30 août 2014

[Kogi] Note personnelle sur l'art de James Jean (2)


Au sortir de l’illustration, James Jean avoue donner libre cours à son imagination. Il multiplie les sujets, les formats et les approches (acrylique sur tableaux de bois, huiles et pastels sur toile en lin, dessins à la mine sur papier, moyens formats en losanges isométriques, croquis à l’encre colorée retouchés digitalement, peintures à partir de photographies…), sans pour autant chercher à réprimer le retour de certains éléments picturaux (personnages, motifs ou symboles – j’y reviendrai dans la 3e et dernière Note).

Le déploiement d’un imaginaire se prolonge dans l’espace d’exposition lui-même, qu’il s’agisse de l’entrepôt-atelier de Los Angeles, du Prada Epicenter de New York ou des galeries dans lesquelles James Jean a tenu ses premières expos solo en date.

Dans Kindling par exemple (John LeVine, NY, 2009), il transformait l’espace d’exposition en parcours immersif grâce à des installations constellaires de dessins et de peintures faisant le lien entre ses travaux d’illustration et ses œuvres personnelles, installations reliées entre elles par des motifs muraux (courbes, ombilics, fleurs, coulures…). Dans Parallel Lives (Tilton Gallery, NY, 2013), James Jean élaborait une série de dialogues entre peintures, couplées par paires de manière semi-intuitive, plus ou moins prévue à l’avance ou impromptue, et reliées à l’aide de citations poétiques.

« Créer des œuvres dans l’optique de former une expo cohérente, sous le signe d’un thème commun, demande vraiment beaucoup de discipline. Choisir une seule idée, et en épuiser les possibilités. Mais cette discipline peut aussi limiter l’imagination. Pour cette expo et pour le bonheur de mon imagination, j’ai décidé d’être indiscipliné, sans principe directeur » (Juxtapoz #145, 2013, 50 ; trad. personnelle)
 
 
 
Pourtant, l’imagination personnelle de James Jean ne semble pas se déchaîner : elle se libère de ce qu'il faut illustrer, mais semble retenue par autre chose. Quelque chose de terrible la hante. Ou fait-elle seulement semblant, par un choix de thèmes glauques et d'effets graphiques éthérés ?

Non, cette imagination semble bien récupérer de quelque chose, se relever lentement, reprendre des couleurs. Ce n’est pas seulement du à l’effet de passage, du travail d’illustrateur à celui d’artiste-peintre (du mondes des comics aux beaux-arts contemporains). Les aventures graphiques de son imaginaire ont un arrière-goût de convalescence, un goût d’enfance meurtrie ou de vieillesse amère, vécue trop tôt et rêvée après-coup. Une série d'événements fondateurs, vécus, rêvés – ou les deux à la fois. Alors que certains tableaux pointent vers l'inévitable catharsis – exorcisme en règle des phobies de l'enfance – d'autres jouent avec le sentiment d'horreur, simple moyen pour célébrer une liberté fragile.

On sent ici l’investissement émotionnel et psychique d’une personne qui reprend vie et confiance en elle-même, mais sur un mode inattendu : les réjouissances d'un corps qui se dissout, d'une existence qui s'effiloche. Comment ? Pourquoi ?
  
  
  
  
Dans de nombreuses interviews, James Jean évoque l’impact que sa vie privée a sur son art. James Jean revient sur son parcours depuis l’école d’art et parle de ses déboires, de ses efforts, de sa souffrance et de ses chances, dans un style littéraire qui évoque sa peinture : c'est précis et ça dégouline, c’est allusif et lumineux, sombre et expressif. Il raconte, jeune adulte, l'impact des années de relation difficile avec une maniaco-dépressive (selon lui) qu’il a aimé et aidé autant qu’il a pu, leur divorce difficile, la trahison devant les tribunaux et le cauchemar émotionnel, bureaucratique, financier, qui le dépouille de son argent, de ses meubles et de l’espoir.

On dirait bien que les amants se sont entretués. Manque d'oxygène, asphyxie et hallucinations (comme sur le tableau fragmenté, ci-dessous). Aucun témoin, sauf le mort, qui a peint la scène. Alors, qui a survécu, sinon l'artiste ? Mais comment ?




C'est étrange. De cette relation, de cette séparation, il en parle beaucoup. Je me méfie. Peut-être que ça cache autre chose. Peut-être pas. Je repense à ma vie : une relation à Paris, différente mais toute aussi violente, et la production littéraire qui en sort. Amour détruit : est-ce une veine d'inspiration, ou un frein terrible ? L'un et l'autre ? James Jean raconte sa longue épreuve entrecoupée de moments de repos, à peindre seul à Los Angeles, puis le retour de "cette personne", retour vécu comme un enfer.

