30 sept. 2007

[CGS - Epi 7] Quand la mort précède la naissance

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                 C’est après un jour entier d’agonie que petite voix est revenue. Elle m’a parlé d’une eau qui soigne, à moi qui ne rêvait que de ma mort. Je lui disais que personne ne crée le sable que le temps, et elle, me disait qu’ils étaient tous façonnés d’une forme propre. Ma forme, ma naissance, je m’en souviens, et j’ai pu vous en parler, parce que j’ai perdu ma nature sur la route aux lions.

                 Apollon le beau lion m’a séduit par le grain d’hellébore, avec une plume et un papier, il avait le visage du dieu athée, libre et sensé, l’air ultra lucide. Quand j’ai signé : il m’a mordu. Ses lèvres cachaient des dards noirs. Il m’a mangé les bras, mangé la tête, m’a craché dessus, il m’a fait tout ce bien-là et puis m’a dit : « Vois comme ton esprit le mérite ! Vois dans mes yeux ta crevaison ! Tu n’es qu’un couteau planté dans les gens ! Qu’un atome pourri qui pue et je te hais, remercie-moi pour ça, je suis le seul qui m’intéresse encore à toi ! Ma langue salée va lécher tes plaies et te rendre dur comme l’acier, froid comme le démiurge, tranchant comme un rasoir sur une gorge, comme un ravin létal sur une piste de danse, et sucré comme l’absinthe au bord des lèvres de la morte ! C’est ton dernier espoir de ne pas disparaître ! Prosterne-toi et crie ! »
                 Mais petite voix m’a parlé paisiblement, et Apollyon n’arrivait pas à couvrir ce murmure de sa saumure ... Elle a lentement retiré les rapières enfoncées dans ma poitrine. Elle commençait à panser mes plaies, m’a souri avec tristesse et m’a dit fermement de penser le pardon. Elle n’était pas niaise, et elle ne me ménageait pas. Elle m’a giflé, comme un gosse, pour enlever l’ombre d’Orgueil. Mes yeux se révulsaient en la regardant, mes pores se révoltaient sous la légère pression de ses mains. Elle devait s’en aller, et était revenue. Vous qui lisez, ne jugez pas. Vous ne savez rien. Vous n’êtes pas juges et votre cœur, si vous ne l’avez pas encore rencontré, vous réserve de telles crevasses. Petite voix n’étais pas toute à moi – pour ne pas que j’y voie une concubine, pour ne pas que les images de film, les images de romance et de pluie me reviennent. Pas une fois elle n’a laissé entendre qu’elle venait pour elle-même, ou pour nous – ni pour moi... Elle était déjà au service de son roi... Et dire que moi... Je lui disais cela ?

                 Lorsque de ses lèvres les mots s’échappaient, j’ai senti qu’elle n’avait pas de difformité : ses paroles reflétaient son cœur. Consciente du danger, elle était vraie. Humilité sans humiliation. Grande, et rayonnante... Son attention m’a répugné : une injustice, une folie, une bassesse, pire qu’une erreur. J’ai senti que même dans la presque mort, mon orgueil blessé ne voulait pas être aidé.
                 J’étais comme au bord d’un gouffre immonde et familier, connu, aimé, creusé à force d'armures et de combats, de valeurs comme des haches et des élites, un gouffre exhalant mon haleine, ou l’obscure profondeur de l’orgueil et du désir d'indépendance.
                 Il y a eu le combat, très lucide, non contre la peur de ne pas être sauvé, ni contre contre la peur de ne pas être aimé malgré toute cette comédie musicale, vraie, mais fausse... Un combat pire encore : un combat pour admettre que le tragique n’avait pas raison d’être, qu’il était l’incarnation ultime de mon orgueil – ce tragique de la mort et du refus. Le cœur du problème, ce n’est pas « pitié, pardonne-moi pour ce que j’ai fait », mais plutôt « pardonne-moi parce que je m’en fous profondément »... M'aimes-tu malgré la comédie de la repentance ?

