faces d'une entité androgyne que James Jean avouera incarner ou mettre en scène dans sa vie de tous les jours.

À première vue, c'est à l'opposé des tropes de comics (dont la femme découpée dans le frigo) et de la tendance générique de la culture populaire à mutiler, blesser et violer les personnages féminins de manière disproportionnée (tandis que les personnages masculins ont plutôt tendance à se transformer, à devenir monstrueux). Mais chez James Jean, la préservation du corps et l'aura féminine pourrait passer pour le complément symbolique, inversé ou renversé, du corps féminin mutilé. L'effet qui se dégage de la symbolique de ses tableaux est-il androgyne, ou plutôt antagoniste ? On hésite.

Cet effet est-il constant, récurrent, ou émergent, suggéré, ponctuel ? Est-ce que cela a de l'importance au-delà des choix, moitié personnels et moitié stylistiques, de la symbolique picturale qu'il déploie ? Dans quelle mesure peut-on juger du symbolisme d'un-e artiste sur le modèle de l'adéquation au réel, et des conséquences pour les réalités dont les symboles ? Un symbole entretient-il toujours un lien (aigu, réel, souterrain, potentiel, direct, indirect...) avec ce qu'il représente initialement ?

Ce lien entre la vie et le symbole est-il atténué lorsqu'il hérite d'une situation relationnelle particulière, limitée à telle vie particulière, à tel complexe névrotique, phantasmatique, propre à l'artiste et à son passé – ou est-ce qu'au contraire, il est ainsi réafirmé, donc renforcé, même implicitement et localement ?

J'ai peur que le symbolisme auquel Jean fasse appel pour illustrer sa réaction de défense contre un cancer polymétastasé oblitère les personnes, au profit d'archétypes trop connus, et peut-être risqués (à la fois artistiquement et politiquement) : le monstre mâle meurtri face à la déesse immaculée, insensible, ou le jeune prince dévoré par les nymphes et les succubes, etc. Bref, un pôle mâle concret et victimisé, contre un pôle femelle terrifiant et sacralisé : Ève & Lilith, femmes en détresse ou femmes fatales, corps de déesses érotisés – inaccessibles – ou sorcières perverses et aliénantes. Autant de variations d'une même polarité archétypale du féminin, ou du moins d'essences de genres (même symboliques) très polarisés, peu diversifiés (voir aussi la polarité entre déesse vierge et prostituée impure). Outre le fait que de telles représentations soient ennuyeuses si elles semblent figées, elles éclipsent et écrasent la singularité des personnages qui peuvent en émerger.

Et dans le cas où l'artiste fait un lien entre son art et la vie, ou même sa vie, par son discours (ce qui est vrai ici), le problème des liens entre de telles représentations marquées et les véritables personnes de sexe et/ou de genre féminins ressurgit nécessairement. Entre démones et déesses, pas de place pour les femmes normales et singulières chez James Jean ?

Malheureusement, c'est peut-être le cas. À ceci près qu'en y regardant bien, les nymphes ont aussi parfois commencé à muter : leur peau n'est pas toujours immaculée, sans qu'il s'agisse d'une décapitation pour autant. Les petites filles y échappent (ouf ? ou malheureusement ?). Quelques personnages féminins semblent échapper à la sacralité lascive ou à l'offrande punitive, et acquérir l'ombre d'une personnalité... mais elles deviennent spectrales. Autre type féminin surreprésenté chez James Jean : la fantôme. Le schéma s'érode peu à peu si l'on prend un maximum d’œuvres en considération, mais je voulais tout de même exprimer cette réserve.
  
  


J'en reviens à l'organisme minimal, cet « invertébré en descente vers l'abysse », dans lequel on ne distingue même plus les deux pôles (m/f) d'une harmonie découplée.

Cet organisme découlerait d'un mouvement de retour sur soi et contre soi, d'un effilochement, d'un mouvement d'auto annulation. Cela me fait penser à divers modes de dépression que j'ai moi-même expérimentés dans le quotidien. Lors d'épisodes dépressifs, le désir sexuel semble parfois s'effondrer sur lui-même, selon différentes logiques ou sous différents angles : par vengeance, par honte, par peur ou par indifférence. Dans chacun des cas, la dépression est aussi régression, de la vengeance sur soi à la régression au néant :
> Dans le premier cas, le retrait est simplement d'ordre égoïste, c'est un retrait en forme d'attaque, une privation infligée à autrui pour se venger de la blessure narcissique, qui peut s'accompagner du désir de mourir pour infliger sa mort à l'autre, le culpabiliser, tout en faisant de cette mort une ardente déclaration d'indépendance. Le retrait joue le rôle de compensation imaginaire, et se soigne parfois à coups d'amis ou d'univers imaginaires ("eux, au moins, m'aiment et me reconnaissent").

> Dans le deuxième cas, on ressent le besoin de se mutiler, de se détruire pour punir une faute que j'ai subi mais qui fait une avec mon corps, qui le rend inhabitable et détesté, et qui donne à la douleur auto-infligée un goût de paix et de salut.

> Dans le troisième mode, la fermeture sur soi est une réaction protectrice face au monde en général, avec le besoin irrépressible de se recroqueviller, de rentrer en soi-même ou dans le ventre, au noyau, dans l’œuf ou sous-terre, pour ne plus souffrir, abandonner la lutte, cesser d'affronter le monde. Le désir de mourir est plus profond, moins érotique, plus puissant : désir d'être oublié, ignoré, de se noyer, de tomber en torpeur, dans un sommeil libérateur et ne jamais se réveiller, dormir et disparaître.

> Le dernier cas est de loin le plus sombre et le plus profond. Suite une prise de conscience de la mortalité sans retour, de l'indifférence du monde à la conscience, et de la relativité de toute valeur, le désir meurt à tout objet. Dans cette profonde indifférence à toute chose et à soi, la vie n'est pas meilleure ou pire que la mort, et continue donc sa route par inertie, sans désir. Parfois elle cesse. Et elle cessera.

Au regard de ces formes dépressives que j'ai identifiées, le mouvement de dévolution de James Jean semble tromper la dépression, comme s'il jouait le mouvement d'effondrement contre lui-même. Son degré extrême d'exaspération force une voie nouvelle : le désir battu bat en retraite, jusqu'à ce qu'il embrasse la perte et désire s'annuler lui-même : en cela, de manière paradoxale, il survit. Dans la dépossession de tout désir, un seul désir subsiste, inattendu, c'est le désir de dépossession lui-même : enfin libre. Ce désir survivant, inespéré, assure à James Jean un passage lumineux au travers de la perte, enfin désirée pour elle-même, et finalement, la possibilité d'une renaissance.

Mais avant, il faut vivre à fond la dépossession. Dévolution. Réenroulement. Déhiscence inversée. Imperméable aux regards, aux huissiers, à la gloire, aux contraintes, James Jean rêve seulement. Ou non : rêve anonyme. X rêve. Est-ce encore trop ?
 
« …Quant à l’avenir proche, il n’y a pas de raison d’avancer. Progresser, c’est nourrir les lamproies, les requins, le cancer. Le seul progrès est à rebours – dévolution vers un état plus primitif – état sans l’ombre d’un désir, qui ne crée rien de désirable, qui végète simplement dans un bouillon sans inertie. Je rêve que mes os se dissolvent en gelée, que le rêve lui-même se désagrège en une petite gerbe de neurones. Alors, seulement, je serai libre. »


(Fin d’interview, Juxtapoz #145, 59)
 
  
  
Le rêve est donc encore de trop, dans la mesure où il se retourne contre la liberté nouvellement acquise : le rêve déborde du sentiment de liberté, cherche à l’exprimer, et mobilise à nouveau des images qui donnent naissance aux jungles et aux bestiaires, sur les tableaux. Or ces tableaux menacent la liberté dont ils sont le fruit : ils font saillie et « nourrissent les lamproies », nourrissent celle qui l’a trahie (via les coûts de procès, les huissiers...), mais aussi le cancer qui habite l'artiste lui-même : son désir de gloire et de réussite, qui le rend à nouveau vulnérable aux déceptions et aux attaques.

