15 janv. 2013

[Kogikwot] Screaming tumult of things (Ben Woodard)


La philosophie traite de ce que l'homme comprend, et donc aussi de ce qui le dépasse. Même lorsque le penseur prétend délimiter le savoir - entre sciences naturelles et spéculation (Kant), ou entre sens et non-sens grammatical (Wittgenstein), par exemple - il détermine et joue aussi de ce qui reste au-delà des limites qu'il construit ou désigne. Définir une limite, c'est aussi désigner un envers paradoxal, un négatif du système : le négatif comme ce qui nous dépasse et délimite ce que nous sommes, comme cet impossible à penser qui pourrait pourtant "être".

Contre l'apophatisme d'une part (qui consiste à nier la validité de nos catégories pour parler de l'au-delà, par définition) et l'anthropocentrisme d'autre part (qui est optimiste quant aux catégories ontologiques et à la pensée, mais peut-être trop, en réduisant tout "l'extérieur" à du familier), cherchons ce qui pourrait être sans pourtant être déjà - ou du moins, sans être "déjà... pour nous". Avec Woodard, quelques brèves réflexions sur les liens possibles entre ce négatif de la rationalité humaine : un négatif moins centré sur la folie et ses distorsions que sur le possible, l'immonde et l'horrible.

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Le possible requiert l'expérimentation, dont on ne connaît jamais a priori les formes ni les règles d'actualisation. Son anormalité phénoménale doit être explorée à défaut d'être cartographiée, où la suspension du "réel" équivaut bien à une plongée dans le réel : théorie folle mais mathématisée, observation incohérente, objets sans noms, innommés, ou noms vides lancés pour éclairer l'obscur, furie hypersensible ou fièvres de l'imaginaire. La spéculation n'est pas une pensée folle : seulement une logique débridée, qui emprunte à l'imagination, à d'autres langues, poétiques ou grammaires pour dépasser son propre répertoire ontologique ou logique.

Woodard cite Quentin Meillassoux - dont j'ai pu suivre les cours excellents sur le scepticisme à l'ENS en 2011/2 - avec une remarque portant initialement sur le temps chez Deleuze, si je comprends bien. Son idée frappe juste entre deux textes personnels (non publiés, ni sur ce blog ni ailleurs), le Fracas Monstre et le Dérivage de la Reine : le premier coagule et sur-sature la page par le rajout constant de nouveaux verbes et d'images (c'est donc une performance textuelle), le second est une description en règle de l'affect d'é-limination - le devenir-ligne comme un devenir-néant.

J'interprète ainsi la thèse de Woodard : l'horreur est précipitation (dans le sens objectif de la précipitation chimique, presque, objective - bien en-deçà du jugement hâtif de Descartes ou de l'enthousiasme spéculatif, la 'Schwärmerei' kantienne), entre la sur-saturation et l'anéantissement, ou l'unité des deux  :
"Without the sobriety of the principle of sufficient reason (following Meillassoux) we have a world of neon madness: “we would have to conceive what our life would be if all the movements of the earth, all the noises of the earth, all the smells, the tastes, all the light – of the earth and elsewhere, came to us in a moment, in an instant – like an atrocious screaming tumult of things” (Quentin Meillassoux, “Subtraction and Contraction: Deleuze, Immanence, and Matter and Memory.” Collapse Vol. 3).

Speculative thought may be participatory in the screaming tumult of the world or, worse yet, may produce its spectral double. Against theology or reason or simply commonsense, the speculative becomes heretical. Speculation, as the cognitive extension of the horrorific sublime should be met with melancholic detachment.
Whereas Kant's theoretical invention, or productivity of thought, is self-sabotaging, since the advent of the critical project is a productivity of thought which then delimits the engine of thought at large either in dogmatic gestures or non-systematizable empirical wondrousness. The former is celebrated by the fiction of Thomas Ligotti whereas the latter is espoused by the tales of H.P. Lovecraft."
Citations immanquables à la suite, Bataille, Lovecraft, Ligotti (dont une de Lovecraft que j'avais retenue, lorsque je lisais ses lettres sur l'invention de faux documents anciens et l'usage de vocables maléfiques sumériens - me souvenant au passage d'une émission sur le Nécronomicon entendue sur France Culture il y a dix ans ou plus, perdu dans les Vosges en voiture).

Il s'agit donc, dans la suite de la démonstration, d'évoquer comment les grandeurs immondes de Lovecraft, d'une part, et les contagions dénaturantes de Ligotti d'autre part, animent d'autres spéculations - peut-être en vue de nouvelles avancées métaphysiques. 
 