Enfer qui l'aurait mené droit sur une expérience spirituelle. L'expérience d’une dépossession libératrice. Quand James Jean la raconte, on retrouve encore l’atmosphère à la fois intime et glauque de ses tableaux, où les corps "humains", hybrides faits d’algues pourries ou de fleurs tachées, sont englués dans des mers de pétrole, en proie à d’inquiétantes involutions.

Il est toujours question de dissolution et d’effloraison, mais au lieu des images, on a des métaphores maniées à la première personne :
 
« Ça paraîtra outrageusement romantisé, mais ces dernières années, je me suis senti comme une personne en pleine dérive mentale, comme un rônin – qui signifie "homme-vague", traduit littéralement – et c’est peut-être la raison pour laquelle les images et motifs de vagues qui s’écrasent reviennent souvent dans mon travail. […] La cause de cette érosion est en réalité bien plus triviale. […] Le fait est que j’ai été rendu stérile par un divorce qui dure depuis plusieurs années, et qui ne semble pas devoir trouver d’issue... »

« J’ai pensé que j’avais conduit ma vie avec honneur et compassion, mais ma gentillesse a été retournée contre moi, et je gis à présent, mutilé, au fond d’un océan. J’ai trouvé du repos dans un rêve, celui d’être un invertébré en descente vers les profondeurs abyssales d’un océan primitif, faiblement éclairé par ma propre bioluminescence. […] Si je n’ai rien qu’une autre personne veuille, ou que je ne fais rien, je peux être libre... »

« Tout ce que j’ai économisé les dix dernières années, je l’ai perdu. Balancé parmi les charlatans, les exorcistes, les phrénologues, gaspillé dans les magasins de luxe. Mais le moment le plus libérateur de ces années passées : quand je n’avais plus d’argent du tout. Je me suis enfin senti calme. »

(Juxtapoz #145, 50 ; 53 ; 59 ; trad. personnelle)

Sous les images linguistiques et picturales, ont sent de la lassitude et de la frustration. Plus que de l’amertume ou de la haine, on ressent la fatigue d’être soi et une révolte – la décision de défendre son propre personnage – bientôt court-circuitée par l’expérience libératrice et les formes qui la figurent. Un organisme qui se défend. Un système attaqué de l’intérieur (cancer, confiance trahie) qui se retourne contre lui-même et qui se scinde pour survivre. Plus besoin d’amputer l’organisme de James Jean : il abandonne maintenant l’organe « métastasé » de son plein gré, se scinde et revient aux sources, à un état organique si simple qu’il serait indestructible.
  
  
  
  
Parenthèse : le couple, organisme éminemment complexe, est représenté comme une symbiose, un organisme composé dans une association vitale. Mais c'est une symbiose malade, asymétrique, déséquilibrée. Je remarque : la figure masculine est toujours la plus expressive, émotive, mais aussi la plus flétrie et la plus monstrueuse des deux. La figure féminine est souvent calme, absente ou endormie derrière un visage préservé. Dérangeant, à plus d'un titre. Alors c'est vrai, ces deux figures sont des pôles d'une unité, d'un corps arborescent (système circulatoire, nerveux, respiratoire et génital), les deux faces d'une entité androgyne que James Jean avouera incarner ou mettre en scène dans sa vie de tous les jours.

À première vue, c'est à l'opposé des tropes de comics (dont la femme découpée dans le frigo) et de la tendance générique de la culture populaire à mutiler, blesser et violer les personnages féminins de manière disproportionnée (tandis que les personnages masculins ont plutôt tendance à se transformer, à devenir monstrueux). Mais chez James Jean, la préservation du corps et l'aura féminine pourrait passer pour le complément symbolique, inversé ou renversé, du corps féminin mutilé. L'effet qui se dégage de la symbolique de ses tableaux est-il androgyne, ou plutôt antagoniste ? On hésite.

Cet effet est-il constant, récurrent, ou émergent, suggéré, ponctuel ? Est-ce que cela a de l'importance au-delà des choix, moitié personnels et moitié stylistiques, de la symbolique picturale qu'il déploie ? Dans quelle mesure peut-on juger du symbolisme d'un-e artiste sur le modèle de l'adéquation au réel, et des conséquences pour les réalités dont les symboles ? Un symbole entretient-il toujours un lien (aigu, réel, souterrain, potentiel, direct, indirect...) avec ce qu'il représente initialement ?

