24 juil. 2014

[Kogi] Notes sur l'art de James Jean - Interlude


Des papillons se désaltèrent aux yeux d'un cygne en deuil
Sans abeille, le chou ne transmet plus son oracle goûtu 
Lotus des profondeurs : fleur de silence et de douleur


23 juil. 2014

[Poé] Les hiérarques...


"Les hiérarques n'ont plus de pouvoir sur cette vie

Je connais bien leurs dogmes et leurs cosmologies

Je maîtrise moi aussi l'art de donner la même réponse
A toutes les questions : je l'ai appris, je la délaisse

Ce corps, que je suis, jadis apeuré par le monde
Rugit [...]"

        - Xzordain Vilval.
Les hiérarques... 2014
Picture: Jiyu Kaze

8 juil. 2014

[Kogi] Note personnelle sur l'art de James Jean (1)


L'art de James Jean est une des meilleures choses qui m'arrive ces derniers temps. Je pressens que ça ne va pas durer une éternité, alors je m'adonne pleinement à la fête tant qu'elle dure. Voici quelques Notes personnelles sur l'art de James Jean (1) : illustrer, sublimer l'illustration.


Illustration, dépassement, peinture ?
 
 
James Jean a d'abord reçu de nombreux prix pour ses dessins de couverture chez DC Comics (covers Green Arrow, Batgirl) et Vertigo (Fables). James Jean dessine et illustre, c'est indéniable, apparemment. Mais est-ce qu'il est vraiment juste de dire que James Jean est un illustrateur ? Est-ce vraiment de l'illustration, ou est-ce déjà autre chose ?

Je vais tenter de répondre à ces trois questions. Pourquoi l'illustration est-elle tant séparée du reste des arts graphiques ? S'il fallait revaloriser l'illustration, faudrait-il la prendre pour ce qu'elle est, ou faudrait-il la sublimer, la faire dévier vers autre chose ? Enfin, est-ce que James Jean ne ferait pas ces choses, à sa façon ?

Mon intuition, c'est que James Jean profite de situations d'illustration pour dépasser l'illustration, peut-être pour de bon, l'abandonner après exploration. En essayant d'éclairer tout ça, je serai attentif aux thèmes qui reviennent dans ses choix d'illustration, aux formes qui reviennent dans ses travaux. Que dire sur son dessin, ses couleurs, sur son traitement des personnages, ou leur disparition derrière l’œuvre elle-même.
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L'illustration est souvent perçue comme un art inférieur. Quelques raisons possibles : comme il se rajoute à quelque chose d'autre, le dessin illustratif n'est jamais là pour lui-même, mais pour donner à voir autre chose. Il vient en second pour "servir" autre chose, et doit donc s'adapter et se soumettre, selon différentes modalités. Il peut ainsi servir à représenter une histoire écrite avant lui, un texte déjà reconnu comme œuvre d'art à part entière, ou peut servir à concevoir autre chose (un décor, un personnage, une ambiance, un niveau de jeu, etc.).

Dans les deux cas, le dessin illustratif est perçu comme servile, dépendant, voire redondant. En représentant un imaginaire d'une certaine façon, il le réduit ou se l'approprie, sans pour autant accéder au statut indépendant et gratuit de l’œuvre d'art (ou difficilement). Problème bien connu : l'illustration relative ou représentative est perçue comme un rajout qui a beaucoup de chances d'interférer avec l'imaginaire que déploie déjà le texte, de réduire ses possibilités voire de les tordre... Au passage, elle risque de diviser les lectrices qui possèdent déjà leur propre interprétation visuelle mentale de l’œuvre, ou de fixer certaines formes trop fortement, empêchant les nouvelles venues de s'en détacher. La puissance évocatrice du livre vampirisée par les dessins, vampirisés à leur tour par le film, vampirisés à leur tour par "la suite du film 2" et la série, etc.

Or l'illustration peut aussi décupler la force évocatrice d'une histoire sans pour autant la trahir, ou pointer vers les espaces indéterminés du texte sans les fermer, et même raconter une histoire directement (englober et soumettre le texte de référence), aider à son invention, cartographier ce qui l'entoure et documenter sa genèse.