L'organisme minimal est la figure rêvée de la liberté absolue, paradoxale, qui se trouve dans l'inexistence. Tout ce qui est désirable est susceptible d'être pillé. Pire : tout désir soutenu, chéri, tout désir détenu risque d'être contré, de rester inassouvi. Pire encore : tout désir exprimé risque d'être humilié, tourné en dérision, ou condamné. La gerbe déliée de neurones, inertes, est l'élément esthétique qu'inspire à James Jean la force de n'être rien (comme l'invertébré, avant). Embrasser sa propre désagrégation pour n'avoir plus rien à perdre : être invincible.

C'est parfaitement logique, au fond : le bouillon de culture initial contient en lui-même toutes les possibilités de la vie (liberté, puissance totale), tout en se soustrayant de fait à toute souffrance et toute agression (il est trop peu, être minimal). Protection, paix et liberté dans la quasi-inexistence.

Mais fatalement, de cette paix miraculeuse jaillit un sentiment de liberté qui ranime le désir, qui pousse à l'existence, qui chercher à s'exprimer dans une œuvre existante ! Et dès que le bouillon de culture donne vie à quelque chose, ce quelque chose actualise 1 seule des possibilités, tue les autres et supprime la liberté totale, tout en s'exposant à nouveau au monde, aux prédateurs, aux parasites et autres charognards. Et l'organisme a détruit son état primitif, perdu sa paix privilégiée... Évolution maudite. Fatal tango. Casse-tête cyclique. Prix à payer.
 
  
 
   
Une question subsiste. Si l'épanchement imaginaire de James Jean, cristallisé dans ses tableaux, est un mouvement d'échappatoire, de régression protectrice ou compensatrice, même paradoxal ou rêvé, n'est-il pas le fruit de la confrontation et de l'épreuve ? Provient-il, se nourrit-il ou découle-t-il du trauma, de son divorce et sa dépossession matérielle ? Jusqu'où cela doit-il déterminer son art ?

Ici, le lien entre la vie de l’artiste et ce qu’il produit tient de l’ambiance, de l'impact ou de la tache. Ce lien passe par des états affectifs et des visions symboliques, comme si l’œuvre avait servi d’organe respiratoire artificiel, et s’était imbibée d’une essence émotionnelle. Comme si la toile était un buvard capable d’absorber l’humeur de l’âme qui s’y applique (peinture "psycho-chromatique", "mélano-colivore"), en l’occurrence l’âme d’un type prénommé James, qui dessine bien, travaille dur, et essaye de dépasser un divorce précoce en rêvant de créatures aux corps parasités. Comme si les séries d’images peintes étaient celles d’un test de Rorschach modifié, dont le sujet aurait produit les taches sans les interpréter (au lieu de l'inverse). Produites de manière lucide, mais cryptée.

Avec l’impression persistante que le poumon artificiel a trop muté pour qu’on puisse y prélever autre chose qu'une humeur visqueuse, qui n'a plus grand chose à voir avec la vie du type en question. Avec l'impression que les reflets du miroir déformant ont depuis longtemps gagné leur indépendance dans les sketchbooks surchargés, de telle sorte qu’il serait absurde de vouloir deviner la situation d’un auteur derrière leur vie (ou leur agonie) propre.
  
   
   
  
A ce niveau de ma lecture, j'avoue avoir été tenté par le refrain du génie torturé. Tenté par une certaine image de l’artiste, inspiré-e par ses blessures, de l'artiste dont les souffrances féconderaient la créativité. Poète maudit, équation romantique : âme torturée = art intéressant / âme en paix = art ennuyeux. Une vue de James Jean qu'il prend lui-même le soin de révoquer :

« Il m’arrive pas mal de penser à ce que j’aurais été capable d’accomplir si je n’avais pas eu ces obstacles dans ma vie personnelle, du fait que j’aie toujours produit mes meilleurs travaux quand j’étais libre, et en paix » (Juxtapoz #145, 2013, 59).

En lisant ça, on se dit presque instinctivement que non, il se trompe, ses tableaux sont plutôt le fruit de ses difficultés ; comment serait-il possible que sont art n’ait pas bénéficié de ces obstacles ? Pensée idiote, au fond, et il serait temps de nuancer le grand mythe moderne de la souffrance créatrice, du réflexe qui associe systématiquement torture et art génial.

Si je souscris de manière générale et philosophique à leur corrélation (il ne peut pas y avoir de vision sans contact et donc sans risque de brûlure, de telle sorte que vouloir supprimer absolument tout risque de douleur demanderait aussi de supprimer toute possibilité de sensation), cette corrélation est en réalité trop générale et trop large pour empêcher les cas concrets de tomber dans l'entre-deux, de développer des rythmes équilibrés et du sens entre les deux extrêmes. Autrement dit, bien que l'art et la souffrance soient ultimement inséparables, ils sont séparables concrètement :
> Certes, la sensation est tout autant la condition du plaisir que celle de la souffrance, mais cela ne signifie pas qu’une douleur insupportable doive être le prix de toute intensité ;
 
> Certes, la relation rend possible la déception ou la trahison en même temps qu’elle rend possible l’amour et l’intimité, mais ce n’est pas pour autant qu'il n'y a pas de famille ou de couple heureux ;
 
> Certes, nous ne pourrions pas être sensibles à la beauté s’il n’y avait pas un jugement de laideur corrélatif, en contraste... mais cela ne signifie pas que la beauté disparaisse immédiatement, dans les faits, si on l’isole un moment de l'horreur ;
 
> Certes, la maîtrise d’un art demande toujours de se confronter à des risques d'échec et au jugement des autres, de s’exposer à des contraintes pour apprendre à se forcer, à se contraindre soi-même, et de faire des sacrifices... mais cette situation est loin d’être toujours invivable ;
 
> Certes, les épreuves sont formatrices... mais elles peuvent aussi être létales. Ce n’est donc pas parce que la souffrance n’est pas absolument dissociable de l’inspiration (et peut même, à l’occasion, inspirer directement) que toute torture engendre nécessairement un chef d’œuvre ; etc.

Contre un poncif moderne, il peut donc y avoir des œuvres sans trauma, et de l’art sans folie. L’équation romantique est fausse, ou du moins impossible à généraliser. Tous-tes les génies sont différent-e-s, ou encore mieux : le génie, ça n'existe pas. Alors c'est vrai, James Jean laisse place au subconscient dans son travail, et cite Henry Darger comme une influence majeure. La folie de Darger est intimement liée à son art, mais cela n'est pas vrai pour James Jean, et encore moins pour l'art en général.

Il existe une infinité de rythmes de production différents, et l’artiste n’a pas besoin de souffrir le martyr pour être hyperstimulé : ses organes hypersensibles et ses recherches passionnées suffisent. Au contraire : des nuisances faibles mais constantes éroderont son énergie et son attention, un accident trop dur empêchera une autre de continuer, ou encore, telle relation aura un effet strictement délétère sur telle œuvre. Une personne attentive et portée à l’effort reçoit déjà dans le simple contact avec le monde et ses propres souvenirs assez de matériau pour alimenter toute une œuvre artistique.

Devenir un pôle d’expérimentation et de composition - à soi ou en groupe - demande le plus souvent un mélange bien dosé entre la qualité de l'environnement et celle du regard-toucher, des rythmes intenses mais fragiles où alternent les temps de défi et de repos, de décantation et d'explosion, de lente imitation et de rupture. Le rythme de l'inspiration dépend donc de l'alternance des situations de danger relatif et celles d'épanouissement libre. Les "bons" obstacles "au bon moment" (juste assez stimulants, juste assez destructeurs) révèlent l'art comme le fruit d'un travail de longue haleine ponctué d'occasions à saisir, de chocs et de cycles, plutôt que le résultat immédiat d'une rencontre entre le don miraculeux du génie et une vie torturée.

Qui serais-je si j'avais rendu coup pour coup ? Que serait mon art sans cette maladie, ce défaut, ou mon enfance brisée ?... Parfois bien plus, et parfois rien du tout. La plupart du temps, la folie et le chaos de la vie personnelle de l'artiste ne deviennent productifs que si celle-ci ou celui-ci possède un véritable lieu de refuge, refuge imaginaire et matériel. Et s'il faut s'attendre que le refuge lui-même porte des traces du conflit ou du trauma, ce n'est pas dit qu'il s'en nourrisse ou l'intègre pour le meilleur.