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Si le texte de Woodard ne développe pas ces pistes métaphysiques, il est pourtant clair qu'il dirige sa lecture des deux auteurs dans une direction précise : celle du réalisme spéculatif (speculative realism) : "Clearly, the weird fiction of Lovecraft and Ligotti amount to a anti-anthrocentric onslaught against the ramparts of correlationist continental philosophy". Ce n'est pas une récupération des auteurs, car le réalisme spéculatif est tout sauf un courant homogène : plutôt une vectorisation de l'horreur et de l'hyper-chaos, vers le possible de la matière. Cette vectorisation se veut non-deleuzienne : l'est-elle vraiment ? La question est ouverte.

Selon l'hypothèse de Woodard, Kant réagit face aux visions de Swedenborg. Pour retenir le basculement de l'imaginaire dans la métaphysique, il isole les deux sur le mode stratégique du transcendantal (limites et conditions du savoir) - sans pouvoir annuler l'enthousiasme, l'illusion, les dérives de l'imagination ou le sublime et son revers : l'angoisse. Mais la spéculation ne s'oppose pas toujours aussi strictement à l'expérimentation scientifique que dans le schème kantien, et l'imagination n'est pas seulement le site où s'uniraient les sensations rangées et les concepts purs.

Pour nuancer l'article, disons que la philosophie critique de Kant n'est pas le sabordage de la pensée par elle-même (formulation simpliste ou idéologique). Kant était attentif aux penseurs Français, et il est possible qu'il ait lu Le rêve de d'Alembert (1769) - pourquoi ne pas le supposer ? - avant de finir la Critique de la Raison Pure (en plus des textes tardifs de Swedenborg). Si Kant a pu identifier ou pressentir la proximité de l'immonde, l'imminence d'une déchirure entre matière sauvage, mutante, imprévisible, et intelligibilité, son projet garde-fou ne cherche peut-être qu'à mettre la pensée en bride, la maîtriser, canaliser sa force - et non la neutraliser ou la pousser au suicide : l'interdit n'est pas de spéculer, mais de confondre spéculation et sciences naturelles. La délimitation interne de la pensée donne le pouvoir aux sciences empiriques et n'interdit pas tout élan vers l'au-delà : seule une saisie démonstrative est interdite (ce qui est encore trop pour les nouveaux métaphysiciens, dont les partisans d'un réalisme spéculatif).

La conscience universalisée reste relative à un au-delà d'elle-même :  Kant ne pousse pas la pensée au suicide mais la limite peut-être pour prévenir son suicide - le risque de s'abîmer dans une métaphysique du possible. Ce faisant, la conscience donne lieu à un monde commun, un monde humain par la corrélation faible entre nos expériences et nos concepts, possibilité de l'éducation et du politique.

De plus, il n'est pas certain que la conscience transcendantale soit strictement anthropique : elle semble ouverte à d'autres créatures, non-humaines, qui partageraient nos formes et concepts généraux. Des formes de conscience plus complexes que la nôtre embrasseraient les catégories transcendantales et sont pensables - mais non connaissables par expérience (ni observées, ni intégrables en vue subjective ; voir Nagel sur les points de vue). Pour aller plus loin, il faudrait faire la critique de la démonstration kantienne, voyant le lien exact qui existe entre la non-contradiction et les antinomies (voir peut-être Après la Finitude, Meillassoux, Seuil, 2006).

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En tous les cas, lisons Woodard : c'est toujours ça de (com)pris pour la littérature. L'horreur que la Raison kantienne tentait peut-être de circonscrire hors d'un cercle de lumière, cette horreur nous vient par plusieurs couloirs ou différents touchers, d'un côté de la raison comme de l'autre : par l'inconcevable (angoisse paralysante) ou l'artifice pur (étirement des possibles). Ces deux chemins de l'immonde proviennent de la raison, qui, informée d'imaginaire, s'effondre sur elle-même en précipitant la chute du "normal" : chez Ligotti, c'est la déréalisation du quotidien, le fait que l'horreur était toujours sous nos yeux, cachée sous le fin voile de l'habitude ; chez Lovecraft, c'est l'extension insoutenable du réel, sa peau de nuit étirée jusqu'à ce qu'elle se troue, découvrant les eaux hideuses d'un lac abyssal. Il y a un effet d'eau stagnante chez les deux auteurs, quand le réel se réveille et se révèle tel qu'il est : la raison se dissout plus qu'elle n'agonise. Chez Lovecraft, c'est à ses confins, et chez Ligotti au coin d'une rue, sous la coquille du bavardage conceptuel illuminé.

Ce qui m'intéresse et que je note, c'est l'idée que l'au-delà provoque l'horreur sous une forme hybride. Ce qui est hybride, comme les monstres, provoque l'horreur plus il est proche de nous : la subversion de la "réalité" est pire que l'impossible pur. Il ne s'agit pas seulement de l'effet 'uncanny valley', mais de la bande impossible et pourtant bien réelle des monstres humains, que classe la tératologie (des embryons-choses tout étirés aux mutants de Pripyat, en passant par les bébés doubles, triples, ni séparés ni unis, ni tout à fait un ni tout à fait deux, plus ou moins 'chose', dans un hybride qui dépasse notre grammaire la plus basique, nos couples élémentaires : humain / non-humain, vie / matière inerte).

