30 sept. 2007

[CGS - Épi 6] Le fleuve de feu


            Saleté d’Arizona. Pays de rêve, enfer du réel. Je ne compte plus le nombre de jours passés le long du serpent noir. Cela fait trois hivers que je ne m’en approche plus : trop chaud, trop noir, trop seul. Cette rivière d’asphalte, c’est à la fois mon sauveur et mon Némésis, comme le bateau qui passe au large de l’île du naufragé sans le voir et sans le happer.

            Mon île à moi, c’est ce désert et ce sont ces plaines vierges à perte de vue. Le chant des nuages (ils sont fous, décidément), ou la danse silencieuse des rochers. Ma vue se brouille souvent. On me joue des tours... Je ne vais pas leur faire la joie de devenir fou... C’est trop tard ! La route est rectiligne et trace un sillon étrangement droit.
            Absence de référentiel ou vorace linéament ? J’ai souvent l’impression que la terre est une dune vierge ceinturée seulement par cette route absurde qui se mord la queue. Et je marche à côté d'elle, incarnation ratée, velue, défigurée, d’une puissance supérieure poussée par sa folie (un seul grain suffit, et elle vous pousse à faire l’irréparable : devenir humain !)... Le venin du serpent qui se montre comme ça, c’est de siffler à chaque instant à ta mémoire – ton imagination, elles ne font qu’un : menteur ! – tous les navires à explosion qui pourraient la naviguer, cette cascade intense, tout en n’offrant que sueur et attente : ô cruelle marée noire qui n’emporte que ceux qui sachent te chevaucher.

            Je vais te faire la peau, faire taire ton béton débile et racial de radicelle génitaire, générationnelle, non génitale ni génétique. Que les noirs se réveillent, ceux morts pour te creuser dans le désert. Je divague, restons concentré. La concentration, pas le sommeil, pas le délire, pas la colère. Je suis meilleur... Décider d’arrêter là cette poésie vicieuse qui, mauvais ersatz à la soif grandissante, ne fait qu’enflammer encore plus mon esprit.
            Je me retourne pour observer la distance que mes pieds moulus ont parcouru depuis le dernier tumulus de sable, et m’impose le silence. Moral. Silence moral. Amoralisme. Nietzsche enflammé poursuit mes pas, il me fait peur, cet enfoiré, avec son zénith noir indifférent, bardé de boucs sans tête et de taureaux sans cornes. quelqu'un tient les manettes à la roue géante qui s'arrête - son erreur...
            Comme une réponse inespérée (peut-être du béton qui s’est senti insulté ?), un nuage de fumée grise apparaît au loin. Il grandit vite, et grandit bien. Un auto-stop, la fin du voyage : me lancer dans la mère. Alors en l’attendant, me tourne vers vous, vous qui lisez... Précision précision : vous avez remarqué que je cite mes pieds, et qu’à présent je peux m’adresser à vous, en face... Depuis quand les grains de sable ont-ils des pieds ? Et depuis quand écrivent-ils des chroniques d’ailleurs, pour des lecteurs qui ne sont ni du même monde, ni de la même race ? Car le sable a un langage, plus ancien que vos vibrations aériennes et vos tracés laborieux sur des arbres prémâchés. Arenaglyphe, ça vous dit quelque chose ? Laissez tomber. Si vous me lisez, c’est bien que j’ai pris soin d’écrire dans le vôtre, à moins qu’on m’ait traduit, mais sachez que le sable ne trahit pas ses secrets aussi facilement que les pierres de rosette (foutue granodiorite, faussement solide, vraiment futile, livrer son corps aux hiéroglyphes... c’est de la prostitution sacrée, si vous voyez de quoi je veux parler).

            Je me suis incarné. Et j’ai bien eu raison, je vous surpasse – mon règne a été court, il finit dans ce désert. King for a day, car même l'Ange de lumière doit s’accroupir sur du solide et ne pas mentir, quelque fois - le mensonge et sa torsion intentionnelle ne peuvent constituer un Royaume caché. Il y a de l'ordre aux casernes de l'enfer. Il y a des lois dans les villes infernales, sous-marines et lunaires, comme l'aliment de l'entropie et le furieux froid qui médit sur son corps mutilé de perfection, la paresse des incubes.