On peut donc déjà séparer plusieurs situations d'illustration, avec divers rapports de dépendance à une autre œuvre et divers degrés d'indépendance : concept art ou character design (images utiles) / illustrer un mythe ou un classique (images plus ou moins subordonnées au texte) / illustrer un poème (rapport plus libre, voire dialogue d'œuvres) / dessiner un roman graphique (images incarnant le texte et lui donnant corps pour la première fois) / les planches de tel dessin animé (images premières, voire œuvre à part entière)... et ainsi de suite.

Mais ça ne veut pas dire que l'illustration "représentative" est vouée à être subsidiaire. Plusieurs exemples avant de se pencher sur l'illustration de James Jean, pour mieux comprendre ce qui s'y passe.

Relativement à un texte connu, certains dessinateurs-illustrateurs de génie savent par exemple laisser la place à l'imagination de la lectrice à l'intérieur même de leurs interprétations picturales. Leur scène représente, mais en provoquant l'imagination au lieu de suppléer à son travail, elle appelle à un acte actif d'imagination en alternant les éléments évocateurs et les espaces libres, qui laissent se déployer l'imaginaire des lecteurs.

John Howe, par exemple, est bien connu pour exceller dans ce type d'illustration – "ouverte" à l'apport imaginaire de l'audience. Howe dissimule les visages sous des casques, laisse les dragons sous l'eau, plonge la caravane et les cavaliers dans la tempête, inonde les champs du Pelennor de larges bandes de fumée d'incendies et de murs blancs immaculés, dépeint Grayhaven toute enveloppée par la brume et les embruns, ne laissant apparaître que des tronçons d'écailles, une patte étrange, l'éclat d'un bijou caché ou les formes érodées d'une rune sous la mousse, une trace ou des silhouettes à la fois reconnaissables et allusives, perdues dans des paysages grandioses, des panoramas et des plages libres. Pour chaque élément décrit, dessiné, fortement déterminé, Howe offre une lande, une mer, un ciel ou une forêt de reflets – autant de fenêtres ouvertes à l'ajout de détails ou à la curiosité de ceux-celles qui lisent.

(Ci-dessous, quelques exemples pris dans une œuvre qui en compte des centaines : traitement allusif, décentré de Beowulf et le dragon ; puissance de la suggestion picturale, quand la neige cache et prolonge la Guivre, engloutissant virtuellement le cavalier ; Heorot minuscule et grandiose ; etc.)
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D'autre maîtres de l'illustration procèdent différemment au cœur de l'illustration et réussissent à sublimer un texte et s'y associer parfaitement. Par leur rareté et leur fort caractère iconique, elles en multiplient la charge épique sans alourdir, mais en allégeant le texte.

Ainsi les dessins de Pauline Baynes, sertis dans l'histoire avec parcimonie et simplicité. Centrées sur le symbole et l'élément narratif, ses illustrations sont très littérales, tandis qu'elle fait réapparaître la complexité dans l'ornement qui entoure l'action (enluminures de lierre, de moraines, de tissus, d'armes, d'oiseaux...), ou lorsque le texte la requiert (batailles, carnavals masqués, cohues urbaines, architectures démentes, dieu pestilent...). Parfaitement maîtrisés, ces deux modes contrastent et se complètent visuellement et affectivement. La sobriété du style littéral permet de transformer certains éléments diégétiques en véritables symboles visuels chargés d'une puissance talismanique sensible (clé, lampadaire, fiole, marteau, cavalier d'échec en ivoire, anneau...), qu'ils interviennent aux mains des personnages au cœur de l'action ou comme rappels dans les zones d'ornement.

Baynes rend ses illustrations transparentes à l'univers. Paradoxalement, c'est en cessant d'interférer avec le texte qu'elles en deviennent indissociables. (Ci-dessous, quelques dessins illustrant Les Chroniques de Narnia)
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Dans le cas des comics et des romans graphiques, l'illustration n'est plus subordonnée au texte mais l'embrasse et l'instancie de manière originaire et originale.

Ici, les meilleurs dessinateurs-illustrateurs réussissent à transformer le script lui-même, approfondir les personnages et informer l'univers en question. Les dessins de Frank Miller ou de Tim Sale dépassent l'interprétation visuelle d'un Batman générique qu'il faudrait seulement insérer dans une représentation de Gotham : ils définissent un Batman, un Gordon, une Poison Ivy, etc., ils redéfinissent donc chaque personnage et la ville à travers leurs interrelations actuelles, interactions émotionnelles et temporelles au fil du récit. Le textile dis-continu du roman graphique permet aux illustrations de dépasser la simple description par leur relation dynamique (case après case, scènes, pages).