Quant à James Jean, on peut certainement dire que son corpus ne serait pas le même sans les difficultés qu’il a connues : l'œuvre perdue aurait été de meilleure qualité, mais elle aurait aussi été toute autre – peut-être même qu’il y manquerait quelques réussites. Et pourtant, Jean répond, se connaissant, que ses épreuves auront été plus destructrice qu'inspirantes, et qu'il refuse qu'elles se trouvent au cœur de son œuvre.
 
 
 
 
James Jean a certainement trouvé un rythme pictural dans ce paradoxe : plus il se repose dans son art, plus l'art grandit et menace les conditions du repos producteur. Dialectique de l'organisme géant et de la soupe originelle. Mais ce n'est ni le premier rythme de James Jean, ni le dernier. Ce sera peut-être une "période" de l'artiste (tout comme la période noire précède la période colorée chez Odilon Redon - en lien tout aussi fort avec sa vie personnelle).

Et puis, pour être honnête, toutes ces images ont déjà leur vie propre : autonomes, indépendantes, pleines de coulures hasardeuses, à peine "tracées", offertes à un public qui se les réapproprient, ouvertes à l'interprétation et au remix, etc. Entre le moment où l'imaginaire soutient la liberté et celui où il la menace, les figures teintées de souffrance ont acquis d'autres significations, et l'artiste a eu le temps de conjurer les spectres du passé, de reprendre confiance et de changer d'adresse.

Assez de sentiments humains, assez d'humanité : il n'y a pas que ça dans la vie, loin de là... Plus que jamais, l'art de James Jean semble promis à une nouvelle métamorphose.

 
 

Suite et fin à venir dans "Note sur James Jean (3)", regards sur des œuvres en particulier, des influences et des échos .

EDIT (novembre 2014) : dans une belle interview de James Jean par Carolyn de CONTRAST, dont je n'avais pas connaissance lors de la rédaction de cette note #2, Jean précise son évasion vitale aux Philippines, et confirme plusieurs points que j'ai développé là-haut - sur le sentiment d'apaisement par annulation du désir, sur l'importance de la stabilité pour la production artistique, sa période actuelle de transition, et l'absence de miracle "créatif" ("Observation. Memory. Imagination.").

27 août 2014

[Poé] Glencoe 2 / Return to Glencoe


Après des jours de pluie, les Glen exhibent leurs veines d’argent
A l’air, à flanc, à intervalles réguliers
Sept cent ruisseaux et autant de cascades

Éclats de roche se noient dans un torrent de roches

Pendant une accalmie sauvage, j'aperçois un animal ; il
Briserait le cou d'un enfant, sans broncher
Torse d’homme et tête de bouc, deux pattes aux sabots fendus 
Debout et sang qui bout et bras tendu encoche un arc
Et sur son bras tondu, tatoué, tordu
Ce ne sont pas des cicatrices mais des encoches

Le poète se prend une flèche dans l’œil gauche (le crâne explose)
Dans le cou
Une dernière dans le foie

Oh oui !... je meurs vivant : super intense



Days and days, only rain
Glens show the silver blood
Seven hundred slivers of old, as many streams

A lost valley shines in absence
Of light external (life eternal?)
Land is all rock steep and boggy

Millenial pines, my shoes are gone
I hear a sucking sound, a drain that never dries
Then a beast, roaming in the fog

And a poem going no-fucking-where
Flip, you just had to be there, with Tim and I
Glencoe 2 / Return to Glencoe

In honor of the second trek around Glencoe with Tim Jones, 27th of August 2013. Most epic



La vision du Highlander mi-bouc mi-picton est "véridique", elle m'est venue sur place, d'un coup, en débouchant sur un plateau protégé du vent, vers la fin de l'ascension : ici je réalise enfin ma vocation de mystique, "mystique du monde", celui qui se nourrit d'intensités uniques et réelles, qui appartiennent au monde (à la fois irréductibles, en tant que chocs, et "dicibles" ou traduisibles comme tout ce qui existe - cf. a/théologie négative & Wittgenstein en Écosse...), et la bête qui me bute est profondément belle et généreuse : elle m'offre une expérience unique

25 août 2014

[Kogi] Notes personnelles sur Games of Thrones (saisons 1 à 4)


En août 2014, je visionne les 4 premières saisons de la série Game of Thrones (HBO), basée sur la série de romans de Georges R. R. Martin, A Song of Ice and Fire. Comme je n’ai pas lu les livres (ni même leur traduction), je me concentre strictement sur la série. Face au caractère unique de certains personnages, au traitement subtil et complexe de leurs interactions, de leur morale et de leurs sentiments, quelques réflexions. Spoilers ahead.




BIEN ET MAL, GENTILS ET MÉCHANTS

Dans Game of Thrones, le traitement moral des personnages et de leurs valeurs est en quelque sorte "naturaliste" ou "pluraliste". On peut comparer et contraster cette approche avec d'autres manières d'organiser les antagonismes moraux, de raconter l’action et de juger les personnages, dans d'autres types de récits épiques :
> Le héros mortel contre les obstacles du Destin, contre les dieux et la mort (valeurs prémodernes, comme l'honneur, la noblesse du sang, la tradition, la piété filiale, la ruse, le sentiment tragique, l'acceptation et la rébellion, l'harmonie et le désordre)
Exemples types : L'épopée de Gilgamesh, L’Odyssée, Œdipe-Roi

> Les défenseurs du Bien unis contre les serviteurs du Mal (dualisme moral, souvent chrétien, où la droiture, la paix, l'abnégation et l'entraide solidaire s'opposent à l'orgueil impatient, égoïste, qui entraîne la souffrance et la destruction, avec les paradoxes de l’amour et de la justice et quelques résidus antiques, comme la pure piété ou la noblesse des actes)
Exemples types : Le Seigneur des Anneaux, Star Wars, la plupart des Disney

> L’anti-héros, déchu dans ses principes (type réaliste-cynique) ou dans ses méthodes (type justicier vengeur), inverse le curseur moral sans vraiment dépasser le dualisme bien/mal (ses faiblesses, ses échecs et ses crimes ont été causés par la souffrance, la désillusion morale, à moins qu'ils ne préparent finalement une rédemption, un dernier sacrifice, une fidélité ultime à une loi morale universalisable)
Exemples types : Le Faucon Maltais, The Punisher, Max Payne, The Sopranos

> Le jeu croisé des valeurs et des intérêts, dans lequel une série de personnages à la fois libres et enchaînés, diversement déterminés par leurs situations (naissances, enfances, souffrances), leurs principes, leurs désirs, leurs traditions, facilités ou velléités, se battent pour ce qu'ils considèrent chacun comme le bien (englués dans des choix et victimes de conséquences en cascade, ils peuvent être leurs propres ennemis, sont poussés à changer, à aimer, haïr, forger des alliances ou les briser, sans que la justice ni l’injustice ne triomphe)
Exemples types : Watchmen (qui utilise par ailleurs des anti-héros), Game of Thrones (?)
Ainsi, rares sont les personnages de GoT qui soient entièrement dénué·e·s de morale ou de code (même hédoniste ou opportuniste), et inversement, rares sont les personnages pétri·e·s de principes qui ne commettent d’injustices ou d’abus à cause de ces valeurs. Ici, personne n’est bon·ne ou méchant·e par essence. Et personne n’est à l’abri de rien. Les actes honorables, héroïques, justiciers ou méritoires viennent de toute part, de personnages de toute provenance sociale, qu'ils aient beaucoup ou peu d'ambition. Les actes méprisables et terrifiants sont parfois justifiés par la paix ou par la loyauté : à charge au spectateur de les accepter comme moindre mal ou de les condamner comme corruption.

En conséquence, aucun principe ne rétribue "les bons" ou ne punit "les méchants" de manière systématique dans l'univers de Game of Thrones. Tout dépend des situations, de la manière dont les intentions, les plans, les croyances et les corps se croisent, s'alignent ou se heurtent, et souvent sans se comprendre, comme par erreur, ou partiellement, par manque de temps, d'envie, ou de moyens. La contingence est très présente, mais elle ne règne pas en maîtresse absolue : certains complots ou certaines utopies semblent pouvoir réussir grâce à la flexibilité, la perspicacité, l'audace ou la prudence des personnages qui les portent. J'y reviendrai.

