4 sept. 2011

[Thé] Thésis

Thésis

Tragédie absentéiste en un acte et une seule scène

THESIS                                 Princesse qui parle au vent et au fait de voir
ERYPHON                            Personnage absent qui s'observe et s'inquiète de ne rien voir
LES OISEAUX                     Comme le chœur : personne ne les écoute
PAKSEKATAROS              Pascal l’introduit dans son traité, amoureux vain, vaniteux

La scène se passe sur la terrasse du palais royal de Myrthe. Thésis, à qui la Pythie a révélé son destin de se transformer en statue et de tuer un prince, arpente le marbre en attendant son héros libérateur, Paksékataros, qui est aussi son amant. Ils sont frères et sœurs, mais ne le savent pas, et Paksékataros ne sait pas qu’il est de lignée royale. Eryphon, usurpateur minable et meurtrier du père de Thésis, brûlant pour Thésis, entre comme un courant d'air.

Acte I Scène 1

ERYPHON, sans que Thésis ne l'entende – Ma captive, ma prison ? Tu es là ?

THESIS, se parlant à elle-même – Les navires passent sur l'horizon, ils sont au nombre de trois. La morsure du froid les rend presque invisibles. C'est l'air qui se densifie, il ne laisse plus passer la lumière. Vous, petits êtres lumineux, dessinez-moi le vaisseau de l'amant ! Soyez phalange, contre-attaquez, venez à moi avec votre or précieux, que je voie toujours ces hippocampes ! Les trirèmes s'estompent. Venez à mon secours petits fées blonds, afin que mon attente n'aille pas se noyer ou dans le ciel ou dans la mer, avant de mourir dignement de l'arrivée de mon promis !

ERYPHON – Thésis, me voilà. Tu m'appelais tantôt, pour me dire ta haine et tes remords ?

THESIS – Oh ! Un revenant. Encore plus lâche que vos soldats, vous n'apparaissez que lorsque je disparais.

ERYPHON – J'ai réfléchi, il vaut mieux que vous mouriez. Cela ne vous coûte pas beaucoup, et c'est beaucoup pour moi. Pense aux autres, Thésis, prends ces pillules. Avale la vie. Guéris ta langue de sa vindicte, sois délivrée de ton génie. Ne pense plus au reste, du reste il ne reviendra plus. Lui, surtout, ne viendra plus. J'ai fait disposer des gardes invisibles tout autour de l'île ; ils brillent d'un vide si parfait qu'Ulysse lui-même s'en irait, voyant bien qu'il n'y a rien à voir ici. Il n'y a personne sur cette île, c'est ce que penseront ces matelots. Il n'y a que les petits pas des petits rien, personne, jamais, enfin tu m'as compris.

THESIS – Les navires ont disparu, les derniers survivants d'or le disent à mes yeux. Ils sont comme ces mensonges d'étoiles qui assurent que l'étoile est ici ou qu’elle est là, mais la réalité, c’est que son trou dans la voûte céleste est déjà rebouché : noir, plein comme jamais. L’âme s'est perdue en la masure du temps, l'azur est amer, mais pas assez pour faire fondre l'essaim des écrivains de rien. Coléoptères graisseux, et la mer est usure pour mes yeux fatigués. Je me fatigue, c’est souvent ... Ah, pourquoi ai-je dûe être enlevée par un vieil insulaire ? Le continent n’a-t-il pas assez de satyres ?

ERYPHON – Cesse, Thésis ! C’est assez de sottises, enfin ... Ce n’est tout de même pas compliqué ... Sois gentille à la fin, soyez un peu tragique ! Vous manquez de sérieux, vous déprimez tous nos textes. Je ne vous demande qu’une petite victoire, ce petit don de soi, pour mon petit ensemble. Que mon histoire se tienne. Allons … Un roi, même un faux roi, ne supplie pas. Ne m'obligez pas à montrer que je ne suis pas même une contrefaçon.

THESIS – Quelle vie voudrais-tu que j'avale, ô carton tyrannique ? Cette vie qui s’est déjà perdue entre l'éther et la mer ? Une ligne fade qui se tâche de transparence. La ligne roule des gros yeux, confondue à la houle, elle pleure à gros bouillons, sans aucune tenue. Les berges de l’Élysée sont recouvertes de peaux sales ou de crânes. Les bergers du ciel sont muets. Les héros de l’antan se sont noyés, mais le dernier résiste, il boit la tasse, ressurgit, échoue au bon rivage, porté par un tiède courant, un dieu, comme d’habitude, en mal d’incarnation sordide. Ils ont toujours du mal avec les odeurs ... Je ris parce qu’il m’est arrivé de croiser Apollon déguisé en rosier. Il puait. La sueur. La sueur de dieu c’est quelque chose, vous savez Eryphon ? Mais lui, lui... Il ne sent pas la sueur : sur son torse bronzé, des égratignures brûlantes, causées par les serres d'une sirène et le feu de l'eau de mer. Des cicatrices ... Il s’approche, je les lèche ... Soudain il me saisit la main, et ils s’en voguent au loin ... Il n’y a qu’un seul homme qui emmène ma vie au loin ... (un temps) ... Tu vois ? Je peux la jouer tragique, mais je suis presque noyée dans le kitsch ... (un temps) ... La soupe du monde. Le petit cœur de la princesse qui fait des bulles. Je barbote dans le bain avec un séraphin et un scribeux.