Le script et l'univers sont complètement changés en retour par leurs incarnations particulières, de telle sorte que la psychologie des personnages et la cohérence de l'aventure dépendent des scènes dessinées elles-mêmes, faisant office de texte global dans leur texture et leur succession narrative. Dans le cas des meilleurs comics et des romans graphiques, les "illustrations" ne deviennent pas indépendantes de l'univers mais fusionnent avec lui et le transforment en retour.

(Ci-dessous : le Chevalier corpulent, jouissif, comique de Frank Miller / contraste avec la Chauve-souris aérienne, sombre et perspicace de Tim Sale)
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Pour ma part, je militerais pour que même le concept art reçoive ses lettres de noblesse, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Pour ça, il faudrait d'abord combattre le préjugé selon lequel les dessins assistés par ordinateur ont moins de valeur artistique que les dessins faits "seulement à la main", et que l'outil informatique limiterait le travail d'imagination (oubliant que l'outil informatique doit aussi se maîtriser, et qu'il n'entrave en rien la question du choix des méthodes, des matériaux et des formes numériques).

Sans court-circuiter sa vocation technique, le concept art peut être vu comme un ensemble exploratoire et documentaire, qui retranscrit graphiquement l'évolution des formes et des ambiances au cours de l'élaboration d'univers imaginaires sensitifs. On peut alors rendre justice à ce type d'illustrations ou d'artworks, et reconnaître la charge esthétique unique qui émerge de ce travail préparatoire comme de ses résultats. Dans son mouvement et la masse de dessins qu'il englobe, le concept art invoque et manipule, explore, expérimente, affine et renouvelle les répertoires de formes imaginaires (paysages étranges, character design de créatures fantastiques, formes de vie spéculatives et alien, architecture ou vehicle design, etc.).

Le rapport à l'univers se renverse et l'image devient elle-même écriture, toute entière consacrée à un rôle démiurgique : construction, composition, hybridation, maîtrise de l'immersion, qu'elle soit euphorique, épique, érotique, mélancolique, panique ou autre.

Sans compter que certains artistes du milieu mériteraient vraiment d'être reconnus pour la richesse graphique et visuelle de leurs travaux. Je pense ici à des artistes comme Chris Rahn, Min Yum, Wesley Burt, Peter Mohrbacher, Maciej Kuciara, Ssam Kim, Seb McKinnon, Jason Chan, Tyler Jacobson ou Igor Kieryluk ; je crois que certains d'entre eux pourront un jour rivaliser avec l'art d'artistes illustrateurs de légende comme Todd Lockwood, Frank Frazetta ou Simon Bisley.

(Ci-dessous, dans l'ordre : Chris Rahn, 'Nyléa' MTG ; Seb McKinnon, 'Attended Knight' MTG ; Jason Chan 'Vitu-Ghazi Guildmage' MTG).
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Avec James Jean, c'est encore autre chose. L'illustration semble se libérer du texte ou de l'histoire qu'elle doit illustrer, et même des univers de référence. C'est avec une sorte de détachement ou d'intérêt factice qu'elle illustre. Elle s'émancipe bientôt de toute référence narrative extérieure (roman de Tolkien, conte de Grimm, univers Marvel ou DC...), mais aussi du format qui fusionnait l'illustration et le texte (le roman graphique, le comics). Où et comment se fait ici le dépassement de l'illustration ?

Ainsi, les illustrations de contes font bande à part, le rapport aux comics paraît distant ou indirect (il s'en est tenu aux couvertures, est-ce volontaire ?), le lien entre ses couvertures de Fables et le contenu est réel mais révélateur d'autres intérêts.
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Pour être précis, il me semble que James Jean s'intéresse à un aspect particulier des histoires de super-héros. Ni leur combat pour la justice, ni leur courage, et encore moins leurs exploits pyrotechniques, mais un thème souterrain du super-héros, celui des peurs, de la noyade psychique, de la schizophrénie. Leurs masques lisses cachent une forêt, et leurs gestes héroïques un enfant apeuré ou violent. De même pour les contes, qui partagent cet ensemble de thèmes, en accentuant encore les liens narratifs et visuels entre le rêve, l'enfance, la multiplicité psychique et les émotions primales.