Ce lien entre la vie et le symbole est-il atténué lorsqu'il hérite d'une situation relationnelle particulière, limitée à telle vie particulière, à tel complexe névrotique, phantasmatique, propre à l'artiste et à son passé – ou est-ce qu'au contraire, il est ainsi réafirmé, donc renforcé, même implicitement et localement ?

J'ai peur que le symbolisme auquel Jean fasse appel pour illustrer sa réaction de défense contre un cancer polymétastasé oblitère les personnes, au profit d'archétypes trop connus, et peut-être risqués (à la fois artistiquement et politiquement) : le monstre mâle meurtri face à la déesse immaculée, insensible, ou le jeune prince dévoré par les nymphes et les succubes, etc. Bref, un pôle mâle concret et victimisé, contre un pôle femelle terrifiant et sacralisé : Ève & Lilith, femmes en détresse ou femmes fatales, corps de déesses érotisés – inaccessibles – ou sorcières perverses et aliénantes. Autant de variations d'une même polarité archétypale du féminin, ou du moins d'essences de genres (même symboliques) très polarisés, peu diversifiés (voir aussi la polarité entre déesse vierge et prostituée impure). Outre le fait que de telles représentations soient ennuyeuses si elles semblent figées, elles éclipsent et écrasent la singularité des personnages qui peuvent en émerger.

Et dans le cas où l'artiste fait un lien entre son art et la vie, ou même sa vie, par son discours (ce qui est vrai ici), le problème des liens entre de telles représentations marquées et les véritables personnes de sexe et/ou de genre féminins ressurgit nécessairement. Entre démones et déesses, pas de place pour les femmes normales et singulières chez James Jean ?

Malheureusement, c'est peut-être le cas. À ceci près qu'en y regardant bien, les nymphes ont aussi parfois commencé à muter : leur peau n'est pas toujours immaculée, sans qu'il s'agisse d'une décapitation pour autant. Les petites filles y échappent (ouf ? ou malheureusement ?). Quelques personnages féminins semblent échapper à la sacralité lascive ou à l'offrande punitive, et acquérir l'ombre d'une personnalité... mais elles deviennent spectrales. Autre type féminin surreprésenté chez James Jean : la fantôme. Le schéma s'érode peu à peu si l'on prend un maximum d’œuvres en considération, mais je voulais tout de même exprimer cette réserve.
  
  


J'en reviens à l'organisme minimal, cet « invertébré en descente vers l'abysse », dans lequel on ne distingue même plus les deux pôles (m/f) d'une harmonie découplée.

Cet organisme découlerait d'un mouvement de retour sur soi et contre soi, d'un effilochement, d'un mouvement d'auto annulation. Cela me fait penser à divers modes de dépression que j'ai moi-même expérimentés dans le quotidien. Lors d'épisodes dépressifs, le désir sexuel semble parfois s'effondrer sur lui-même, selon différentes logiques ou sous différents angles : par vengeance, par honte, par peur ou par indifférence. Dans chacun des cas, la dépression est aussi régression, de la vengeance sur soi à la régression au néant :
> Dans le premier cas, le retrait est simplement d'ordre égoïste, c'est un retrait en forme d'attaque, une privation infligée à autrui pour se venger de la blessure narcissique, qui peut s'accompagner du désir de mourir pour infliger sa mort à l'autre, le culpabiliser, tout en faisant de cette mort une ardente déclaration d'indépendance. Le retrait joue le rôle de compensation imaginaire, et se soigne parfois à coups d'amis ou d'univers imaginaires ("eux, au moins, m'aiment et me reconnaissent").

> Dans le deuxième cas, on ressent le besoin de se mutiler, de se détruire pour punir une faute que j'ai subi mais qui fait une avec mon corps, qui le rend inhabitable et détesté, et qui donne à la douleur auto-infligée un goût de paix et de salut.

> Dans le troisième mode, la fermeture sur soi est une réaction protectrice face au monde en général, avec le besoin irrépressible de se recroqueviller, de rentrer en soi-même ou dans le ventre, au noyau, dans l’œuf ou sous-terre, pour ne plus souffrir, abandonner la lutte, cesser d'affronter le monde. Le désir de mourir est plus profond, moins érotique, plus puissant : désir d'être oublié, ignoré, de se noyer, de tomber en torpeur, dans un sommeil libérateur et ne jamais se réveiller, dormir et disparaître.