Pourtant, le génie de la série aura été de ne pas basculer dans une simple logique d’anti-héros ou de cynisme généralisé : il y a quelques sociopathes cruels (Joffrey Baratheon, Ramsay Bolton), de calculateurs élitistes secrètement terrifiés par l'humiliation (Tywin Lannister), des êtres désabusés (Robert Baratheon) ou cyniques (Baelish), mais nous trouvons aussi l'inverse, avec des personnalités plus naïves (Robb Stark), plus optimistes (Renly Baratheon), généreuses (Syrio Forel), et loyales (Brienne). Entre les deux, une diversité d'attitudes et de motivations quand à l'altruisme et l'égoïsme, l'avenir et le passé, la noblesse et l'humanité. Certain·e·s évoluent, tandis que d’autres restent plutôt fidèles à soi-même. Certains sont volatils, certaines le sont seulement en apparence, d'autres encore ne le sont pas du tout, et d'autres encore paraissent stables mais finiront par être profondément reforgé·e·s par les évènements.

Dans ce contexte, chaque spectateur·trice doit continuellement se positionner quant à des principes, des croyances, des éthiques, des dilemmes, des peurs, des passés, des ambitions et non quant à des grands symboles moraux, des signaux binaires ou des idoles. En présence de personnages faillibles, inégales, inégaux, capables de bien mitigé comme de mal acceptable, mais aussi d'être porté·e·s aux extrêmes, les modèles "tout faits" implosent. L'empathie est soigneusement déboussolée, sous couvert de vengeance, de prophétie, ou d'instinct maternel. Le désespoir et l’espoir du public varie à mesure que l'on change son jugement sur les personnes qui subissent et agissent dans le drame, au risque de l’anesthésie : à force d’être ballotté·e·s et de voir chacun des aspects du conflit au tour à tour, on ne prend plus parti, on ne condamne plus personne. Tout projet moral semble justifiable, et par là-même, tout projet moral finit par nous sembler futile. J’y reviendrai aussi.

Il n’est donc jamais évident de condamner un personnage, une action ou un choix qu'il·elle effectue (que ce choix soit guidé par les évènements, les expériences passées, la raison, ou quelle qu’autre méthode au service d’une valeur ou d’un intérêt). Pour toutes ces raisons, la série est plutôt déroutante : elle semble d’abord adhérer au cynisme de certains personnages sur la politique, dans un monde anti-héros, puis donner raison et espoir, avant de briser ces espoirs… ou non. Dans les récits entrecroisés de Game of Thrones, la justice n’existe pas vraiment mais elle n’est pas non plus absolument inexistante – elle existe parfois, ne triomphe jamais de manière univoque, elle apparaît seulement dans un sentiment de justice, tantôt illusoire, tantôt fertile.

La justice passe alors pour ce qu’elle est souvent (un simulacre, un coup politique pour acheter la paix sociale, une vengeance...), et ce qu’elle est malheureusement (une rétribution par la violence de la loi, un pari risqué sur l'avenir, un paiement de dette, une tentative hasardeuse de redressement, de correction, un moindre mal pour préserver la paix de certains), sans pour autant être entièrement discréditée : aucun personnage n'est jamais ridiculisé pour la chercher. Le moins qu'on puisse dire, c'est que cette recherche est ardue : il faut louvoyer entre justice des vainqueurs et justice des victimes, justice des puissant·e·s et justice du peuple, justice individuelle et justice du bien public, simulacre évident de justice divine ou véritable destin caché, justice ressentie et justice reconnue… autant d’exemples et de contre-exemples qui empêchent de généraliser. Et c’est bien cela pour cela que GoT reste une série intéressante, voire innove.

Au fil des épisodes, nous (spectateurs·trices) sommes alors confronté·e·s à des situations inédites, souvent difficile à soutenir : des combats dans lesquels chaque parti a raison et tort à la fois ; des duels à l'épée dans lesquels la supériorité technique l’emporte sur la valeur morale des combattants (Jon Snow x Renégats) ; le jeu des intérêts et des allégeances tournant l’un contre l’autre deux personnages qui se ressemblent pourtant en un sens (Brienne x Sandor Clegane) ; l'emportement et la vanité d’un personnage faisant échouer sa tentative de rendre justice, qui semblait pourtant légitime (Oberyn Martell x Gregor Clegane) ; un personnage haïssable qui perd beaucoup, s'ouvre, et vient finalement au secours de son frère sans tout à fait cesser d'être un connard (Jaime Lannister) ; un personnage bafoué, qui n’arrive pas à se trouver et n’a pas le droit à l’erreur, est vaincu et réduit à néant (Theon Greyjoy) ; une libération hâtive d’esclaves qui se transforme vite en fiasco politique, et génère de nouvelles souffrances (cycle Astapor-Yunkai-Meereem) ; une reine-mère régente aimant ses enfants par-dessus tout, les défend de manière infâme (Cercei & son premier fils mort, Joffrey, Myrcella, Tommen) ; une fédération de tribus barbares unies contre une menace commune et contre le vol de leurs terres combat la garde héroïque de l’occident ; un "héros" qui s’y croit trop, et qui tente finalement d'assassiner le roi qui lui offre une trève (Jon Snow x Mance Rayder)...

Dans cette cohue, une même règle de fer s’applique à tous : le moindre choix a toujours un coût élevé, une série de conséquences irréversibles et partiellement impossible à prévoir, que certains - amis ou ennemis - subiront tôt ou tard.




AMOUR ET AMITIÉ

Au fil de la série, on découvre un florilège de relations différentes, entre amitié et amour (un continuum entre les deux). Il est inutile de vouloir réduire cette diversité, car elle correspond à la diversité des situations, au déroulement des histoires particulières (pas d’essence de l’amour, et pas de supériorité de l’amour sur l’amitié). Cette multiplicité des schémas relationnels est assez satisfaisante.

Les formes d’amitié ne sont pas exclusives de l’amour. La reconnaissance est chère et difficile – attaquée de l’extérieur (complots, médisances, chantages) comme de l’intérieur (jalousie, ambition, intérêts) – mais centrale. Un équilibre instable, différent pour chaque personnage, entre leurs manques et besoins respectifs. Sexe, amour et amitié peuvent exprimer de manière différente les désirs de possession, d'amusement, de respect, de compétition ou d'affirmation de soi. Mais partout, la capacité de (se) donner en toute confiance est fragile et difficile à acquérir, lorsque l'on sort du cercle familial – et encore, si celui-ci n'est pas le théâtre d'une guerre ouverte ou larvée.

Dans Game of Thrones, les liens forts existent, mais se méritent. Avoir grandi ensemble et être prêt à mourir avec l'autre (les jeunes Stark x leurs loups). Comme beaucoup sont forcés à risquer leur vie pour assurer leur survie ou leur ascension, l’amitié peut naître et devenir forte. Elle naît de la famille, fraternelle (Robb & Jon, Jaime & Tyrion plus tard) ou filiale (Benjen & Jon), d’affinités, d’intérêts et de ressemblances (Tyrion & Bronn, Tyrion & Varys, Varys & Baelish), ou encore de circonstances dangereuses longuement partagées (Jon Snow & Sam & Pyp & Co). L’amitié est toujours un composé de sentiments, dur apprentissage mêlé de haine et de rivalité (Sandor Clegane & Arya Stark), ou conseil paternel teinté de désir sexuel et de secrets (Ser Jorah > Daenerys).

La pitié, la reconnaissance émotionnelle et la confiance jouent un grand rôle dans les relations sociales entre personnages de GoT, ouvrant la possibilité de l'amour platonique, de relations transversales, de gestes et d'élans d’empathie inattendus (Tyrion > Bran Stark, Tyrion > Sansa Stark, et surtout Jaime x Brienne).

Composés de reconnaissance émotionnelle et d'identification narcissique, d’admiration et d’ambition, parfois de confiance et de tendresse, les alliages amoureux de GoT peuvent être solides ou volatils, mais surtout uniques et multiples. L’amour maternel s’y distingue par sa force (Cercei & ses enfants, Catelyn & ses enfants)... ou sa faiblesse (femme de Stannis & sa fille). L’amour qui implique un désir de l’autre connaît lui aussi de nombreuses déclinaisons, depuis la passion charnelle (Renly & Loras), incestueuse et narcissique (Jaime & Cercei), jusqu’au rêve d’être accepté ou reconnu de manière inconditionnelle dans ses désirs et son identité, puis rongé par le doute et la trahison (partagé par Tyrion « the imp » & Shae « the whore »), et passant par l’amour qui naît dans le mariage (arrangé, comme Catelyn & Eddard), l’amour qui se noie dans le mariage (aveu de Cercei envers Robert s1, "Did you and I, had our chance?"), un lot de passions pleinement fondées sur le plaisir sexuel réciproque, hétéro ou homosexuel, et l'inévitable coup de foudre de la jeunesse (Rob et Talisa, you fools).