Or les super-héros illustrés par James Jean sont toujours ambivalents, les contes de fées qu'il illustre sont des toujours des remixs de contes classiques (via Fables). Ces choix d'illustration sont donc loin d'être accidentels, ils correspondent à un intérêt de l'artiste qui subvertit la question de l'illustration réussie, au service d'un récit. La présence des personnages et des univers narratifs semble être court-circuitée par la recherche artistique et personnelle de l'artiste lui-même, au cœur même des illustrations. Ils semblent indiquer autre chose, au-delà de l'histoire, hors du premier degré de la référence et de la simple représentation. Avec Batgirl, l'image incise la conscience malmenée de l'héroïne pour en extraire une beauté florale, ou exposer les racines conflictuelles de son combat contre le mal.

D'où cette impression que les personnages dessinés sont détournés par l'artiste, qu'ils sont déplacés, que James Jean s'en sert pour faire son art plus encore qu'il ne met ses traits et couleurs au service d'un contenu textuel ou imaginaire. Personnages, lieux et aventures se font bouffer par le dessin lui-même, par son foisonnement hyper-esthétique. Partant du conte, de la saga ou de l'univers en question, ils symbolisent autre chose. Les imaginaires se mettent à illustrer James Jean, au lieu que ça soit l'inverse.

Pour donner des exemples, une petite sélection de couvertures illustrées par James Jean, tirée des aventures de la Batgirl eurasienne Cassandra Cain (in Batgirl, Vol 1, DC Comics, 2004 ; #54, 53, 50, 48, 51, 52, 46 - dans l'ordre présenté ci-dessous).
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a - Batgirl dans un arc de l'univers DC, suspense, action & personnages connus


b - Menacée par l'ombre du personnage principal ?... Ou menacé par le format ?


c - Batgirl envoûtée par Poison-Ivy ?... ou libérée par le style de James Jean ?

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C'est vrai, ces illustrations sont fidèles au contenu des magazines et aux histoires présentées ("The City is a Garden", "The City is a Jungle", et "The Doll House" par exemple pour les 3 dernières couvertures). Ces thèmes du jardin, de la folie, du rêve et de l'enfance inspirent James Jean : il n'a pas accepté d'illustrer Batgirl par hasard.

En voyant les couvertures comme ça, je ne peux pas m'empêcher d'y voir la contamination de l'histoire et des personnages par un style unique, une œuvre d'art qui chercher à percer sous les contraintes du format et de l'univers prédéterminé. L'art opiacé de Poison-James Ivy-Jean envoûte Cassandra Cain et lui vole la vedette.

Le dessin ouvre l'histoire comme un fruit, pour en extraire plusieurs noyaux (ou graines) : la tension du super-héros entre vécu fragile et symbole mythique, invincible et vulnérable, le sentiment épique et le sentiment mélancolique, la quête de paix et la violence intérieure, la perte, etc. Jean semble capable de détacher la dimension épique, étrange ou émotionnelle de tel personnage et de l'explorer pour elle-même.

En libérant son dessin des chaînes de la référence illustrative, James Jean inverse le rapport entre l'image et le texte : au lieu de diviser un imaginaire en fixant son texte dans une poignée d'interprétations picturales, le dessin figuratif devient le moyen et le matériau à partir duquel on peut entrevoir un rapport sidérant et fragile à la beauté du monde. Le dessin pose dès lors les bases d'un univers personnel, d'une expressivité propre. La narration subsiste, mais celle-ci est discontinue, intime et cachée à première vue.
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Jean quitte donc l'illustration, abandonne l'univers de référence et les personnages identifiables, tout en retenant ses codes et ses techniques. C'est une force, mais aussi une faiblesse : les corps évoquent et rayonnent pour eux-mêmes, mais en l'absence de narration suivie, le dessin pourrait se perdre, paraître creux, sans but ou simplement décoratif. Libéré de la référence à une narration et un imaginaire extérieurs, le dessin court le risque du monologue stylistique - dialogue minimal entre soi et soi, entre la psyché de l'artiste et son propre style.