> Le dernier cas est de loin le plus sombre et le plus profond. Suite une prise de conscience de la mortalité sans retour, de l'indifférence du monde à la conscience, et de la relativité de toute valeur, le désir meurt à tout objet. Dans cette profonde indifférence à toute chose et à soi, la vie n'est pas meilleure ou pire que la mort, et continue donc sa route par inertie, sans désir. Parfois elle cesse. Et elle cessera.

Au regard de ces formes dépressives que j'ai identifiées, le mouvement de dévolution de James Jean semble tromper la dépression, comme s'il jouait le mouvement d'effondrement contre lui-même. Son degré extrême d'exaspération force une voie nouvelle : le désir battu bat en retraite, jusqu'à ce qu'il embrasse la perte et désire s'annuler lui-même : en cela, de manière paradoxale, il survit. Dans la dépossession de tout désir, un seul désir subsiste, inattendu, c'est le désir de dépossession lui-même : enfin libre. Ce désir survivant, inespéré, assure à James Jean un passage lumineux au travers de la perte, enfin désirée pour elle-même, et finalement, la possibilité d'une renaissance.

Mais avant, il faut vivre à fond la dépossession. Dévolution. Réenroulement. Déhiscence inversée. Imperméable aux regards, aux huissiers, à la gloire, aux contraintes, James Jean rêve seulement. Ou non : rêve anonyme. X rêve. Est-ce encore trop ?
 
« …Quant à l’avenir proche, il n’y a pas de raison d’avancer. Progresser, c’est nourrir les lamproies, les requins, le cancer. Le seul progrès est à rebours – dévolution vers un état plus primitif – état sans l’ombre d’un désir, qui ne crée rien de désirable, qui végète simplement dans un bouillon sans inertie. Je rêve que mes os se dissolvent en gelée, que le rêve lui-même se désagrège en une petite gerbe de neurones. Alors, seulement, je serai libre. »


(Fin d’interview, Juxtapoz #145, 59)
 
  
  
Le rêve est donc encore de trop, dans la mesure où il se retourne contre la liberté nouvellement acquise : le rêve déborde du sentiment de liberté, cherche à l’exprimer, et mobilise à nouveau des images qui donnent naissance aux jungles et aux bestiaires, sur les tableaux. Or ces tableaux menacent la liberté dont ils sont le fruit : ils font saillie et « nourrissent les lamproies », nourrissent celle qui l’a trahie (via les coûts de procès, les huissiers...), mais aussi le cancer qui habite l'artiste lui-même : son désir de gloire et de réussite, qui le rend à nouveau vulnérable aux déceptions et aux attaques.

L'organisme minimal est la figure rêvée de la liberté absolue, paradoxale, qui se trouve dans l'inexistence. Tout ce qui est désirable est susceptible d'être pillé. Pire : tout désir soutenu, chéri, tout désir détenu risque d'être contré, de rester inassouvi. Pire encore : tout désir exprimé risque d'être humilié, tourné en dérision, ou condamné. La gerbe déliée de neurones, inertes, est l'élément esthétique qu'inspire à James Jean la force de n'être rien (comme l'invertébré, avant). Embrasser sa propre désagrégation pour n'avoir plus rien à perdre : être invincible.

C'est parfaitement logique, au fond : le bouillon de culture initial contient en lui-même toutes les possibilités de la vie (liberté, puissance totale), tout en se soustrayant de fait à toute souffrance et toute agression (il est trop peu, être minimal). Protection, paix et liberté dans la quasi-inexistence.

Mais fatalement, de cette paix miraculeuse jaillit un sentiment de liberté qui ranime le désir, qui pousse à l'existence, qui chercher à s'exprimer dans une œuvre existante ! Et dès que le bouillon de culture donne vie à quelque chose, ce quelque chose actualise 1 seule des possibilités, tue les autres et supprime la liberté totale, tout en s'exposant à nouveau au monde, aux prédateurs, aux parasites et autres charognards. Et l'organisme a détruit son état primitif, perdu sa paix privilégiée... Évolution maudite. Fatal tango. Casse-tête cyclique. Prix à payer.
 
  
 
   
Une question subsiste. Si l'épanchement imaginaire de James Jean, cristallisé dans ses tableaux, est un mouvement d'échappatoire, de régression protectrice ou compensatrice, même paradoxal ou rêvé, n'est-il pas le fruit de la confrontation et de l'épreuve ? Provient-il, se nourrit-il ou découle-t-il du trauma, de son divorce et sa dépossession matérielle ? Jusqu'où cela doit-il déterminer son art ?