ERYPHON – Si tu consens à mourir, j'ordonne à mes gardes de laisser ton amant passer, et tu auras ta petite scène d'agonie, de passion : ce sera grand et chaud, humide. On tirera même le rideau. Autrement, ton amant devra se défendre, et je te préviens ! La lutte sera féroce ! Réfléchis bien, je te laisse les pilules ici. Juste là, sur la table basse qui est sur la terrasse, qui est sur l'île de Myrthe qui est en bas de la mer centrale … Au cas où tu pensais revenir de tes songes éveillés : ton corps s’y trouve aussi ...

THESIS – Ha. Ha. Tu n'es pas drôle. Je ne te donnerai pas cette défaite – elle est digne d'un traître : le traître peut bien se vanter de mettre en péril le principe du héros, mais toi tu outrepasses les règles du mauvais. Je n’aime pas le mot médiocrité, si banal, si bourgeois (les bourgeois seuls s'en servent pour cracher sur le bourgeois) – bourg, Boers, voilà des mots laids. Ils veulent dire : c’est mauvais, c’est pauvre – c’est l’orgueil pataud et hargneux, un peu lâche. Eryphon, allons ... Ce que tu es n’est pas mal, et encore moins le Mal : seulement mauvais. Alors que les traîtres, eux, sont acteurs ; et puis sans traîtres il faudrait aller bien plus loin. Bien trop loin.

ERYPHON – Oui. C’est une banalité. Le traître permet au juste de l'être. La ligne torve d'une vie infidèle est faite d'une longueur plus grande, à longueur de temps égale. Lorsqu'on déroule un traître il se révèle très long, très compliqué. L'homme juste, le bon roi, lui, n'est que la droite du point de sa vie au point de sa mort. Il a fait le chemin le plus court. Mais il y a pire : le saint. Lui, il prend un raccourci, il trouve le moyen d’évoluer sur une orbe. Il tord l’espace-temps autour de lui pour que sa droite soit plus courte encore que celle du bon. Le traître craint, il regarde la vérité en face et décide contre elle, comme un tyran fou explore, expérimente, for the sake of free will, et il se perd toujours : c'est ce qu'il veut. Il se croit double et tente même de doubler les dieux, se doubler soi et son destion, il est plus insensé qu'un lâche, mais moins sot et plus vrai. A moins qu'il n'ait pris une porte dérobée. A moins qu'il n'y ait des traîtres faits de lâcheté : des traîtres incomplets, des traîtres nés de la peur ...? C'est une idée de personnage. Plus tard. Pour mon rôle, il faut que la révélation soit celle-ci : partir en retard, traînasser, errer, ouvrir un cagibi par hasard et trouver là le but, ouvert, devant soi, par un bug de la matrice...

THESIS – Qu'est-ce que tu racontes ? N'esquive pas le sujet avec des mots qui ne veulent rien dire. Oh, et puis je me fatigue pour rien... Je dois être en forme pour mon sauveur... Laisse-moi.

ERYPHON – Alors c'est ainsi ? Je trahirai où nous sommes avec un petit cri d'étourneau (le tien !), il l'entendra et il viendra, et son sauvetage sera plombé, trahi : j'aurai moi-même signé mon échec ! Un coup porté sur toi et il aura été, malgré lui, mon dernier mot d'auteur !

THESIS – Oh, une fois pour toutes ! Ne te prends pas pour un damné : je signifiais que tu n'en es pas un. Pas même un traître à condamner. Eryphon... Je ne t'en veux pas. Je ne t'en veux pas, mais tu aimerais tellement ... Pas même l'acteur de ton échec... Ni méchant, ni chef... Tu as mon amour le plus tiède.

ERYPHON – L'amour le plus tiède. La pitié. Tu me rends fou. Faut-il que je te vole ce cri, d'un coup ? Que j'aille plus loin encore ? Que j'insère mon i grec entre l'o et le v ?
THESIS – Tu vas trop loin. Garde-toi d'essayer. Tu n'y arriverais pas.

ERYPHON s'empare de la main de Thésis – Donne moi ta main.

THESIS – Ah ! Non !