Quelques alliages étranges, un peu artificiels, mais néanmoins intéressants : l'amour dédié mais déçu et calculateur (Petyr Baelish & Catelyn/Lysa/Sansa), ou le couple shakespearien, rival et faussement tragique (l’histoire de Jon Snow & Ygritte), promis à l’évasion entre deux camps ennemis, suspendu dans l'hésitation réciproque entre trahison du groupe et fidélité à l’autre, ou trahison de l’autre et fidélité au groupe. Ce n’est donc pas le hiatus du destin qui rend leur amour impossible, à la Roméo & Juliette, mais un hiatus relationnel voire culturel, initial, entre les personnages, un manque et une difficulté de discussion, qui les retourne l'un contre l'autre... Dur (surtout pour elle).




MÉCANISME, CONTINGENCE ET LIBERTÉ

Grâce à la complexité des caractères et des situations décrites dans Game of Thrones, mais aussi grâce au "réalisme" de son univers (les gens ont des vues composées ! les gens changent ! tout le monde peut mourir ! même les personnages principaux ! à tout moment ! même bêtement !), la série allie la logique et la surprise, la cohérence et la décohérence.

En d’autres termes, Game of Thrones oscille entre la contingence (changement, surprises et chance) et la détermination (chaînes, rouages et inerties). L’équilibre penche cependant en faveur du second, car le scénario n’avance jamais à coup de chance (ou de malchance), par de pures circonstances ou par de simples malentendus. Les relations de pouvoir du jeu des sept royaumes sont si serrées – pour ne pas dire inextricables – qu’il n’y a presque jamais de flottement (pas d’actes sans conséquences), et que le flottement ne détermine pas le devenir des royaumes (peu de chance et de hasard).

Dans cette situation, on pourrait s’attendre à beaucoup de dilemmes, de double-bind, beaucoup d’irrémédiable et de tragique : pourtant, on garde toujours l’impression que les joueurs du jeu des sept royaumes sont actifs, moralement responsables, et qu’ils choisissent. Qu'elles·ils soient aveuglé·e·s par la gloire, par leur honneur, leur rationalité de principe ou par la croyance religieuse, par la colère, la soif de vengeance, de pouvoir, de plaisir, ou rendu·e·s insensibles par la souffrance qu’ils ont vécu et la violence dont ils·elles ont été témoins, le libre-arbitre des personnages n'est jamais évident, mais jamais nié non plus.

D'une part, la série fait sentir que leur liberté n'est jamais autre chose que leur marge de pouvoir effective, leurs capacités et possibilités réelles de maintenir, de plier ou de rétablir le monde "selon ma vision", "ce qui me convient" (pour chaque personnage, même les plus innocents). D'autre part, comme la série nous montre aussi beaucoup de personnages en train de prévoir, d'envisager, de désirer, de changer de plans et d'affiliations, on comprend que l'imagination, l'ingéniosité ou la sagesse puisse élargir les marges de cette liberté. La liberté reste synonyme de pouvoir effectif, mais le pouvoir concerne aussi la capacité à s'adapter, à imaginer des possibilités, à saisir l'occasion, à prendre l'initiative, à comprendre les autres, à changer de perspective.

Et comme il arrive aussi que les personnages de GoT se posent, discutent, se reposent, dorment, reviennent sur les évènements, réfléchissent, il leur arrive de douter, d'hésiter. Bref (atout supplémentaire du rythme de la série) : ils·elles ont aussi souvent le choix. Ce qui les détermine finalement à choisir X plutôt que Y ou Z serait essentiel pour comprendre tel personnage, de ce qui le définit ou le porte vraiment, au fond. Mais ces aspects restent cachés ; de même que le passé exact de chacun-e, les délibérations intérieures ne sont jamais étalées par la narration, et même rarement explicites dans les dialogues. C'est un procédé narratif pour maintenir la curiosité et permettre des surprises scénaristiques, mais pas uniquement. Au niveau intra-diégétique, c'est une conséquence logique d'un monde où la reconnaissance est difficile à obtenir, d'une époque dans laquelle les ordres établis s'écroulent et où l'ordre à venir est incertain.

Aussi doués qu'ils·elles soient (Varys, Baelish, Tyrion, Tywin, Cercei), ou même extralucides et clairvoyant·e·s (Bran & Jojen Reed, Melisandr), les personnages ont tout de même beaucoup de limites – elles·ils ignorent et tâtonnent, risquent et se font dépasser, jouent et perdent. D’autre part, il semblerait que des puissances surnaturelles soient à l’œuvre dans ce monde, bien au-delà des machinations des mortel·le·s : irrégularité des hivers, corbeau à trois yeux et prophéties, plan divin du Dieu du Feu. Voici donc un premier moyen de résoudre le paradoxe de la détermination et de la liberté qui se pose dans Game of Thrones : tout serait effectivement déterminé, comme le montre le générique (pas de personnages – forteresses mécaniques, villes miniatures et rouages…), mais le jeu est tellement compliqué que les joueurs sont régulièrement dépassés par d’autres joueurs ou par les évènements. À leur niveau, il y a donc décohérence et surprises (a fortiori au niveau des spectateurs !), mais il se pourrait bien que tout soit déjà joué d’avance (déterminisme naturel, éternelle destinée ou plan divin).

On déplore l’absence d’une forme particulièrement dérangeante de tragédie, qui pencherait cette fois-ci du côté de la contingence et du tragique absurde : deux camps qui se ressemblent mais se déchirent à cause de la souffrance qu’ils s’infligent depuis toujours (un cercle de mal absurde), deux races qui combattent chacune pour sa survie, alors que les ressources sont limitées (le mal qui naît du manque et de la peur), un malentendu ou un manque de temps détruisant une amitié…

La seule histoire qui s’en approche au fil des 4 premières saisons est celle de Tyrion & de Shae : une rencontre fortuite, deux amoureux séparés par les circonstances (dilemme de Tyrion à son mariage avec Sansa, qui rejette alors Shae pour la protéger de son père et sa sœur), qui finissent par se déchirer à cause des blessures du passé et d'un malentendu tragique : Shae prend le rejet au premier degré, et attaquera Tyrion en tournant chacune des belles fêlures de leur amour en arme, pendant son procès. Aveuglé·e·s par leur douleur, ellils se battront à mort dans le dernier épisode. (C’est l’interprétation la plus logique dans la série, au regard des larmes que Shae réprime lors du procès de Tyrion, bien que certain·e·s estiment que Shae ait pu être payée par Tywin dès le départ pour humilier Tyrion et le rappeler à son rang, se venger de la mort de sa mère en couche, et rejouant l'humiliation du premier mariage de Tyrion.)

Anéanti·e·s par la force de leur amour l'un pour l'autre, la peur et l'insécurité ont transformé leur renoncement en guerre totale. La tragédie postmoderne n'a pas besoin de dieux ni de destin : c'est la tragédie des failles humaines et du manque.




PERSONNAGES "PRINCIPAUX" ET "SECONDAIRES" ?

Encore une distinction classique qui s’applique mal à Game of Thrones. Elle ne disparaît pas, loin de là, mais se retrouve brouillée de manière très agréable. 

Tout d’abord, au niveau du montage narratif, il n’y a pas 1 seul·e personnage principal·e et son équipe, mais un faisceau de vies entrelacées, une rhapsodie d’existences qui se retrouvent en certains lieux pour un certain temps, toujours en groupe ou en couple, à nouveau séparés.

Ensuite, il n’y a pas non plus de personnage ultime au sein de l’univers lui-même, seulement des familles qui apparaissent et disparaissent, des individus mortels, des ascensions et des chutes. L’absence de personnage essentiellement moral ou inflexible à son vécu renforce l’impression que n’importe quel personnage pourra devenir important par la suite, pour une heure ou pour un siècle. Il y a bien des personnes centrales en termes d’influence, tandis que d’autres en ont moins, et si aucune vie n’est indispensable à l’existence de Westeros, aucune vie n’est entièrement négligeable non plus – pas mêmes celle du petit peuple, qui peut se révolter (siège de Kings’ Landing), faire ou défaire une armée (esclaves d’Astapor et Yunkai), ou transformer la politique d’une reine (bergers de Meereem).

