20 oct. 2014

[Jet] Traces d'un agrégatif dépressif


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Étudier la philosophie est un privilège et une joie. Et pourtant, c'est parfois trop. Trop de mots, pourtant si nécessaires, comme autant de barreaux dont l'usage est mobile et immobilisant, trop d'abstractions, même lorsqu'on les organise en schémas et que l'on devient soi-même nominaliste.

Peut-on vieillir trop vite ? Peut-on en savoir trop pour être heureux ? Mon cerveau pourrait-il (svp) répondre à cette question sans chercher à la problématiser ? Peut-on s'interroger sur le besoin, le désir, l'intérêt ou la manière de philosopher, sans recommencer d'emblée à philosopher ?

La philosophie est-elle autre chose qu'un passe-temps de riches, un mauvais calcul, une machine à vénérer des vieux (et quelques vieilles) ou des idées de vieux ? Est-ce que j'ai quelque chose contre la vieillesse ? Non, j'ai quelque chose contre la vénération, l'autorité, l'absence d'anonymat en philo. Est-ce que la philosophie est autre chose qu'une tentative blasée ou faussement lucide d’œuvrer à devenir connu-e, reconnu-e, immortel-le ?

Est-ce que c'est autre chose qu'une planque, un cop-out, un échappatoire douillet ? Ou une tentative maladroite de régner (ou très, très optimiste et très deluded), d'accéder à un pouvoir contesté, à la fois dénigré (mais ça boost l'égo autant que ça le fragilise) et divinisé (le sage, le prophète, la penseuse martyre) ? une aura ? Une tentative paradoxale et mal pensée, puisque le pouvoir du philosophe ne peut être exercé qu'en étant dispensé, à moins d'être malhonnête, d'instrumentaliser son aura, ou de trouver un moyen miracle de monétiser la pratique ?

Peut-on cesser de cesser de vivre lorsque tout le sens réuni crie qu'il n'y a pas de sens ultime ? Peut-on avoir trop de raisons de ne pas se laisser mourir ? Peut-on avoir trop de chance, trop de privilèges, trop d'amour à vivre pour ne pas se foutre en l'air dès que ça devient un peu compliqué ? Peut-on avec le devoir sacré de ne pas abandonner ? Peut-on cesser de désirer ce que l'on sait être futile ? Est-ce désirable (cesser de désirer...) ? Doit-on le faire, ou se bercer d'illusion, pour son propre salut ? Doit-on sauver, ou se sauver, que par nécessité, que par obligation, par jeu, par obligation de jouer ou en jouant à être obligé ?

On s'en fout, parce qu'on ne s'en fout pas toujours, et ça c'est suffisant (et aussi non). Et ça suffira (ou pas). Et ça devra suffire (mouais)

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Extraits épars adressés à personne, parce que perikaryon était aussi fait pour ça, à la base, gémir dans le vide numérique :
L'étudiant en philosophie, l'étudiant en philosophie ne manque pas de remarquer que la "Philosophie" se donne à elle-même comme objet, après s'être donné tous les autres. "Tiens ! Que voici un beau cercle. Si je pouvais le parcourir, cela m'éviterait bien de parcourir la Terre - eh, bien mieux ! C'est de tout l'Univers dont j'aurais fait le tour" se dit (ou non) le malheureux.

Encore ignore-t-il que cette philosophie de la Philosophie tend à remplacer l'expérience du monde par un simple discours sur le discours : il apprendra.

Sept ans après. Trop tôt lucide sur ses motivations, son petit désir de régner, de séduire, d'être connu, il déprime dur. La tension est absurde, car sa fin est absurde. L'expérience, à nouveau, serait prête à remplacer le discours, mais tout élan lui manque, toute motivation, tout prix à conquérir : ambition épuisée, et l'absurde vérité empêche l'apprenti de prendre son travail au sérieux.

Le reste du temps, la frustration sexuelle engendre des instincts de destruction, regard chargé de reflets de couples heureux ("le sont-ils ? non, bien sûr"), désir à cran et pourtant si lucide : il est odieux et illusoire d'attendre de quelqu'un qu'il me donne une raison de vivre, ou qu'il m'apporte ce qui me manque ("cet amour que je me sens prêt à donner : ruse de ma déception narcissique, ruse de mon désir, amour aussi volatil que l'orgasme masculin est court, brutal et dégrisant - je sais très bien que je me lasse d'une personne aussi vite que Dom Juan se lasse de sa dernière conquête". A moins qu'une femme intelligente ? à moins de plaisirs plus+ subtils ?)

En temps voulu, un ami tentera de contrer la frustration, de suppléer à la vacuité du désir par un cocktail savant de discussions, de divertissement et de gastronomie japonaise (films et bouquins sexy, zen et légumes apaisants, rires et smooth jazz)...

Ou se noyer dans le travail, compenser, surbooker, saturer, disjoncter, se venger. Je ne suis pas philosophe. Je deviens autre, et autrement : acteur, traître, ami, tacticien, père de famille, fils, frère, dirigeant imaginaire, pourquoi pas. Pour commencer.

L'étudiant en philosophie, désormais, apprends surtout à prendre ça (le monde, la vie) avec philosophie. Organise hâtivement son retour à la vie. Sagesse, vécu, et... science-fiction. Réalisme et temples mésopotamiens. Hasard des conférences qui lui sauvèrent la vie, mais aussi air du temps.

Extrait des Traces d'un agrégatif dépressif, inédit, 2016.

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