27 janv. 2013

[Poékwot] Les Cinq Sens (Alfred Jarry)



I

Le Tact
Roulé dans une serviette comme dans un petit linceul la momie d’un singe, je l’emporte a travers l’ombre visqueuse dont mon passage écarte les rideaux mous. Et les muscles doivent se faire plus forts pour marcher dans cette obscurité, qui repousse les corps comme l’eau le liège. Mes pieds reçoivent des dalles un frôlement douloureux, et la lime du granit vient mordre les semelles. J’étends les bras pour écarter l’ombre jusqu’aux murs de la salle, et mes doigts se heurtent à de longs cylindres irréguliers. À droite et à gauche il faut ranger les os branchus, et parfois la main s’effraie au contact flasque de poitrines desséchées : l’écorce des momies tombe, par plaques, comme d’un platane ; et peut-être vont s’attacher à moi, émergées de ces arbres brunis, les dryades squelettes...

Mais leurs paumes griffues m’épargnent. Il est toujours là, le Fœtus qu’on m’a chargé de porter en place honorable parmi ses pareils ; et son corps, naguère de nèfle ridée, à mes mains qui viennent de palper des os donne l’impression douce de l’émail. Et, fendant l’ombre de l’épaule ainsi que d’une proue, je l’emporte respectueux, accroupi dans mes mains jointes, comme un Bouddha de porcelaine.


II

L’ Odorat
Je l’emporte à travers le tremblement sans forme et sans couleur de la poussière morte. L’air se hante d’esprits invisibles mais non immatériels : une poudre ténue monte des os en effluves et me précède comme la lumineuse colonne mystique. Les plis de la serviette où je l’emporte battent l’air de leur simoun ; et les trombes de sable irritées se retournent et m’étouffent. Les pas rythmés sur les escaliers sans fin rythment la danse des sables ; et les atomes incubes viennent tambouriner mes narines à intervalles réguliers, comme le flux d’une mer, et les corrodent de l’âcre brûlure de l’ammoniaque. C’est l’accompagnement sourd d’une marche indienne ; et ballotté au bout de mes bras inconscients, le Fœtus accroupi se tapit et s’endort, bercé par la houle des dromadaires.

La sèche poussière tarit la gorge ; j’ai dû boire il y a longtemps, bien longtemps, boire à longs traits une outre pleine. Car je la tiens encore cette outre fripée, affaissée et racornie dans mes mains ; et des relents de choses desséchées en montent. Au moins de l’air, de l’air humide que me cache le ciel lourd de ces voûtes impénétrables ! Et la fenêtre tourne son gouvernail dans la mer d’huile noire. Tout est noir, les astres sont irréparablement fuis du ciel, et le noir est absolu partout, sans nul clapotement glauque.

III

L’ Ouïe
Par la fenêtre ouverte le vent joyeux se précipite, et passe sur l’ombre avec un frottement grave, comme sur une corde de contrebasse. Il gémit en traversant les fourrés et les taillis d’os que je devine à leur cliquetis d’anche ; et la nuit enfermée dans les cages à perroquets des côtes barytone, comme l’air dans les tonneaux cerclés ou les cercueils qu’on cloue. Il agite doucement les andouillers feuillus d’un cerf gigantesque, et les frondaisons palpitent comme des ailes de tête de mort. Et les longues flûtes éoliennes des cétacés, séries de vertèbres rabouties par des viroles de cuivre, attendent qui joue. Des araignées qui délogent écorchent le sol de leurs petites griffes ; et de tous ces bruits la perception est si nette, qu’on distingue encore parmi se tourner dans les orbites les yeux de néant des squelettes.

Dans la clef du bocal ouvert, le vent souffle oblique ; c’est le son pur et liquide de l’alcool avec ses petites vagues. Et comme il m’est interdit d’allumer une flamme, je vais remplir ma mission dans l’ombre, avec un remords recel, comme qui va jeter de la berge aux profonds remous le pante qui passe.

Tels les otaries qui plongent, et à chaque plongeon poussent un hoquet rauque, bouteilles noires qui s’emplissent, il tombe en l’humide prison de verre. Et après un choc sur le plat tremplin de la surface, il descend doucement, doucement, comme un ballon qui atterrit. Il me semble que je l’ai jeté dans un puits, et que par lâcheté je suis fier d’avoir la main assez forte pour fermer un puits d’un couvercle cacheté à la cire.

IV

La Vue
Le falot bâille et souffle la lueur, et apparaissent les hauts plafonds et les murs nus ; et les marches des escaliers et leurs ombres se détachent alternatives, blanches et noires comme un clavier. Et au détour du chemin circulaire se représente ce grand cerf où j’avais entendu souffler les vents. Derrière, à perte de vue trotte lourdement une meute de molosses squelettes, à qui instinctivement je livre passage. Béhémoths aux tètes bestiales, aux défenses en nombre divers, pressent leur troupeau ; mais l’on n’entend point cliqueter sur les dalles leurs sabots fendus, car des piqueurs invisibles les tiennent rivés au mur par des laisses et des carcans de cuivre. Des ceps de cuivre paralysent tous leurs membres et des liens de cuivre encore arrêtent sur ses jarrets éperdus le grand cerf qui détale devant eux, le grand cerf aux Bois extravagants.

Leurs orbites vides nous suivent comme le regard circulaire d’un portrait trop photographique ; le Léviathan décharné, « carcasse » de Raphaël, se retournerait pour nous mordre ; mais cinq mains de bronze jaillies de terre comme des piliers de cathédrale maintiennent rigide sa longue échine de vaisseau qu’on construit. Les êtres sabbatiques sont figés dans leurs convulsions : mais l’homme a désespéré de clore jamais l’abîme espion de leurs paupières. Et sur les murs très clairs, derrière les minceurs des os, se figent aussi les ombres, comme des découpures collées de papier noir...

Vraiment, s’il me semblait commettre un crime, c’était bien à tort. Il s’est épanoui dans son vase comme un bouquet qu’on arrose. Et des bulles d’air, irritées et irisées, sous la clarté crue de la lampe, restent accrochées aux plis non encore défaits de sa face. Ses paupières s’écartent, ses lèvres s’ouvrent en un vague sourire. II a emporté de l’air aux oreilles comme un insecte d’eau qui plonge. Ses yeux et sa bouche me regardent de ce regard mystique dont vous inquiète tel masque en pâte de verre. Mais mes doigts maladroits agitent le vase, les bulles s’envolent, et je reste béant devant la figure bête de poupard de caoutchouc qui s’étale.


V

Le Goût
Ma lampe a piqué de points clairs les dents des monstres les plus proches. Les effraies empaillées, sous leur masque de velours blanc percé d’yeux en étui de peigne, ouvrent leur bec de ciseaux. L’infini troupeau des quadrupèdes décharnés se couche comme un chien qui quête un os, et l’immense meute attend la curée. Les squelettes pendus par le crâne, immuablement droits et corrects, ouvrent sans bruit leurs lèvres jaunes en des sourires de gourmets, et les momies rapprochent leurs cagneuses rotules de casse-noisettes bruns. Je ne suis que le maître d’hôtel qui leur apporte inconscient un hors-d’œuvre pour leur prochain sabbat — car, en le cristal du bocal, sur la tablette de l’armoire vitrée, déjà ballonné d’alcool clair, s’épanouit le Fœtus comme un gros fruit des Îles.


Alfred Jarry, Les Cinq Sens
in
Les Minutes de Sable : Mémorial

Poésie / Gallimard
exemplaire numérique
, BNF

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