Prenons l'exemple de Rift, un superbe carnet dans lequel deux scènes s'entrecroisent (cortège du chou, lotus, ibis, enfant prophète... / barque, singe, ondine, tempête de baleine...). Du point de vue de l'illustration, les dessins figuratifs n'ont pas de référence textuelle ou narrative évidente. Les deux panneaux sont extrêmement évocateurs, et si l'on considère l'"histoire" à déchiffrer, celle-ci se révèle à la fois suggestive et hermétique, pleine de possibilités mais sans indice discriminant. En un mot, insoluble. La conjonction des deux scènes (leur dialogue) suffit à peine à compenser la perte de tension liée au détachement d'avec un imaginaire reconnu ou d'un texte un peu moins flou. Dans Rift, on flotte.

On flotte, mais c'est l'effet voulu : il ne s'agit plus d'illustration à proprement parler. Rift est superficiel comme le rêve de quelqu'un d'autre : il faut lui donner de la profondeur, utiliser les images comme matériau pour écrire une histoire, pour l'inventer, l'imaginer. Au réveil, le rêve paraît incohérent, caché, discontinué, de telle sorte qu'il est difficile à décrire fidèlement mais se réécrit naturellement, difficile à raconter mais facile à revivre ou ressentir. Le texte qui sous-tend Rift n'a rien d'évident, car il vise un rêve qui s'échappe, le drifting des significations et des affects dans le rêve, leur difficile réappropriation par l'image froide et cryptée.

Rift n'illustre pas un rêve, mais performe l'effet du rêve. Images saturées de significations et d'émotions, mais en-dessous, comme enfermées dans une boîte peinte qui serait aussi un casse-tête. C'est peut-être ce qu'indique le titre et la page de garde, avec son poème en partie invisible, caché sous une passiflore noire : "But I **** ** *** to sleep / A*d fathoms **ep before I sleep / *nd f****s deep *efore * sleep".
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Pourtant, le risque du monologue stylistique subsiste – exercice formel de dessin, sécheresse d'une esthétique auto-référentielle. Heureusement que le style de James Jean est un bouquet, un ensemble d'explorations, effectuées sur différents médiums et via de nombreuses techniques graphiques.

On comprend finalement que la mauvaise réputation de l'illustration a une racine plus profonde que sa dépendance présumée à une autre œuvre d'art (elle-même présumée supérieure ou indépendante). C'est que l'illustration classique est d'abord dessinée, et que le dessin figuratif a des limites. Ce qui fait la force du dessin figuratif fait aussi sa faiblesse. La force de la représentation est une force de référence : faire reconnaître un visage, un paysage, un objet, pour devenir à son tour un contour "de référence".

Mais la figuration est toujours frustrante : les traits ont un sens défini à l'avance, les contours définissent trop bien les objets, les enferment, tout en empêchant la ligne de déployer sa puissance de beauté (beauté dont la force est abstraite). Même les monstres les plus fous, étranges ou aberrants imaginés par millions par les character designers sont domptés par le dessin à contours noirs colorisé. Le regard s'y habitue toujours, et plutôt rapidement. Le dessin figuratif est une force de référence transréelle, capable de définir et de caractériser des choses et des êtres possibles bien au-delà d'un réalisme étroit, mais toujours comme s'ils devaient exister (car ils sont là, dessinés, déterminés), s'interdisant alors la présence brute de la couleur, des formes libres ou des lumières, propices aux sentiments plus étirés du mystère, des limites de l'imagination, du pur possible, ou aux expériences fondamentales de l'absurde, de l'extase ou de l'horreur – ouvertes à la peinture abstraite.

Il faudrait, si c'est possible, combiner les forces du figuratif et de l'abstrait (l'un par l'autre) : ouvrir le dessin figuratif par la peinture abstraite, tout en prêtant la force de concentration et de référence du dessin à la peinture abstraite pour élancer, cristalliser, catalyser ses charges émotionnelles, esthétiques, réflexives. Mettre l'accent sur le fait que le dessin ne présente que la scène sous un certain angle, que la chimère dessinée n'est pas seulement le fruit, mais l'objet vivant d'une mutation imaginaire, qu'elle peut devenir l'emblème de nouvelles forces, etc.