Si le mérite, l’éducation et les choix comptent autant que la naissance et les droits du sang, et si personne n’est à l’abri de son passé ou des projets d’avenir de son voisin, n’importe quel personnage peut être mis sur le devant de la scène, et gagner en influence, ou mourir brusquement. Il y a des personnes important·e·s, mais pas de « personnage principal » au sens où X serait indispensable à l’histoire : on apprend dans la douleur que personne n’est réellement indispensable dans l’histoire de Westeros – qui est, en ce sens, assez réaliste : le monde continue d’exister après la mort des gens, même si c'est indécent. Les coups durs assénés à des personnages centraux sont souvent violents et inattendus. Certains de ces moments mettent le public à genoux et d’autres sont absolument jouissifs (exécution de Ned Stark et Red Wedding en tête, suivis de près par la mort de Khal Drogo, celle de Joffrey ou d’Oberyn, et l’amputation de Jaime, qui s'apparente à une petite mort).

Finalement, d’un point de vue pragmatique, il faut bien remplacer les personnages qui tombent, et il est plus facile de faire monter en grade un personnage secondaire prometteur, que d’en introduire une nouveau sans transition. Mais le plaisir subsiste : peu de gens auraient pu deviner, avec leur première apparition, que des personnages comme Osha, Ros, Shae, Guilly, Missandei, le bâtard de Bolton, Brienne, ou encore Ser Davos ne deviennent ensuite si déterminants (tous·tes commencent comme des éléments du décor social, et se qualifient ensuite comme des existences décisives). Mentions spéciales à la famille Stark, dont les « personnages centraux » ont la fâcheuse habitude d’être trahis brutalement, ainsi qu’à Ser Barristan, qui échappe de peu, et se refait une vie de l’autre côté de la Mer Étroite.

Le côté rafraîchissant vient donc du fait qu’on ne puisse jamais savoir pour sûr qui deviendra important, et pourquoi, et pour combien de temps. Si l’on peut identifier des personnages principaux sur les 4 premières saisons, ce n’est pas à titre de héros a priori immortels ("intuables", "élus" ou "choisis"), mais à celui de survivants a posteriori, après-coup : Tyrion Lannister, Sansa & Arya Stark, Jon Snow, Daenerys Targaryen.

En contrepartie, le côté épuisant, c'est bien sûr de devoir se réinvestir émotionnellement dans d'autres vies, faire à nouveau l'effort de s'intéresser à des personnages (une fois notre favori décédé), alors que le fait même qu'ils puissent mourir à leur tour très rapidement nous dissuade. Une joli paradoxe : la mortalité "réelle" des personnages renforce notre attachement à eux lorsque nous l'accordons, mais décourage de trop s'investir ou de se réinvestir trop vite. Reste à voir si les saisons prochaines réussiront à tenir en tension ce fragile équilibre de rapports entre public et personnages.




MAGIE ET POUVOIRS, SURNATUREL ET DIVINITÉS

Un des aspects les plus décevants et les moins bien exploités de la série. Au lieu de jouer avec l’incertitude et l’attitude dubitative de nombreux personnages face au surnaturel (surtout autour de la capitale), le fantastique s’affirme et se multiplie un peu bêtement.

Lorsqu’il s’agit de créatures (loups démesurés, dragons, géants, marcheurs blancs, squelettes…), elles apportent peu ou rien de substantiel à l’intrigue, et font désespérément cliché (d’autant plus que rien dans leur design visuel ou morphologique ne vient renouveler/revisiter ces créatures ennuyeuses). Lorsqu’il s’agit de pouvoirs, de sorts ou de clairvoyance (tours de magie à Qarth, prise de contrôle télékinétique des animaux, voire des humains, etc.), ils ne sont pas trop mal réalisés à l’écran – pas de débauche d’effets – mais paraissent quand même trop énormes, trop vite maîtrisés (surtout dans le cas de Bran), ou pire, à mon sens, mal utilisés (pointless). On note l’absence heureuse d’objets magiques à proprement parler (si l’on excepte le coup classique et téléphoné du poignard d’obsidienne qui détruit – temporairement – le roi de Glace), il n’y a ni épées enchantées, ni bâtons de pouvoir, ni talismans de chance.

Certes, côté positif, de telles interventions puissantes dans le tissu de la réalité ont généralement un « coût » d’échange assez élevé dans l’univers de GoT : crises d’épilepsie, handicap, sacrifices humains, renoncement… Ce qui évite de les faire apparaître pour des tricks de scénariste en difficulté. Ils s’insèrent correctement dans l’univers visuel et culturel de Westeros, mais je n’arrive pas à me défaire de l’idée selon laquelle ils sont souvent mal exploités (résurrection inutile de Beric Dendarrion ?) ou superflus (meurtre de Renly, dans ce monde d’assassins furtifs et de chevaliers déchus ?).

Finalement, la représentation de la magie dans GoT échappe à l’effet pyrotechnique, à la facilité ou à l’ennui : le rituel de "résurrection" de Khal Drogo et l’accouchement mortel de Daenerys sont suggérés (on ne voit pas le "bébé", peut-être était-il difforme, mort-né, ou simplement tué en couche par la guérisseuse ?) ; les exploits meurtriers de Jaqen H'ghar et des Sans-visage restent toujours à la limite du plausible (la mort est certaine, pas le délai) ; le pouvoir du (ou des) sorcier(s) d’Astapor  oscille entre illusionisme et magie effective (bien que leur défaite soit ridicule) ; l’"accouchement" démoniaque de Mélisandr et la créature d’Ombre restent relativement mystérieux ; les « révélations » de cette prêtresse du feu, toujours teintées de séduction et de manipulation, rejouent l’ambivalence de toute intervention divine (oracles, visions dans le feu…) et la nature auto-réalisatrice, circulaire, de la « foi » au sens chrétien.

Comme la maîtrise des éléments naturels par la science et la technique n’est pas en reste, le surnaturel ne se généralise pas et ne se banalise pas trop vite. Le fonctionnement « naturel » des choses est la norme. Malgré l'absence totale de références géologiques, astronomiques ou zoologiques, diverses dimensions de la réalité naturelle sont approchées, utilisées voire maîtrisées : dimensions mécaniques, chimiques, biologiques, psychologiques. Voir : les architectures complexes, l'arbalète sophistiquée de Joffrey, le feu grégeois du siège de Kings’ Landing (wildfire), les nombreux poisons, d'analgésiques et de somnifères naturels (essence of nightshade, the Strangler, milk of the Poppy...), la médecine expérimentale et partiellement nécromancienne de Qyburn (sur Ser Gregor), etc.

Du coup, il subsiste dans GoT une séparation importante entre prodige et phénomène naturel (pas totale, mais tout de même marquée), que je trouve un peu décevante. Question de préférence personnelle, d'interprétation de la magie et de la nature, de la mesure de transposition de notre univers et de translation ou de réinvention dans la fiction, mais aussi de dosage de la puissance (j'apprécie l'idée que la magie soit simplement l'effet d'autres lois naturelles maîtrisables, mais aussi que tout effet ou pouvoir surpuissant ait un coût élevé, soit difficile ou énergivore).

Si la magie n'est pas simplement composée de sursauts de chaos, n'est-elle pas régie par des lois au même titre que le reste, donc susceptible d'être explorée empiriquement, puis maîtrisée scientifiquement et techniquement ? inversement, si les phénomènes naturels, une fois maîtrisés, livrent des effets incroyables, ne sont-ils pas prodigieux ? combien de temps faut-il encore attendre pour que l'heroic fantasy découvre l'histoire évolutive et génétique des dragons, ses innombrables possibilités de sous-espèces, de greffes, de sélection artificielle ? à quand une secte ou un coterie qui mécanise le recours à l'énergie magique, une technomancie rituelle ?