ERYPHON – Tu ne feras que ce que je t'ordonne, ton nom sera connu pour celui d'une reine, d'une statue, d'une colonne fière.

THESIS comprenant – Oh. Ah.Je ne peux pas résister.

ERYPHON – Quelle docilité, Thésis, tu m’enchaînes, je ne peux pas. Tu m'empêches vraiment d'être ignoble, tu me coinces et jusqu'au bout, tu me prives de la fin. Je n'ai pas même réussi à faire un nœud à ce cheveu. J'ai conscience que ton texte est mauvais Thésis, mais ne peux-tu pas y mettre un peu du tien ? Cette partie-là, en bleu, sort du schéma : tu dois y passer en silence, dessous, de sorte qu'on ne t'y remarque pas. Le silence étincelle, son métal te cachera.

THESIS – Reste dans l'ombre, Thésis … On te verra mieux. Ton texte est amusant, mais j’en suis sortie il y a des millénaires, et par décret divin.

ERYPHON – C'est cela.

LES OISEAUX – Eryphon et Thésis, jouant le jeu du tout et du rien, de « ce-qui-a-de-l’importance-n’en-a-pas »,  n’ont pas remarqué que dans la rade les vaisseaux sont arrimés, que les ancres râclent le fond des criques, et que de nombreux milliers d'hommes débarquent, du soleil plein les yeux, le sel de leur sueur et de la mer mariés sur leurs torses. Ils arrivent de toute la Grèce, la ruse d’Eryphon a échoué, l’hoplite consulta la sirène. L’invisibilité n’a pas déjoué le flair de la prêtresse ailée. L’hoplite a payé la sirène, il a payé de sa personne - et si nous n’étions pas de simples oiseaux dépourvus de tout sens moral, nous dirions qu’il y a là quelque chose de pas très catholique. L’hoplite a débarqué, il tue un garde en n'y pensant pas, en jette un autre dans un trou qui se referme aussitôt. Il arrive pour Eryphon, il arrive pour Thésis.

ERYPHON – Crois-moi, la chasse a assez duré. Je te promets les robes, les civils enflammés, les ivresses, le parfum, des places et des jardins. Sois là, sois juste là, debout sur ce point qui ne prend pas de place, toute là, contre moi. Que je ne meure pas en martyr.

THESIS – Car tu n'en es pas un ?

ERYPHON – Ne te moque pas.

THESIS – Je vais te dire ce qu’il en est, je refuse de choisir entre les pillules ou le roi, c’est trop nul, c’est si peu moi, c’est si peu toi. Tu me crois capable de t'attaquer, de te résister et de croire, tu me crois semblable à toutes ces héroïnes qui font éclater leurs révoltes niaises quand l'ennemi donne le choix. Mais je sais que tu n'en es pas un, tu n'es pas un ennemi. Tu es beau, et bon, Eryphon. Un moment, tes textes m’ont séduit, ils sont si maladroits. Seulement Thésis n'est pas pour toi, ni la potiche ni némésis. Ni ton amie. Elle est un regard tendu entre Myrthe et l'horizon. Une corde tressée par un dieu patient et futile. Thésis n'est pas une âme, Thésis est une vague, cette forme mouvante et sûre, aussi insaisissable que pudique, aussi morte que vivante, l’onde bénigne. Thésis ne se défendra pas et tu ne peux pas non plus la toucher ! Une poussière qui s'est posée dans ton bel œil, Eryphon, c'est Thésis, c'est que tu te blesserais toi-même en l'approchant. Tes gros doigts bienveillants et inconscients ne sont qu’un contre-temps. Ne pas se révolter, c’est la marque des dieux, se révolter, c’est la marque de l’orgueil – agis avec intelligence, dans le calme et tu sauras quel beau destin tu as devant – coupe les amarres – alors jamais je ne serai là, plus jamais Eryphon. Tu seras libre, par pitié : ne précipite rien dans la bêtise des enfants gâtés, des esclaves arrogants ou des démons gâteux. De ceux qui se renfrognent ou se referment, l’huître n’est pas une belle métaphore, je t’en conjure, ne t’obstine pas – et ne crois pas non plus que ton aveu soit un exploit. Nous sommes des parallèles. Nous ne perçons jamais la coque l'un de l'autre. Je te parle pour jouer, mais tu auras oublié si tôt tout cela, le meurtre de Papa, ton ambition naïve, ton envie d'être vu, remarqué, accepté, aimé, tout ça - Oh ! Que c'est banal. Et en plus, tu me laisses tout expliquer, à moi, la fille ? Être une femme et expliquer le besoin émotionnel, c'est si peu antique, si post-moderne, si minable, si ... Mais ne le prends pas mal ... Au fond tu ne mérites aucun mal - j'espère que certains prieront pour toi, qu'ils t'aideront - tu grandiras. Mais Papa mort, nous pourrions bien aller à notre perte plus vite que prévu. Eryphon, qu’as-tu courbé l’espace dans un sursaut inconscient pour que je te rencontre ... Ton entreprise est une erreur, non pas une méprise, non pas un quiproquo, non pas une intrigue ni même une aventure. C’est un rien désagréable qui fait tout pour être quelquechose. Ton regard est enfermé dans l'ombre, dans la pupille, tandis qu'au-delà c'est l'océan, et qu'ensuite encore c'est la virginité. Je suis au-delà de l’océan,  et quand la vie sera revenue, ton œil sera un : ténèbres. Et la mer, qui vient à nous en ce moment, et ma pureté, qui bientôt va s'en aller ... Ils ne te laisseront qu’un regard noir. Un trou béant. Beau, profond, va, et cherche-toi une couleur et une pureté à posséder, qu'elle te possède avec ses deux bras noisette et blanc, sinon tu n'auras plus rien lorsque je serai partie pour avoir des enfants. Tombe amoureux d'une de tes servantes, je ne sais pas moi, vous savez si bien provoquer cela, vous les cristaux virils. C'est triste un regard qui a perdu sa couleur et sa blancheur, c'est un œil qui ne voit plus que l'ombre, c’est la paupière fatiguée qui succombe à l’azur, qui retourne à sa grotte et à ses rumeurs car elle n’a pas accepté d’être contrariée la veille au soir – une fleur qui ne s'ouvre même plus au soleil. Ton malheur a été de me voir : j'ai été dans ton œil, et entre toi en moi a surgi un tiers absent, pour que le plein et le vide ne se connaissent pas, ce tiers absent est ce bleu-là, qui disparaît avec moi. Je le contiens, ne l'oublie pas, tandis que toi, tu n'es qu'absence. Je suis plus que le chrome, je suis toute la couleur, tu es moins que le chrome : les couleurs en sont les reflets.

