21 oct. 2014

[Kogikwot] Satellites artificiels et vision posthumaine... Article BLDG + art de Trevor Paglen + micro-fictions


Un article excellent, à la frontière entre l'exploration spatiale, l'art contemporain et la science-fiction, trouvé sur le blog du magazine d'architecture post-moderne BLDG. L'auteur explore certaines implications esthétiques et sociales des activités humaines liées aux satellites sub-orbitaux, à travers les œuvres de l'artiste Trevor Paglen.

C'est aussi l'occasion de proposer une micro-fiction marquante : les satellites en orbite pourraient bien être les dernières choses portant la marque des humains à subsister, avant la destruction de la planète. Il se pourrait alors que dans un avenir très lointain, une race d'êtres intelligents non-humains émerge de la faune terrestre se développe, et que, levant leurs pupilles "différentes" vers le ciel jadis colonisé, ces aliens terrestres finissent par intégrer les épaves de satellites à leur vision du monde.

"... Seeming to look back at the squid like the eyes of patient gods, permanent and unchanging in these places reserved for them there in the firmament, those points would be nothing other than the geostationary satellites Paglen made reference to.


This would be the only real evidence, he suggested, to any terrestrial lifeforms in the distant future that humans had ever existed: strange ruins stuck there in the night, passively reflecting the sun, never falling, angelic and undisturbed, peering back through the veil of stars..."
Geoff Manaugh, 'Through the cracks between stars', BLDG Blog

A la lecture de l'article, je me suis souvenu que j'avais écrit quelque chose d'approchant après avoir visionné une émission de la chaîne National Geographic sur les comportements de certains animaux - avec la même idée d'une nouvelle sortie des eaux et de nouvelles destinées évolutives :

Les gobies (Oxudercinae) sont des poissons qui peuvent marcher sur terre grâce à leurs nageoires pelviennes. Ils n'ont pas de poumons mais "respirent" par la peau. Ils creusent des galeries dans la vase pour ne pas se dessécher.

A une certaine époque de l'année, les gobies se battent férocement entre eux pour le contrôle de petits territoires et pour sécuriser une descendance. Dans quelques millions d'années, les descendants mutés de ces petits êtres fouisseurs et sautillants auront formé des clans sur les plages polluées de Malaisie. En quête de ressources et d'espace, ils commenceront lentement à coloniser l'intérieur des terres. Leur animisme compliqué assignera un rôle et une origine à chacune des lueurs de leur ciel : cette étoile principale, verdâtre, les étoiles secondaires, blanches, le disque orange, mangé, du satellite nocturne, et les lumières rouges des stations orbitales "humaines" les plus proches.

Après un série d'attaques génocidaires, les Ichtyens asserviront d'autres espèces cousines et bâtiront leurs temples et leurs générateurs sur les hauteurs pentues des restes de "l'Himalaya" (une chaîne si transformée que l'on ferait mieux de lui donner un autre nom). Dix-neuf mille ans plus tard, les Ichtyens seront capables de planer grâce à un renforcement des membranes palmées sous leurs bras et entre leurs doigts.

Même si la 2ème est moins intense, moins sérieuse et plus optimiste, toutes deux partent d'un ensemble de faits réels établis, puis les étirent via la fiction jusqu'à une situation post-humaine (après l'humanité, chronologiquement), d'où émerge un point de vue non-humain (décentrement de la vision sur une autre espèce, une vision plus ou moins calquée sur notre situation phénoménologique et culturelle, faute de mieux).

Dans sa version sérieuse et contenue (celle de Manaugh), ce décentrement fictif a quelque chose de profondément fascinant. Mais quoi exactement ? Et pourquoi ?

D'abord, je crois, grâce à l'écart entre l'effet émotionnel d'une telle perspective et sa possibilité théorique. Je m'explique : d'un côté, cette idée paraît si étrange qu'elle semble entièrement fictive et contrefactuelle, au point de devenir comique (un des commentaires de l'article de BLDG le résume très bien : "Future squids creating mythology about NSA spy satellites. Hilarious.").