Ce qui me mène directement au rôle et à l’existence des divinités dans GoT. Leur statut est peu clair. La différence substantielle entre nouveaux dieux et anciens dieux me semble faible, sous-expliquée, donc sous-exploitée (encore une fois, je ne sais rien en ce qui concerne les livres). Les personnages cultivés semblent considérer les dieux avec un respect distant ou une ironie désabusée – ces dieux donnant souvent l’image de réalités absentes, traditionnelles, utilisées au pire avec superstition, et au mieux politiquement ou socialement (autorité, hiérarchie, ordalies, vœux, serments juridiques…).

Le seul Dieu à agir en son nom et à intervenir directement semble être le Dieu pagano-chrétien du Feu et de la Lumière, avec ses prétentions monothéistes radicales. Pourtant, il n’est pas encore clair (au terme de la saison 4) si ce Dieu-là est un souverain Tout-Puissant, sorte de force de prédestination (comme l’indiqueraient les oracles), un Dieu qui combat les ténèbres (proche d’un dualisme zoroastrien), un Dieu de subjugation parti à la conquête du monde, ou tout simplement un faux Dieu – invention de pouvoir dans les mains de ses prêtresses, ou façade et mensonge d'une entité inconnue qui avance cachée. Une dernière possibilité, intéressante au niveau métaphysique, est qu'il s'agisse d’un Dieu limité à prétention monothéiste, dont la force effective dépend directement des louanges adressées et du sang consacré – un dieu mortel, une force du monde qui grandit, se nourrit, draine la force que lui donnent les vivants et aspire à devenir le grand Dieu. À suivre.

D'un autre côté, la possibilité d'un religion du Cosmos vivant ou de l'harmonie naturelle est assez restreinte. Les rapports de la nature à elle-même semblent conflictuels (Winter is coming), et les communions inter-espèces semblent être à sens-unique, ne sortant presque jamais du cadre de la domination humaine. Si on évite la vision idéalisée, romantique et shamanique d'une nature harmonieuse, ou en colère contre les méchants humains, je regrette en revanche beaucoup l'anthropocentrisme profond de la série. Les créatures animales et végétales y apparaissent presque uniquement comme des instruments utilitaires (chevaux), des coquilles téléguidées (loups, oiseaux), des obstacles physiques (zombies, géants), des éléments de décor, ou des symboles (blasons, signes magiques). Occasionnellement, des amis chaotiques, domestiques et fidèles. La "relation" de Daenerys avec "ses" dragons fait éclater l'incohérence au grand jour : "vous ne pouvez pas les enchaîner, et ils ne sont pas à vendre... mais je suis leur mère (?), alors je les possède et ils décident de m'obéir la plupart du temps" (c'est pratique). Quand ces dragons prennent leur indépendance, c'est sous la forme de crises d'adolescence destructrice, sans complexité, sans individuation ni singularité. Très décevant.

Comme l'heroic fantasy est un genre privilégié pour imaginer et comprendre la réalité d'autres formes de vie, et que le traitement des perspectives humaines dans GoT est assez neutre, on aurait pu s'attendre à plus de profondeur et de subtilité du côté du non-humain.




VALEURS DE LA SÉRIE : GoT, RELATIVISTE ?

Après avoir parcouru ces quelques dimensions de la série, on peut revenir sur la question des valeurs et des principes. Certes la série interroge des valeurs et développe un scepticisme contemporain à l’égard des notions de bien et de mal très tranchées, mais défend-elle certaines valeurs en particulier ? Est-ce une simple fresque descriptive, ou développe-t-elle un discours axiologique propre ?

Je pense que la série trahit parfois quelques valeurs promues ou soutenues positivement. En présentant les différentes visions du monde de chaque côté, les différences de désirs, de pérennité ou de survie, la série crée un sentiment de relativisme soutenu. Une fois qu’on a mis de côté les sociopathes finis (Bolton's bastard), les purs lécheurs de bottes (Maester Pycell), les tarés capricieux (Joffrey), et les sorcières manipulatrices (Melissandr), finalement assez rares, on se trouve encore en présence de nombreuses revendications de justice ou de voies différentes, plus ou moins légitimes, qui combattent entre elles par la force des choses (même la trahison de Theon envers Rob Stark peut se comprendre, ainsi que le pragmatisme de Tywin Lannister, etc.). Voir, par exemple, la difficile tentative de transposition des personnages de GoT sur une grille d'alignements AD&D (saison 1, saison 2, saison 3 et les discussions en Commentaires de cet article io9 - Baelish est-il chaotique neutre ou chaotique mauvais ? le fait qu'Arya embrasse son désir de vengeance suffit-il à la faire passer de chaotique bon à neutre mauvais ? Etc.). Au risque du nihilisme, un réalisme pluraliste semble donc régner sur la série. Trancher semble impossible, sauf à admettre que tel personnage ou telle épreuve trouve plus d'écho en moi, à cause de mon vécu, que telle autre. Ce qui serait encore une attitude méta ou pluraliste : on admet implicitement que d'autres personnes soient plus sensibles à d'autres personnages, d'autres quêtes ou d'autres voies.

On observe ensuite l’importance des pratiques liées à des valeurs médiévales occidentales dans l’univers de Game of Thrones : la monarchie et la soumission féale ; la légitimité du sang (primauté morale et politique du fils, de l’aîné, du frère de sang, de la lignée, dans la succession), et, partant, de la monogamie (mariage et enfants légitimes, contre bâtards) ; le droit et le devoir d’hospitalité ; la virilité et la féminité déterminées génitalement ; l’honneur et le déshonneur au combat (chevalerie) ; l’ordalie comme jugement divin ; les vœux aux divinités (contre l’idée moderne de contrat entre individus)…

Pourtant, chacune de ces pratiques et chacun de ces principes sont invalidés au cours de la série, sans que soit niée leur utilité sociale ou politique. On voit ainsi que le royaume est fondé sur un régicide pragmatique, des usurpations, que la lignée n’est jamais pure, que les bâtards peuvent être plus nobles que les enfants légitimes (ou non !), que la naissance n’implique pas nécessairement la noblesse effective des actes ; que le milieu socio-économique détermine une vie, mais pas toujours ; que les incestes peuvent être fertiles (Myrcella et Tommen ne sont pas des monstres) ; que le droit d'hospitalité n'est pas si sacré  (Walden Frey > Famille Stark, Snow > Mance) ; que l'opportunisme règne et que la loyauté féale fait exception (Bolton pour l'opportunisme, Ned et Brienne pour la loyauté) ; que l’honneur d’un·e chevalier peut lui coûter la vie en combat et qu’il aurait mieux fait d’apprendre à combattre comme un coupe-gorge ; etc.

Les valeurs qui restent sont plutôt modernes (humanisme sécularisé, christianisme libéral) : la liberté, le plaisir, la résilience, l’adaptabilité, l’amour et l’empathie, la reconnaissance de soi et des autres, la dépendance envers les autres ; mais aussi la raison, la force de conviction et celle des arguments, le bien public, l’altruisme modéré, la raison (face à la crise commune que représente "l'hiver"). L'importance de Tyrion, en particulier, met l'accent sur la souffrance qui sort des stigmatisations, des préjugés, du "bullying", de la déshumanisation et des haines irrationnelles (Jaime à Cersei : "Tu ne peux pas vraiment lui en vouloir d'avoir tué notre mère ? Tyrion était juste un enfant").

Plus politiquement, l'absence de préoccupation réelle pour le peuple en tant que tel (on reste toujours entre nobles ou transfuges anoblis) est un choix de la série, mais dont personne ne s'étonne : il trahit aussi notre intérêt pour les personnages extraordinaires, la politique des célébrités et les "success stories", contre les subtilités désincarnées et la complexité technique des débats sur les modes de gouvernement, de participation, les débats démocratiques sur les sujets eux-mêmes, un phénomène ironiquement mis en abyme par Petyr Baelish (à Sansa Stark, s4ep8) : "Sais-tu quel genre d'histoire les pauvres préfèrent écouter ? Celles qui parlent de jeunes et riches damoiselles qu'ils ne rencontreront jamais". Ce qui ne signifie pas que le peuple, comme groupe illusoirement unifié, et comme champ de personnes désirantes, n'a aucune voix, aucun visage, ou aucun pouvoir occasionnel dans GoT (comme dit, c'est plutôt le contraire, mais de manière ponctuelle et toujours très "verticale").