ERYPHON – J'entends des bruits de combat.

THESIS – Enfin la vague va se fermer, une boucle. Suis-je belle, Eryphon ?

ERYPHON – Que n'ai-je fait pour mériter cela ? Quelle verrue, quel jeu ou quelle vibration me sépara des grands héros ? Quelle insulte mon corps a-t-il fait au monde pour que j'en sois reclu ? Par quel extraordinaire défaut mon anonyme existence a-t-elle irrité le ciel ?

THESIS – La blancheur de la vague éclate toujours dans le fracas, la guerre approche, j'en suis le lys.

ERYPHON – Tais-toi, Thésis.

THESIS, cri strident – Paksékataros, à moi !

ERYPHON – Quelle vaste blague, la vie ... Ton discours Thésis, ne crois pas que tu t’en tireras ainsi – parce que j’ai vu le courant dévier, les mots devenir aigus – ne crois pas que tu es si innocente – même si tu as compris si bien qui je ne suis pas. Par Chiron, une attaque – si c’est Ganymède qui a trahi mon lieu secret, il le paiera – Phaéton, guide mon bras !

THESIS et ERYPHON – Phénix !

Les soldats de Paksékataros entrent et tuent les gardes du palais. Eryphon se jette sur eux mais s’empale sur la lance de Paksékataros.

ERYPHON, agonisant – Je serai Shakespeare ou rrrrr ... (Il expire sans pouvoir finir sa phrase)

Thésis se transforme alors en statue titanesque de marbre blanc, qui s'écroule sur Paksékataros qui s'écrie :

PAKSEKATAROS – Enfin recouvre-moi, le héros du presque qui tua rien, lance levée, fait donc advenir ça, toi monochrome, moulage parfait, de ce qui manquait à ma linéarité, la ligne n'est sauvée que par le plein écran blanc, écrin ! MATHÉMATISE-MOI MON AMOUR !

Epilogue

Tous renaissent et vivent heureux dans la palingénésie. Scène de banquet (avec le père des deux jeunes, son meurtrier, les oiseaux, Pascal et Socrate qui discutent allongés). Ils peuvent aussi se transformer en polyèdres de polystyrène géants.

Pendant que les acteurs saluent, Eryphon peut garder sa lance plantée dans son ventre, et gêner les autres acteurs en faisant demi-tour. Donner l’impression qu’il est détesté jusque dans la troupe.
Des complices dans la salle peuvent le huer lors des salutations individuelles.

1 commentaire:

Dîng de Fatrasie a dit…

Waow. C'est juste génial. Pour tout comprendre, je relirai.

Je trouve ça excellent, d'autant que j'adore quand en littérature un mystère me dépasse : à chaque fois que je relis, je découvre autre chose.

Y en a d'autres des perles comme ça cachées dans ton ordi ? On demande à lire !