12 nov. 2011

[Loud] La Matrice


Trois courts extraits de La Matrice, récit de Thomas Edward Lawrence, anonyme sorti d'Oxford qui voyagea dans tout le Moyen-Orient, puis militaire anonyme devenu héros dès 1917, et redevenu anonyme. C'est lors de cette seconde période, rengagé volontaire, sous un faux nom, dans la Royal Air Force (il recommence de son propre gré, illégalement, comme simple troufion), que Lawrence note au jour le jour quelques phrases sur un carnet.

Le quotidien boueux du camp, les exercices insupportables, les punitions arbitraires auxquelles on s'habitue vite, la bonne volonté qui s'amenuise et se mue en obéissance abrutie, la distance qui se creuse d'avec les civils... et la lente mutation des individus rassemblés en une troupe.

Ces notes rassemblées - à peine complétées - donnent un livre épuisant et honnête sur la transformation d'un homme en soldat, d'un tout en partie, transformation vécue dans le temps réel de l'écriture. De l'humour, des portraits, des vérités si étrangères à nos jeunesses d'envies et de projets individuels : aucune caricature, et c'est ce qui fait le plus peur.
 
Comme si Lawrence trouvait toujours l'expression qui pèse le vrai poids, belle quand il peut - et cette absence de surcharge nous empêche de fuir devant les descriptions et les anecdotes, le courage, la misère et la joie de la vie qu'il décrit.
 
Sans caricature, sans condamnation - ce qui trouble notre ambivalence face à l'armée et la guerre : ni esthétique divertissante (effets spéciaux, graphismes ou gore), ni pamphlet contre l'horreur et l'absurdité absolue. Bonne volonté, choix, caractères ou décisions survivent, on ne sait comment.

« 12 - RÉVEIL »
  « Le matin, notre lever est somnolent. Rares ceux qui entendent la longue sonnerie du réveil qui glisse à travers le camp dans l'obscur frémissement de la nature avant l'aube. Mais le caporal Abner, vieux soldat et plus vieil homme, en a réveillé quelques-uns tandis que, dans l'obscurité, il enfilait ses vêtements. A la première note du clairon, il s'enfonce dans ses bottes : "Allez, debout les gars !", braille-t-il âprement, cependant que la longue menace de sa haute taille se précipite aux commutateurs [...].
Lourds de sommeil, nous nous retournons et de la main cherchons à l'aveuglette, près du chevet, les chaussettes d'hier. Si nos nez n'étaient pas aussi pleins de sommeil que nos yeux, nous devrions trouver aisément ces chaussettes, figées qu'elles sont d'avoir été portées plusieurs hiers... »

« 19 - CHAR-À-MERDE »
  « A huit heures du matin, nous sommes quatre debout au parking auto, qui nous sentons dégoûtés de la vie. C'est bien la chance d'avoir écopé du char-à-merde un lundi, le jour où tout pèse deux fois plus lourd. Notre chauffeur crasseux (tous les chauffeurs de la RAF sont crasseux) chatouillait sa machine et s’efforçait d'en mettre en marche le moteur engourdi de froid. Enfin, dans un fracas il démarra. Nous nous jetâmes sur le marchepied à bascule et nous hissâmes à l'intérieur. Le camion tourna sur la gauche, descendit, franchit le pont [...].
Plusieurs poubelles de samedi étaient bourrées d'un sédiment pesant aussi lourd qu'elles et composé de suie, d'os, de papier, de bribes d'aliments, d'assiettes, de verres, de boîtes de conserves  par centaines, de viande et de paille pourrie, de vieux chiffons ; et de pain vert, moisi, qui sentait la noix de coco.
Quelqu'un avait versé par là-dessus des dizaines de litres d'un machin noir pareil à de la mélasse, ce qui avait cimenté, pour en former un pudding serré, jusqu'à la cendre et les épluchures de pommes de terre. Quatre poubelles refusèrent de se vider : il nous fallut en extraire le contenu avec nos mains pour cuillers. Ce n'était pas trop pénible au toucher mais on frissonnait en voyant un bras propre y entrer et l'on savait mal que faire ensuite du membre pollué... »

« 22 - BRISER OU CONSTRUIRE »
  « Le petit moniteur en chef nous prit de nouveau en main pour l'E.Phy., avec patience et bienveillance, en dépit l’œil malveillant du Chef de corps, qu'il avait derrière son dos. ses ordres venaient comme de quelqu'un qui nous aimait bien, ; et doucement, comme d'un homme qui parle. Pour l'entendre, nous devions nous tenir bien. Tandis qu'il nous faisait sauter en battant des bras, un type maladroit ne réussit pas à synchroniser le rythme et l'enchaînement de ses membres - les bras tombaient quand les jambes étaient en l'air ou bien bras et jambes s'agitaient frénétiquement ensemble, comme s'il essayait de "décoller". Cette vue déclencha les rires.
Le sergent Cunningham fit sortir du rang et avancer de quelques pas (mais en toute bonne humeur) ceux qui riaient, non pas le maladroit. Tout autre moniteur aurait ri de moi, avec la majorité. Le sinistre Chef de Corps, toujours appuyé contre son mur, a-t-il appris là quelque chose ? »

La Matrice, ou comment (et non pourquoi) la libre conscience de valeurs choisit la perte de la l'indépendance et du sens - choisit de devenir efficacité du service jusqu'à l'absurde. (Et cette prise en soi des valeurs n'est-elle pas la seule forme sociale de conscience responsable ? la personne n'est-elle pas seule à transcender les valeurs ?)

 La Matrice (The Mint), T. E. Lawrence, 1922, traduction par Etiemble, lu chez Gallimard.
 

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