Pour résumer, j'ai suggéré plusieurs manières de dépasser le caractère secondaire et inférieur de l'illustration, pour voir enfin qu'il s'agissait de sublimer le dessin figuratif lui-même. James Jean reprend ce qui faisait la force des meilleurs illustrations, tant dans les thèmes que les formats et les procédés picturaux :
- Zones de respiration (quasi-monochromes, mer, brumes ou neige chez Howe)
- Contrastes entre sobriété picturale et foisonnement décoratif (comme les enluminures, motifs et cohues chez Baynes)
- Force du symbole (quand la charge référentielle de l'objet fait éclater ses contours dessinés, de préférence vers l'incertain et ce qui est en manque de détermination)
- Textes ou signes insérés dans le corps de l'image (symboles, annotations, techniques de graphisme et de concept art)
- Mythes personnels ou contemporains, narration  (comics, romans graphiques)
- Combinaison de contrastes appuyés et de dégradés (contours précis et figuratifs + aplats et ombres, plus élémentales)
- Lignes libérées, décoratives (signes d'abstraction)
- Exploration de formes nouvelles, étranges et anormales (concept art ambitieux)
- Usage plastique du matériau, de l'objet livre-illustré, du polyptyque ou de la fresque (matérialité et noblesse oubliée du dessin)
- etc. (c'est bien évidemment une liste ouverte)
Ci-dessous : Liber Novus, James Jean. Conjugaison magistrale du dessin figuratif, de l'ornement et de la peinture abstraite. Selon mon interprétation visuelle, le texte est vécu ou ressenti (livre rouge) au moyen de la peinture, qui oscille entre le trait délié (craie bleue) et l'aplat resplendissant (éclat blanc depuis le livre, fond rouge) :
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On comprend que Jean se consacre aujourd'hui presque exclusivement à l'établissement d'un style personnel et d'un art non illustratif (depuis 2008 environ). On comprend aussi qu'il le fasse en exploitant les puissances d'expression combinées du dessin figuratif, de l'ornement et de l'art abstrait, mais aussi celle de l'évocation d'univers narratifs.

Autrement dit, si James Jean abandonne finalement l'illustration après l'avoir dérangée, il en garde quelque chose, il en soutire et en réoriente la force : ses dessins, tableaux, fresques, sketches... semblent toujours illustrer une histoire cachée, et font écho aux techniques des meilleurs illustrateurs et aux formats les plus favorables à l'illustration (cf. liste ouverte ci-dessus). Avant de développer son univers de références propre et d'ouvrir ses horizons au-delà des simples commandes d'illustration pure, James Jean taclait donc déjà à sa manière une vision réductrice et subordonnée de l'illustration.

Même s'il perfectionne surtout sa peinture ces derniers temps, il garde une affinité avec d'autres médiums et utilise d'autres gestes techniques, que ce soit ceux du graffiti, de la photographie, du manga ou de l'illustration assistée par ordinateur. Le dépassement de l'illustration, ce n'est donc pas la peinture. Si c'est encore le cas dans les esprits, ce n'est plus tout à fait vrai de facto, et ça n'a rien de nécessaire dans l'absolu.

Après le tournant de son projet artistique, l'art de James Jean développe un nouvel univers référentiel centré sur l'artiste, avec de nouveaux vis-à-vis : non plus seulement les fables ou l'univers DC, mais des fugues personnelles, des œuvres du domaine des beaux-arts, de nombreuses traditions picturales, des courants oubliés – tandis qu'il entre par ailleurs dans le monde des commandes de tableaux, des expositions, du marché international, de l'histoire de l'art contemporain, bref, dans un monde de l'art autrement institutionnalisé que celui de l'illustration.

Ce qui fait la force de son art se trouve dans une relation particulière au dessin, au rêve, à l'imaginaire intime. À partir de là, on peut entrer dans l’œuvre avec des questions plus précises : comment James Jean opère-t-il la synthèse entre le dessin figuratif et la peinture ? Quelles sont les sources de son inspiration, et quelles sont les secrets de son expressivité ?

Est-ce que James Jean a des précurseurs dans ce genre de synthèse ? à quels courants pourrait-on rattacher ses œuvres, dans ses affinités techniques, mais aussi thématiques ? Qu'est-ce qui anime ses tableaux, qu'est-ce qui se dégage de ses explorations ?

Suite - Note Personnelle sur l'art de James Jean (2).

juin 2014