Ici, le lien entre la vie de l’artiste et ce qu’il produit tient de l’ambiance, de l'impact ou de la tache. Ce lien passe par des états affectifs et des visions symboliques, comme si l’œuvre avait servi d’organe respiratoire artificiel, et s’était imbibée d’une essence émotionnelle. Comme si la toile était un buvard capable d’absorber l’humeur de l’âme qui s’y applique (peinture "psycho-chromatique", "mélano-colivore"), en l’occurrence l’âme d’un type prénommé James, qui dessine bien, travaille dur, et essaye de dépasser un divorce précoce en rêvant de créatures aux corps parasités. Comme si les séries d’images peintes étaient celles d’un test de Rorschach modifié, dont le sujet aurait produit les taches sans les interpréter (au lieu de l'inverse). Produites de manière lucide, mais cryptée.

Avec l’impression persistante que le poumon artificiel a trop muté pour qu’on puisse y prélever autre chose qu'une humeur visqueuse, qui n'a plus grand chose à voir avec la vie du type en question. Avec l'impression que les reflets du miroir déformant ont depuis longtemps gagné leur indépendance dans les sketchbooks surchargés, de telle sorte qu’il serait absurde de vouloir deviner la situation d’un auteur derrière leur vie (ou leur agonie) propre.
  
   
   
  
A ce niveau de ma lecture, j'avoue avoir été tenté par le refrain du génie torturé. Tenté par une certaine image de l’artiste, inspiré-e par ses blessures, de l'artiste dont les souffrances féconderaient la créativité. Poète maudit, équation romantique : âme torturée = art intéressant / âme en paix = art ennuyeux. Une vue de James Jean qu'il prend lui-même le soin de révoquer :

« Il m’arrive pas mal de penser à ce que j’aurais été capable d’accomplir si je n’avais pas eu ces obstacles dans ma vie personnelle, du fait que j’aie toujours produit mes meilleurs travaux quand j’étais libre, et en paix » (Juxtapoz #145, 2013, 59).

En lisant ça, on se dit presque instinctivement que non, il se trompe, ses tableaux sont plutôt le fruit de ses difficultés ; comment serait-il possible que sont art n’ait pas bénéficié de ces obstacles ? Pensée idiote, au fond, et il serait temps de nuancer le grand mythe moderne de la souffrance créatrice, du réflexe qui associe systématiquement torture et art génial.

Si je souscris de manière générale et philosophique à leur corrélation (il ne peut pas y avoir de vision sans contact et donc sans risque de brûlure, de telle sorte que vouloir supprimer absolument tout risque de douleur demanderait aussi de supprimer toute possibilité de sensation), cette corrélation est en réalité trop générale et trop large pour empêcher les cas concrets de tomber dans l'entre-deux, de développer des rythmes équilibrés et du sens entre les deux extrêmes. Autrement dit, bien que l'art et la souffrance soient ultimement inséparables, ils sont séparables concrètement :
> Certes, la sensation est tout autant la condition du plaisir que celle de la souffrance, mais cela ne signifie pas qu’une douleur insupportable doive être le prix de toute intensité ;
 
> Certes, la relation rend possible la déception ou la trahison en même temps qu’elle rend possible l’amour et l’intimité, mais ce n’est pas pour autant qu'il n'y a pas de famille ou de couple heureux ;
 
> Certes, nous ne pourrions pas être sensibles à la beauté s’il n’y avait pas un jugement de laideur corrélatif, en contraste... mais cela ne signifie pas que la beauté disparaisse immédiatement, dans les faits, si on l’isole un moment de l'horreur ;
 
> Certes, la maîtrise d’un art demande toujours de se confronter à des risques d'échec et au jugement des autres, de s’exposer à des contraintes pour apprendre à se forcer, à se contraindre soi-même, et de faire des sacrifices... mais cette situation est loin d’être toujours invivable ;
 
> Certes, les épreuves sont formatrices... mais elles peuvent aussi être létales. Ce n’est donc pas parce que la souffrance n’est pas absolument dissociable de l’inspiration (et peut même, à l’occasion, inspirer directement) que toute torture engendre nécessairement un chef d’œuvre ; etc.