Apprivoiser ou s'habituer à l'immonde et au glauque - les structurer à leur tour, en faire des êtres ou des modes propres - voilà ce que la science elle-même exige de nous ces derniers-temps : bestiaires d'obscurités ou de singularités en astrophysique, bestiaires de particules hybrides et indéterminées en physique subatomique. Les monstres aux confins de la Terre, et dans la structure même de notre corps. Le fantastique n'est plus l'alternative entre l'option "réaliste" (naturelle, causale et rationnelle) et l'option surnaturelle (ou mystérieuse, selon l'économie contradictoire du miracle) : le réel est devenu insensé, tandis que l'insensé devient réel. 

Ce qui est impossible à raisonner n'est pas un impossible absolu, bien au contraire : il serait rationnel de croire que c'est possible ! Ce possible non systématisé, non dit, c'est l'horreur, que la littérature peut explorer dans la mesure où la spéculation imaginaire se double d'invention linguistique. C'est une nécessité : si l'indicible est finalement objet possible, alors les possibles du langage lui-même doivent être étirés, ne serait-ce que pour décrire ou provoquer l'affect qui accompagne cet au-delà immanent : l'horreur.

Cela explique à mon sens pourquoi Lovecraft tente de puiser chez les antiques magies de Sumer, invente des mots, noms-verbes des Anciens, et trouve dans le superlatif, appliqué au tangible, à la matière, un instrument linguistique de nausée. Dans une citation, Ligotti avoue viser "l'exact inverse de Lovecraft", en ce qu'il insémine le germe de l'horreur dans le regard lui-même au lieu de décrire des objets horribles. Au lieu de déplacer le spectateur aux confins étirés du réel, comme Lovecraft, Ligotti lui révèle l'horreur des choses qu'il croyait connaître, une fois tombé le voile du langage familier ou de l'usage quotidien. Tous deux inventent les moyens de produire et décrire l'affect, tout en spéculant sur ces objets abjects et inhumains : dans cette optique, leur production littéraire (mythologies et narrations) est aussi nécessairement linguistique et philosophique.

Je retiens autre chose : l'hybride se présente lui-même sous forme hybride. Ainsi, l'horreur nous tombe dessus ('collapse') comme affect de saturation et de vide : pour l'humain que je suis, l'informe est à la fois incompressible et annulant. La mythologie la plus fouillée fait alors place à la mythologie la plus grouillante... Aux atmosphères de Poe ou de Jarry succèdent les bestiaires des méta-barons ou des mondes oubliés (ah, la cosmologie métaphysique spéculative in Planescape Torment !). La fertilité surabondante des galaxies, des races, des guerres, des greffes et des fusions fait place aux dimensions du chaos, de l'aliénation ou de l'élémental, où l'on se perd définitivement. De la profusion hyper-naturelle, on passe au contre-nature, plongeoir vers le "          ".

L'indigestion imaginaire cause le vertige de la raison : tandis que l'une se gorge, l'autre régurgite - l'une entrevoit et crie, l'autre ne peut plus se regarder dans la glace. La raison ne peut plus se réfléchir sans "voir" le Horla... c'est-à-dire l'invisible, son propre néant relatif. Le hors-là n'a plus qu'à creuser (vacuité ressentie, affective, plus que métaphysique), évider la raison jusqu'à n'en laisser qu'une pelure.

Hors d'une corrélation entre l'humain et le monde, elle-même fondée sur la séparation de l'expérience et de la chose en soi, repose un champ continu de possibles et d'affections. Ce champ semble bordé par un vacarme qui est succion - par un cri et un frémissement : leur union dans le crissement. L'hyper-monde saturé,"like an atrocious screaming tumult of things", a l'effet dissolvant du hurlement de la Banshee. Cette lecture immanente, matérielle, se distingue d'une angoisse de l'être comme on la trouve chez Heidegger : point de cadre existential ou d'authentique pour l'apprivoiser.

Le déluge immonde des "choses" "du dehors" se mêle instantanément à notre organisme et le défait : c'est le viral, le cancéreux, le tourteau dans les bronches, la méduse du cerveau, les trilobites dans la moelle épinière (pour reprendre des images poétiques personnelles), signes annonciateurs d'un anéantissement bien plus horrible qu'une mort individuelle (qu'elle soit absence prolongée ou disparition) : la fin de tout point de vue humain, le monde sans nous. Sous le cosmos bien ordonné stridule un nu-ni-vers de greffes, d'horreurs et de fiction.

Je finis donc cette proposition de lecture par le titre d'une nouvelle de Borges (en Anglais dans le texte original de L'Aleph). Murmure prophétique ou délire inoffensif ? Quoi qu'il en soit,

"There are other things".


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