            Voyons la suite ensemble... Le nuage gris s’approche. Comment me suis-je incarné ? Comment un cube minéral a-t-il fait pour... infiltrer un humain, féconder une humaine ? Mystères banals, toutes ces questions qui se auront peut-être une réponse quand les ronces seront rouges, quand mes songes seront mousses et les flics à mes trousses ! Ha ! Je ne suis pas alchimiste, moi. C’est la mécanique qui rattrape mes origines, mes goûts anthracite ne m’ayant jamais évité la pulsion. Pourtant crois-moi, je n’ai pas succombé autant de fois que le gong en mon dos a retenti : tenté oui, mais tout sauf interné ; deux crochets et deux éclipses n’ont pas suffi à m’arracher mon orgueil. Et c’est peut-être le sens de ma quête de ce jour.
            Mais qu’importe : je hais les médiocres attentes de mes semblables, qui sont heureux de rêver à d’autres horizons sans jamais se rendre compte de leur immobilité. Contre eux, j’ai cru longtemps qu’il y avait un « après le fantasme ». J’ai réussi à m’arracher, j’ai trébuché et me suis relevé, mais cela ne m’a rien apporté. J’ai séduit les plus grands (les plus faibles souvent), pour manipuler à mon tour – on s’en lasse, mais on ne peut pas arrêter pour autant – je suis tombé, sans rancunes, détruit par mon ami et fils, le prochain sur la liste dans cet organe secret qui centralise la planète. Et me voilà, pour souffrir – et ça commence à faire vraiment souffrir, putain c’est vrai j’en peux plus là... Sur le bord d’une autoroute abandonnée, si seulement la fumée au loin pouvait être celle du bourreau. Il va, il vient, hache à la main, et j’aimerais le rencontrer avant qu’il ne m’achève. C’est une belle poésie que celle de l’âme sans espoir de rédemption. Une petite voix me siffle « crache le morceau ! », « oui avoue-leur que ton pacte n’a pas eu le résultat escompté ; tu t’attendais à devenir comme eux, que tu jalousais en secret, mais tu es resté toi, ne prenant qu’apparence sur aspect, tu n’es devenu qu’un pauvre épouvantail ! ». Être un homme, rêve d’antan, je n’ai pas résisté, lorsque le serpent minéral me l’a proposé. Mais je ne suis devenu qu’un grain de sable déchu, un rebut du cycle dans lequel je me vantais de ma place. J’ai pactisé avec le Chemin, avec la Voie des sept : la serpent polycéphale s'étant promise que je serais comme un maître du tout, que je serais... semblable à Elle... que l’homme était debout, qu’il voyait l’horizon, un dieu à figure d’Apollon – qui pouvait enfin être libre. Libre. Être l’inconditionné absolu, alors que j’ai toujours été porté, largué, jonché... Je suis devenu ce dieu de liberté. Et mortel. J’ai mangé de la poussière, j’ai mangé du plaisir à la pelle à tarte, à pleines brassées de sexe, et j’ai tenté de m’éclater le crâne contre des rochers, de faire pourrir mon encéphale avec des solutions acides, par fausse conviction et faux désespoir, déception, des deux côtés du flingue je suis chaque jour, je tire, la tête éclate mais le surhomme ne paraît pas !
            L’homme regarde les étoiles, il les nomme comme il veut et c’est là toute sa fierté... L’instant d’après, malin, il se prosterne devant les dessins malicieux des constellations, tout oublieux de son travail, envieux de son idole, servile, peureux, imbu, puéril, indifférent ? Non : malin il sait qu'il n'en sera pas enchaîné. J'ai mutilé la vie pour saisir une vérité cachée : la religion n'oblige à rien avec ses rites obligateurs, et elle ne force finalement pas l'indépendance. Passionnés, l'homme, la femme ? Tu parles – empoisonnés par leurs images dans les cieux, ça me rappelle quelqu'un – que dis-je... Par moi-même... Même moi... Etranger au désert, étranger au divin, j’ai fracassé mes os par la cilice et tordu le calice entre mes cervicales mises à nu. AH ! Sous le poids des sacs de sable pour y chercher l’ancienne silice, le rêve éteint, mes muscles ont gueulé à la mort, déchirés par mon âme ivre à la voie condamnée par la voix de mon âme !