Contre un poncif moderne, il peut donc y avoir des œuvres sans trauma, et de l’art sans folie. L’équation romantique est fausse, ou du moins impossible à généraliser. Tous-tes les génies sont différent-e-s, ou encore mieux : le génie, ça n'existe pas. Alors c'est vrai, James Jean laisse place au subconscient dans son travail, et cite Henry Darger comme une influence majeure. La folie de Darger est intimement liée à son art, mais cela n'est pas vrai pour James Jean, et encore moins pour l'art en général.

Il existe une infinité de rythmes de production différents, et l’artiste n’a pas besoin de souffrir le martyr pour être hyperstimulé : ses organes hypersensibles et ses recherches passionnées suffisent. Au contraire : des nuisances faibles mais constantes éroderont son énergie et son attention, un accident trop dur empêchera une autre de continuer, ou encore, telle relation aura un effet strictement délétère sur telle œuvre. Une personne attentive et portée à l’effort reçoit déjà dans le simple contact avec le monde et ses propres souvenirs assez de matériau pour alimenter toute une œuvre artistique.

Devenir un pôle d’expérimentation et de composition - à soi ou en groupe - demande le plus souvent un mélange bien dosé entre la qualité de l'environnement et celle du regard-toucher, des rythmes intenses mais fragiles où alternent les temps de défi et de repos, de décantation et d'explosion, de lente imitation et de rupture. Le rythme de l'inspiration dépend donc de l'alternance des situations de danger relatif et celles d'épanouissement libre. Les "bons" obstacles "au bon moment" (juste assez stimulants, juste assez destructeurs) révèlent l'art comme le fruit d'un travail de longue haleine ponctué d'occasions à saisir, de chocs et de cycles, plutôt que le résultat immédiat d'une rencontre entre le don miraculeux du génie et une vie torturée.

Qui serais-je si j'avais rendu coup pour coup ? Que serait mon art sans cette maladie, ce défaut, ou mon enfance brisée ?... Parfois bien plus, et parfois rien du tout. La plupart du temps, la folie et le chaos de la vie personnelle de l'artiste ne deviennent productifs que si celle-ci ou celui-ci possède un véritable lieu de refuge, refuge imaginaire et matériel. Et s'il faut s'attendre que le refuge lui-même porte des traces du conflit ou du trauma, ce n'est pas dit qu'il s'en nourrisse ou l'intègre pour le meilleur.

Quant à James Jean, on peut certainement dire que son corpus ne serait pas le même sans les difficultés qu’il a connues : l'œuvre perdue aurait été de meilleure qualité, mais elle aurait aussi été toute autre – peut-être même qu’il y manquerait quelques réussites. Et pourtant, Jean répond, se connaissant, que ses épreuves auront été plus destructrice qu'inspirantes, et qu'il refuse qu'elles se trouvent au cœur de son œuvre.
 
 
 
 
James Jean a certainement trouvé un rythme pictural dans ce paradoxe : plus il se repose dans son art, plus l'art grandit et menace les conditions du repos producteur. Dialectique de l'organisme géant et de la soupe originelle. Mais ce n'est ni le premier rythme de James Jean, ni le dernier. Ce sera peut-être une "période" de l'artiste (tout comme la période noire précède la période colorée chez Odilon Redon - en lien tout aussi fort avec sa vie personnelle).

Et puis, pour être honnête, toutes ces images ont déjà leur vie propre : autonomes, indépendantes, pleines de coulures hasardeuses, à peine "tracées", offertes à un public qui se les réapproprient, ouvertes à l'interprétation et au remix, etc. Entre le moment où l'imaginaire soutient la liberté et celui où il la menace, les figures teintées de souffrance ont acquis d'autres significations, et l'artiste a eu le temps de conjurer les spectres du passé, de reprendre confiance et de changer d'adresse.

Assez de sentiments humains, assez d'humanité : il n'y a pas que ça dans la vie, loin de là... Plus que jamais, l'art de James Jean semble promis à une nouvelle métamorphose.

 
 

Suite et fin à venir dans "Note sur James Jean (3)", regards sur des œuvres en particulier, des influences et des échos .

EDIT (novembre 2014) : dans une belle interview de James Jean par Carolyn de CONTRAST, dont je n'avais pas connaissance lors de la rédaction de cette note #2, Jean précise son évasion vitale aux Philippines, et confirme plusieurs points que j'ai développé là-haut - sur le sentiment d'apaisement par annulation du désir, sur l'importance de la stabilité pour la production artistique, sa période actuelle de transition, et l'absence de miracle "créatif" ("Observation. Memory. Imagination.").

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