Le statut de certaines valeurs est trouble : exemple, l’honneur, son caractère universel. Qu’est-ce que l’honneur ? L’honneur est-il similaire à la réputation d’une femme, d’un homme – ou au courage de ses actions ? Est-ce un composé du respect, ou de la droiture morale ? Se battre avec honneur, pour quoi, et pour qui ? Toujours s’en tenir à des principes prédéfinis est-il bon, vecteur de souffrances, inutile ou simplement impossible ?

Pluralisme, réalisme, scepticisme, hédonisme standard et libéralisme embryonnaire, persistance d'un contexte médiéval. Le prêt bancaire comme pouvoir politique ultime. Des humains se débattent entre la tolérance et le rite, entre le devoir commun et le plaisir, la famille et l'individu, le vécu et la justice, entre les blessures du passé et l'espoir... entre l'extinction imminente et les rêves d'immortalité. 

Pas mal l'artiste, pas mal du tout, comme portrait ou miroir des valeurs et combats de l'occident contemporain. Il y aurait encore beaucoup à dire.


 QUELQUES FAVORIS PERSO POUR FINIR

Quelques scènes et moments préférés : I wore a crown before it was cool (s1e6), Tywin Lannister dépèce une belle pièce de gibier (s1e7), un Sans-visage à l'action (s2e4), Tyrion, Varys et Bronn préparent un siège (s2), Fuck the guards, fuck the city, fuck the King! (s2e9), Jaime perd la main, puis l'appétit (s3), les sarcasmes de Lady Tyrell envers ses maids et Varys (s3e4), Brienne et Jaime prennent un bain (s3e5), the Purple Wedding (s4), Oberyn danse et meurt (s4e8), Varys assis sur Tyrion (s4e10)...

Concernant aussi bien le jeu des acteurs·trices, la personnalité et l’histoire du personnage, que son rôle dans l’intrigue ; rôles féminins préférés : Queen of Thorns (Lady Tyrell), Shae, Guily, coy Margaery Tyrell. Maybe Brienne ; rôles masculins préférés : Tyrion, Sandor Clegane, Tywin Lannister (perfect actor), Varys, Oberyn.



22 août 2014

[Jet] Run in the dunes, explore the room


Le sable claque sous mes pieds, dans la nuit, alors que je cours à perdre haleine. L'espace me phagocyte, l'odeur nocturne et le vent, les nuages immenses obscurément argentés. Je m'arrête et soudain, brille, brille quand j'appuie. Je ne sais pas. Mais si. J'hésite. Ris.

Fort-Mahon. Oiseaux, humains, oyats et crustacés. Une baie immense et pourtant familière, écosystème. Authie. Œufs de requin, baies d'argousier. La marque-en-terre, visible depuis les écrans du métro parisien. Écrasez-moi sous le poids du monde : je n'en demandais pas tant.
Une maison de famille emplie de jouets, de livres et de souvenirs intemporels. Des arcs et des flèches sur la plage. Personnage fantasmée par un autre : Bird. Une base de donnée de fiction SF et un webzine, ArcFinity. Un jeu vidéo terriblement immersif. Mystère du sable qui brille – non vraiment. Sur Internet, plus tard : une Dinoflagellée, Noctiluca scintillans.

Complexe vacancier irréel : le village de Belle Dune, idéal pour se déconstruire avec sagesse et brutalité. Miroir glauque et hypnotisant de la petite station balnéaire. Ruralité : l'état pas-tout-à-fait-Dubai du capitalisme. Nuit sur la mousse cramée. Des bunkers voguent sur la mer des dunes. Forêt de pins, lumière orange et tourbillons de poussière. Un cadenas pourrit sous la vase.

Berck et libido naissante : drôle de combo. Complexe médical semi-abandonné. Phoques en transe. Des cousins, un ami. La mer et l'air salé, toujours. Vagues puissantes, eau brune, algues échouées. Baignade incontrôlable, jouissive et terrifiante.




J'écris parce que je vis, je ne vis pas pour écrire. Mais ça, tout ça et tout le reste, au-dedans, là-bas, dessous, je sens et broute enfin les courants, sillons et concrétions qui sommes ce monde
 photo, retouche, légende par gérald

2 août 2014

[Kogi] Cendres du grand festin


Sur le caillou qui refroidit, certains nourrissent leur faim, certains en meurent, certains la désavouent. Tout cherche ou broute et mâche, érode, crache et recycle, et les restes, tonnes sur tonnes, emplissent l'océan. Les restes du grand repas, laissés pour plus tard, à réchauffer...

Usines automatiques, des changements de saisons, des bidonvilles et des chantiers à l'abandon. Des salles de bain marbrées, zen et high-tech. Ai-je rêvé ? Était-ce une bulle, l'engourdissement d'une réussite ? Étions-nous condamnés par la lenteur de nos gestes, par la rareté de nos ressources, ou par notre accélération elle-même, expansion si soudaine ?

Notre survie, pour quelques siècles à venir, travaille notre plasticité de l'intérieur. "Nous" ne serons plus ce que nous sommes, car nous ne sommes plus ce que "nous" étions. Descendants, déviants, mutants. Sélection, adaptations, préférences. Le grand festin ? C'est aussi celui des signatures génétiques, des facteurs et des valeurs de sélection. Je prie qu'une fois encore notre mémoire nous sauve, notre travail nous tire, notre imagination nous guide...

Si l'extinction des feux humains est aussi sûre que l'implosion future de leur étoile, le comment du pourquoi – l'image ultime, brutale, ou le dernier murmure avant le grand coma – reste incertain. Comment chercheront-ils à repousser l'inévitable ? Seront-ils pris de court ? Lent suicide collectif ? Cataclysme climatique, ou tellurique, ou orbital ? Exode raté ? Indifférence fatale ?

Ils rêvent d'aménager l'univers, mais le temps matériel joue contre eux. Ils survivront encore un temps, mais pour combien de pertes ? Et s'ils survivent au brasier de Sphère 1, devront-ils forcément exporter le festin ? Quelle alternative à manger, jouir et s'épuiser ? Produire, se reproduire et polluer ? Devenir autre, infiniment dérivés, embrasser la dérive, ou tenter son contrôle ?

Embrasser la dérive pour s'adapter, ou comme exploration, louange de la diversité ? En seraient-ils seulement capables ? Que donneront-ils ? Quels corps, et avec quelles valeurs ? Leurs cendres ensemenceront-elles d'autres mondes ?

À quoi bon, au final ?...
... c'est-à-dire pourquoi pas, après tout ?

Perdu d'avance, le combat contre l'entropie. Tout tend vers un désert stérile, tiède et uniforme. Et nous participons, irrémédiablement, à cette grande défaite cosmique en dévorant le monde, sachet par sachet, continent par continent, recyclage par recyclage. Combat perdu d'avance, et pourtant nous rêvons d'un sursis, le plus long possible.

Sauront-ils optimiser leur développement pour maximiser le temps du sursis ?


Certain-e-s d'entre nous rêvent d'étendre au maximum le foyer, l'incendie de nos faims, les conforts de  notre art. Et certain-e-s d'entre nous, déjà, cessent d'y croire et contemplent l'univers dans son étrangeté, renoncent à y participer selon l'expansion du festin et du foyer, de la maîtrise ou de la ressemblance humaine.
Est-ce là une perfection ? Ou un abandon prématuré ?

"Notre" foyer, "notre" aménagement, "notre" maîtrise, autant d'illusions historiques et illusions d'identité ? Que savons-nous de la continuité du soi, de celle d'une conscience d'espèce, de notre descendance ? Ce qui en sortira sera si différent... Et sa propre disparition si certaine.


Quelle attitude privilégier ? Quelle forme de projet, ou de non-projet ? Qui faut-il suivre ? Mais faut-il vraiment quelque chose ?
N'est-ce pas plutôt indifférent et neutre ? Il ne faut rien... il faut bien.

Qu'est-ce qui nous pousse alors, sinon la curiosité de l'ailleurs et de l'avenir, même lorsqu'on les sait impossible à assouvir ? Même assurés que ce n'est pas nous qui verrons la fin, que ce n'est plus "nous" qui verrons la fin ? Qu'est-ce qui nous pousse alors, sinon le savoir que nous aurons été un maillon d'une chaîne insensée, inhumaine, mais réelle ?

Oui, moi, être d'ailleurs, observateur du passé, je me demande : que donneront-ils ?

Leurs cendres ensemenceront-elles d'autres mondes ? 
 
 
 
 
cendres du grand festin août 2014