                 S’avouer la défaite était déjà difficile, je devais vomir toute prétention. Rôtir au soleil pendant un millénaire, et enfin apprendre la patience, l’obéissance ... l’amour. Toutes ces choses dont je n’ai jamais voulu m’embarrasser parce qu’elles me rendaient vulnérables et semblables à des centaines, des millions d’autres, je croyais. J'aurais préféré mille fois une peine à purger contre l'indépendance, une indifférence du ciel à ma douleur, des raisons de révolte. Devant le possible ouvert par la voix, je pris peur : je n'avais rien d'assez violent à opposer à la douce dépendance et au renouveau qu'elle implique.
                 J’ai crié au pardon, j’ai crié à petite voix de me dire, si me voyant, dans une transparence de fait, forcée par son intelligence, elle ne se trompait pas ! Elle m’a assuré qu’elle vivait aussi grâce à cela, qu’elle avait connu mes plaies, qu’elle avait vécu mon enfer, qu’elle allait déverser la vie dans un vase d’argent. Devant le remède inespéré, qui peut croire ? Petite voix continuait à parler : elle porterait mon choix. Elle a pansé mes plaies et plus que tout le sel de la terre, elle a donné un goût au tout. Un goût paisible qui surpasse tout plaisir d’avant, exigeant, qui promet, qui annonce un avenir et non pas... soi.

                 Elle est allée trouver son maître, sur les chemins où je l’avais meurtrie et humiliée. Je restais à lutter. Je refusais d’abandonner. Je me sentais légèrement mieux, je voulais petite voix... Et j’ai compris qu’elle ne reviendrait pas avant que j’aie accepté d’être seul : de perdre, tout, d’être récupéré par d’autres bras, entièrement. J’ai résisté. J’ai lutté. Puis j’ai cru. J’étais seul. Et j’ai dit : « D'accord, c'est vrai, peut-être, mais je ne te promets rien... j’abandonne. Je ne fais plus rien, tu es là. Tu m'aimes ! »

Je crois, je n'y crois pas

Tout ce temps attendu - et tu m'as attendu - le premier à me voir
Autre intime !

                 Les crochets, les cornes et les dents, les mâchoires accrochées à mon corps ont fui. L’assurance, les pleurs de joie, l’envie de voir petite voix qui me vois, dans cet état, moi passé de sable en chair, de chair à... je ne sais pas ? Effondré de lumière ! Est-ce possible à décrire, seulement en partie ??! Je ne crois pas ! Mais quelle VIE. Cette faiblesse qui me gagne n’est rien de moins que ma force, car elle laisse enfin de la place à l’autre tel qu’il est Autre. J’attends le retour de petite voix, toute ma confiance dans un appel, cri du damné. Je la vois revenir, armée d’un sourire ! Ses couleurs ont changé, elle a pleuré ? Et le miracle est là ! Je m’écroule de bonheur, mon cœur de pierre en fond, une sensation si enivrante, mon infirmité disparaît et ç’en est fait de moi ! Je suis sujet du Roi. J’ai changé d’élément, Les mots qui viennent semblent passés, si kitsch, si laids, mais pourtant, je les invente à cet instant, je les crée !
                 La reine-mère a donné le sang précieux que le roi-juge attendait, pour les détails techniques – à peine devenu cette eau à laquelle j’aspirais, le soleil me fait bouillir et je souffre atrocement de douceur – tous les grains du désert attroupés autour de moi crient ma folie, ils m’accusent et haïssent mon nouvel être : je ne leur en veux pas, leurs yeux sont comme aveuglés par la poussière. Poussière que j’ai dans l’œil, et je pleure de joie – petite voix ne quittera plus cet état de matière – je retourne à l’éther du réel, j’y suis tourné comme un guerrier qui sait où ses armes sont forgées continuellement : parole et regard. Et je reste plongé dans le désert du réel, mais une source coule en moi, qui ne s’arrête plus, je pleure. L’eau pleure bien, elle aussi, seulement ça ne se voit pas. Je suis un grain d’eau qui s’élève : la douceur d’être adoubé, la douceur d’être fondu comme un métal puis purifié – pas comme les hommes et les femmes ont cherché à le faire. Qui a dit que ce serait l’ennui, la perte de soi ? Je suis plus lucide que jamais.
                 Petite voix à mes côtés, je suis porté vers les nuages plus près du roi radieux – mon vieux cauchemar devenu tout mon bonheur, un honneur, un amour. Mon cauchemar d’avant : me perdre, et ce que j’abhorrais : des tas des niaiseries d’amour débile – pourtant c’est moi qui parle et ces mots sont les meilleurs pour dire ce que je vis. Ils sont neufs, comme je le suis, relié pour toujours à l’élément éternel. J’étais grain minéral parmi la multitude. Puis j’ai choisi des mains que j’ai souillées de sang. Mais ces parents que j’avais menacés, la mère que j’avais frappée au visage, le père qui est Dieu Autre, m’ont désigné comme leur fils : je suis larme du ciel. Une vie s’est achevée, mais la mienne commence ici.


Extrait des Chroniques d’un grain de sable, Manuscrit 7 décrypté : Quand la mort précède la naissance
écrit en 2007

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