            J’ai cherché, j’ai trouvé : mon Orgueil, tout chaud, même pas touché, même pas vraiment touché. Vous savez ? Vous croyez mourir de souffrance, vous croyez être « torturé », quand soudain, une petite voix violente vous murmure : « Oh oui, que tu souffres, pauvre de toi ! Que tu es un bon acteur – bonne actrice »... Elle dit vrai. La prière est subreptice, elle s'échappe, mais existe comme exact inverse de l'illusion d'optique. J’ai cherché à revenir et j’ai tranché, crasé, empalé trois fois six têtes au serpent – pour qu’il me rende ma part dans le pacte – pour qu’il me rende ma part contre la sienne – plus intérêts !
            Mais plus moyen. La mort ! Mort, je n’attends plus que toi ! Venge-toi de l’affront que j’ai cru te faire en devenant dieu ! Je ne suis rien ! Je suis ta désertion la plus profonde, le grain rebelle, qui mérite que tu lacères ! Arrache mon cœur dénaturé et jette-le sur un tas de roches, qu’il dessèche en exemple à ceux qui s’élèvent contre le maître qu'ils ont eux-même choisi ! Aaaaaaaaarrrh ! Nooooon !!... Pour ... Pourquoi ... Pourquoi ne viens-tu pas, ma mort ?! Je suis là, sur les bords de ce désert, sur cette planète à la boue si peu stérile en créatures mutantes, aucune barrière du vivant, j'ai puisé dans l'informe que tu avais lancé comme une boule au destin de raison ! Ma mort ?! Je suis là SUR LA ROUTE EN FEU : POURQUOI NE TORTURES-TU PAS, FURIBONDE, LES VEINES PUTRIDES ET PITEUSES, ET PERVERSES ! FAIS-MOI CREVEEEEER COMME UN VIEU PNEU, PERCE, CRAQUELE, MORD PAR LA SALE MORT DU SALE PAÏEN PASSIBLE DE MORT MÉRITÉE ! JE NE VEUX PAS LA GRÂCE ! JE SUIS TROP SALE ! AAAAaaah ces tâches... Tout ce que j’ai mérité...  Le filin de la mort - j'ai étranglé ma mère et mes soeurs avant de... les... Tu sais... eux tout autour dans les anneaux de Saturne, ils ne savent rien... TOI, tu sais, EUX, ils jugent sans savoir et me jugent le meilleur alors que je suis le pire... LUI, l'Ange de lumière déchu, me réclame au contrat que j'ai jugé meilleur... Ta condamnation est plus juste et pourtant tu me souffles un bonheur... Saleté, pourquoi ne me hais-tu pas et ne m'accordes-tu pas la mort juste ?? Qui me vola ma CRUCIFIXION ??

[... Illisible, ndlr]


            ... Pourquoi ... Pourquoi toi, petite voix ... Ne meures-tu pas avec moi, tu dois vivre avec ma mort ... TU NE PEUX PAS ME SAUVER. NON ! JE REFUSE ! Tu ne dois, non pas ... N'insiste pas, SI TU ME SAUVES TU SERAS SI INJUSTE ?
            Pars, et laisse crever mon cœur ingrat avant qu’il ne te corrompe... Fuis les rivières sombres, les coins pourris, aime la lumière, ce voile dont se moquent les déshérités qui postulent encore le chaos infini et renversent des valeurs pour établir une bête à trois bras et sept orifices... Sois... mon anti-moi, achève-moi mais sois belle... Reste-le... TUE-MOI – NON NE M’ÉCOUTE PAS JE N’EN PEUX PLUS PRENDRE UNE GOUTTE MON PIEU DU PACTE SCELLA MON NOM AUX ÉCUMES DES GENCIVES MENTEUSES DÉCHARNÉES DE L'HUMAIN – ne m’écoute pas mais OBÉIS SALE PUTE – JE SUIS LACÉRÉ, YEUX CREVÉS mais non brisé, tu ne COMPRENDS pas ?... mais même pas assez brisé...

... car je n'accepte pas ton aide que je sens si possible et si proche ! JE CROIS ENCORE A MON INDÉPENDANCE car même en confessant me colle une comédie essentielle à la peau, qui se joue dans ma souffrance, hypocrisie si familière, qui ajoute à chaque pas de repentance une pensée qui me dit : « Je me repens ! Je ne suis donc pas si mauvais ! Je souffre, je suis victime », il reste un acte, une acte que je joue... Je suis irrécupérable, ne m’approche pas. AAAAArrrrrrr !!... MAIS DÉGAGE ENFIN ! ET TOI AUSSI, l'AUTRE ! JE REFUSE ! Mes dents te crissent de t’en aller elles râpent leur l’émail contre le béton enflammé et ma peau s'arrache mille aiguilles je sens la poussière sèche combler les caveaux de mes yeux mes poumons irrités coulés de leur béton de soude et de soufre alors le crin brûlé qui lacère mon dos... La punition ambivale qui approche un nuage sec hante l’enfer : Il est là ! Le nuage !... Il ne se serait pas approché avant. Vis, petite voix. Et trouve ce qui m’a toujours manqué.
            Un maître, quelqu’un qui t’aime car le mien me ment et l'autre aussi... Une lumière, un toit, qui ne sois pas toi, un maître, qu’il soit un roi qui t’aime. Je dois peut-être encore parler avant de faire semblant de mourir, ne serait-ce que pour faire apparaître la profondeur de mon hyprocrisie... J'ai devant les yeux un choix, première parole honnête, que je ne peux accepter car il implique la métamorphose ou guérison d'une âme et d'un corps violés dont les coups à la mèr(e) sont le moindre délit, et l'injustice de la substitution

Qu’il me haïsse... Non ! Qu’il ne me voie jamais...
Par pitié, laisse-moi crever
Mais toi, qu’il ou qu'elle aime, sauve-toi...                                                  BLACK OUT


Extrait des Chroniques d’un grain de sable, Manuscrit 6 décrypté, Le fleuve de feu

écrit en 2007

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