27 sept. 2007

[CGS - Épi 3] Projet d'incarnation


            Un matin, je croisais le Temps, ce vieil ami. La dernière fois, c’était encore au temps de ma honte. Notre dernière rencontre, au temps de l’enfance absolument cyclique, et je crois même que ce fut le jour de ma « naissance ». Lorsque le moi soufflé du cristal se suis brisé.

Vous avez dû penser, quelle maladresse de lâcher ainsi le goulot du temps, de réduire à néant ce petit objet consentant à toute ma prison, mon ignorance, et représentation de toutes vos habiletés. Le moi soufflé, c’est ce que vous nommez verre, et le goulot, le trou du ver qui mène précisément de l’autre côté d'un temps hybride.
Le verre n’est qu’un sable fluidifié, et le fer n’est qu’une façon de me faire naître à mon unicité. Je suis quand je m’échappe, et je naissais à l’instant où votre piège se brisa sur le sol – mon terrier noir, la face cachée de la lune – brisé, la prison bulbe de verre : je cessais alors d’être (dans) votre temps. Il s’est extrait, ce Temps, libéré lui aussi de son incarnation en nous (nous étions si nombreux), je m’en souviens, haletant et sans divisions aucunes, tout déboussolé. « Hé ! Les grains ! Je ne suis plus votre écoulement ! ». avait-il lancé, joyeux et ailé, flottant. J’avais répondu, avec une indépendance précoce : « Moi aussi, je suis libre maintenant ! Libre de vous, libre des cycles ! », avec la voix que me prêtèrent mes milliers de frères. Le temps s’est enfui, sans dire adieu à ses vieux compagnons, à son vieux corps. Il m’a de suite donné envie de voyager, envol seul et , indépendant, libre de rejoindre les temps plus ou moins longs qui parcourent la Terre, durées, périodes, éons, moments, cycles ou siècles étirés, enroulés sur eux-mêmes, éphémères ou immortels. Nous, petit tas sur le sol, ne pouvions profiter d’une récente individuation, et la prise de conscience de notre force dans le monde se soldait d’un échec de mouvement autonome, de destinée – ou plutôt de destination.

Je tombe sur lui, on discute. Le courant passait mal, quand il me lance à la figure une pique mortelle : « si tu n’indiques plus le temps, qui es-tu, sinon une particule parmi tant d’autres, une de plus qui cherche à se démarquer ? Qui es-tu, si tu n’abrites plus l’esprit du Temps, le mien, lui-même, sinon un atome pris dans mon flot, dans ma chute ? » Je lui répond : « Immortel ! » et il enchaîne : « En es-tu si sûr ? », et je sentais en moi-même qu’il attaquait mon mouvement erratique, force d’attaque mais non d’indépendance. Je ne tissais plus le cours du temps ? Alors où étais-je ? Deux solutions : hors de lui, en lui.
Mais la vague mélancolique m’assaillait, loin de ces questions méta minérales – le vague à l’âme qui dit tout bas : « plongé dedans, tout comme les hommes, comme les femmes, comme les coquillages qui vivent un an et meurent, comme les algues qui survivent à peine un été – qui se décuplent et meurent, s’immortalisent dans l’effort, l’illusion, le frôlement de la mort, le Kairos, instant absolu et singulier : la circonstance… »
Il y avait dans sa voix et son discours l’espoir d’une porte dérobée, passage d’un plan à l’autre – et je ne répondais plus au Temps. L’orgueil me prenait dans les phases de bile noire, dans le terme de l’obscurité – dans l’œuf chaud.

            Ce matin donc, j’ai retrouvé le Temps, il m’a dit que j’étais idiot de ne pas profiter des choses aussi grandes que les mystères, et me l’a répété en parlant pierre et parlant roche, en parlant pierre, en dialecte des anciens minéraux, en langue émeralde, en un pur patois calcifiant, en d’autres mots de grès, d’argiles. Cette voix intérieure était là bien avant, c’était mon cri, mon appel du dedans des entrailles des tripes de l’intérieur du cœur d’au plus profond de la Terre qui bouillonnait de moi. J’ai ressenti le cordon, la veine métallique et si juteuse, l’initiale de mon vrai prénom caché, au secret de ma personne rocheuse ! Cette chaleur si intense et si fondante, ce temps accéléré et absent où il n’y avait qu’à boire ce que Mère Terre mâchait pour toi, et ses promesses d’un monde plus lumineux encor.
            Une veine, un boyau, mais plutôt un chemin ascendant, cheminée du volcan qui vomit de mes sœurs à chaque seconde. Oh, apprends-moi encore où faut-il te chercher, toi, ultime aboutissement, car je le sais – c’est un destin, mais pas encore une destinée. Je suis aboutissement et forme parfaite, tiré du magma précieux par un dieu à l’esprit fragmenté, appelé à me transformer toujours. Ceux de ma race s’en satisfont souvent. En poussière pour voler, en roche pour un instant qui dure.
            Quelle montagne qui sommeille ne menace de se réveiller ? Quelle colline ne sème à tous vents ses usures calcinées ? Quelle roche infime ne reproduit pas ses formes à l’infini sous l’action double et douloureuse des vents et des grés ? Envie de haubans et de banc de carpes dorées aux bouches bées, ancres levées. Le vieux a raison : il me manque la finitude et les délimitations limitées qui définit les demi-dieux – je hors des mille clones serviles qui m’admirent, sur le point de tuer mes héros.

C’est décidé, je trouverai un moyen. Dans l’immensité je me lancerai sans tabou ni tablier, sans sabot ni boulier, ni boutades déplacées. L’aventure de ma perfection – de mes possibles – elle m’attire comme jamais. Elle m’arrache. Marécages de difficultés, voici l’adversaire qu’aucun de vos filets ne pourra retenir ! J’ai nommé, celui que le temps ne peut scinder ni altérer, son allié, le barde aliéné ! Microscopes et humaines destinées pour révéler mes vraies richesses, je suis dans ce monde-ci aussi précis et aussi beau que je serai tragique et magnifique dans le suivant.  Je serai celui qui résiste au passage de lui-même et à tout, avec l'aiguillon de la durée limitée, d'un corps putrescible, vivant, agité par l'idée, l'ombre, le sel de l'épée de Damoclès qui me lie à la mort !
J’engloutirai qui m’outrepasse et j’usurperai passés, mérites ! Je suis qui n’a jamais osé être mais qui ose puisqu’il a été sans le vouloir ! Absurde ou pas, ma volonté gonflera ses voiles de toile grossière des grains de mes jurés ! Qui s’oppose s’écrase par accrétion à mon édifice monstrueux ! Je suis, et cela me suffit ! Je suis le grain de beauté sur la rose des sables, la fleur du désert qui éclot de sang et de soif et de fumée ! Mon voyage sera mon mythe, le tien, le leur aussi, fondateur mais aussi visionnaire. Coagule, mon ambition. Joint ma coalition, mon pauvre ami, ou ma tempête dessèchera ton nom, le cachera sous une dune de misère, aux générations des générations ! Hahahahaha !

            Il s’agit d’observer le chaos organisé du monde et décider d’un cœur d’incarnation, d’une essence d’accueil pour le temps d’une vie. Je suis tout excité – tant de vivants, d'entités pour mon choix ! Maintenant, au travail. Dérégler encore davantage l’horloge universelle, en un point d’inflexion… Le mien.


Extrait des Chroniques d’un gr*** ** s***e, Manuscrit 3 décrypté, Projet d'incarnation.

 écrit en 2007

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