D'un autre côté, l'idée ne devrait rien avoir de fondamentalement choquant au regard de nos connaissances scientifiques : il est certainement difficile d'évaluer la plausibilité du scénario, mais il n'a rien d'essentiellement impossible. La preuve irréfutable : une forme de vie s'est déjà effectivement développée sur cette planète jusqu'à coloniser son espace sub-orbital (les mammifères, primates, qui s'auto-nomment "humains").

C'est intéressant de voir comment l'idée d'un après-humain et celle d'un avant-humain se réorganisent avec l'idée d'évolution biologique : l'histoire évolutive de l'humanité est unique dans son résultat, mais son processus général n'est pas unique.

La perspective d'autres évolutions rejoint l'imagination mythique et les bestiaires mythologiques : ces poulpes intelligents ou ces gobies évolués renvoient bien sûr à nos propres interprétations mythologiques de la nature, aux ondins, aux sirènes, aux kami et autres 'mer-folk' des folklores locaux mondialisés (repris et diversifiés par les innombrables bestiaires de fantasy et de SF modernes : les Murlocs, Quarrens, Oods, certains Zergs, les Ichtyans, les Illithids et autres humanoïdes imaginaires dérivant de près ou de loin des céphalopodes, des poissons ou des cétacés (les Kraken et Chtulhu évoquent autre chose : non l'intelligence humanoïde mais l'horreur de ce qui n'a pas de fond).

Aujourd'hui, de telles créatures sont envisageables d'un point de vue strictement naturaliste et scientifique : les savoirs sur la vie terrestre et les réalisations des techniques humaines du XXIe siècle réactivent des formes imaginaires passées sur le mode très sérieux du possible naturel, avant d'inspirer de nouvelles possibilités d'imagination. Au passage, et sans même devoir faire appel à la tératologie, les formes naturelles sont bien plus diverses, extrêmes, bizarres et complexes que toutes les formes imaginaires que la conscience humaine a faiblement dérivé d'elles en les recomposant et en les combinant (un point que Jorge Luis Borges rappelle très sérieusement dans l'Introduction du Livre des êtres imaginaires).

Même si elle se rapproche du thème des civilisations éteintes en général (un thème très présent depuis la fin de la 2nde Guerre mondiale, réactivé différemment depuis une dizaine d'années par les situations contemporaines - système productif à la pérennité limitée, fragmentation géopolitique du monde...), ce qui est ici en jeu est bien plus radical : 1. d'abord le fait que la portée de "nos" artefacts technologiques échappe en réalité au plus grand nombre (leur existence, leur fonctionnement, leurs rôles politiques - cristallisé par l'exemple de "PAN") ; 2. ensuite l'idée qu'une autre forme de vie pourrait un jour entrer en interaction avec ces artefacts - interaction qui se fera sans "nous", radicalement.

Je n'insiste pas sur la richesse narrative et mémétique (pas encore saturée, à mon sens) de ce genre de fiction, mais plutôt sur le caractère hybride de la fascination qu'elle provoque - fascination nourrie :
* du contraste, évoqué plus haut, entre le caractère fictif de la vision et le fait qu'elle soit entièrement possible, sans rien de surnaturel (la réalité dépasse la fiction, je vis déjà dans le futur, etc.)
* de mélancolie profonde, mais aussi d'apaisement, à l'idée de l'extinction de notre espèce et la fin de tout regard humain, du fait que nous ne connaîtrons jamais la fin de l'histoire du vivant
* de vertige, au regard des distances spatiales et temporelles qu'elle mobilise, mais aussi à cause de l'altérité radicale de ces regards capables de voir d'autres couleurs, de sentir d'autres fréquences que nous n'éprouverons jamais
* d'évocations mythiques, voire magiques et mystiques, à l'idée de créatures nouvelles forgeant de nouveaux dieux, de nouveaux sentiments, des rêves étranges, à partir des vestiges de notre monde


Satellites artificiels et posthumanisme,
Octobre 2014


Aucun commentaire: