12 avr. 2013

[Poékogi] Composé de passé


Parfois, j'aimerais pouvoir dire des choses comme ça

Je me sens composé de tissus, de cellules, d'animaux, d'amis et de parents - de fluides et de textiles, de style et de textes, lus, relus, via l'héritage des vies qui me donnent vie : un au-delà concret, rugueux, lisse ou brûlant

Si je me sens absolument composé par mon passé, ce n'est pas comme une somme d'expériences individuelles - ce n'est pas comme une réserve d'émotions privées, ni comme une chambre d'enfant au verrou subjectif

Si je correspond exactement à mon passé (que mon avenir, donc, ne peut aller qu'en des chemins que mon passé traçait depuis 'toujours'), c'est comme une série d'arbres et de fruits qui mûrissent, saisons après saisons, se composent de lumière et de terre pour tomber, naître encore et se nourrir du sol, de l'humus, d'eau calcaire, d'autres passés en décomposition, ou encore : je n'est qu'une éponge

Né des fruits d'une culture qui me précède, j'assimile pour exister. Cette culture pleut des générations, coule sur mon corps et l'imbibe, coule dans mes veines, et je commence, bien avant d'y penser, par le simple fait d'être, à montrer aux enfants légèrement singuliers, comment boire, où boire : une culture réelle se transmet, ou meurt (il n'y a pas de livres s'il n'y a pas de lecteurs - les pierres parleront si vous ne parlez pas, mais elles parleront comme des pierres !)... Raising children is all we have

Si je me sens éternel, c'est moins sous la forme d'une âme individuelle que comme l'embranchement d'une lignée, du moment que je comprends : fait des brins d'autres lignées, de l'extérieur, jardin ouvert aux herbes folles, à la tempête, au ratage, embranchement interminable, inachevable, résilient et pourtant "mortel" (un jour je changerai au-delà de toute reconnaissance : ma mémoire, c'est-à-dire mon identité subjective et intersubjective, ne sera plus)

Concrètement, c'est comprendre que toute identité a un début et une fin hors de soi, hors de l'idée qu'un dieu ou Dieu se fait de soi. Au lieu de croire que tout découle de moi, que tout commence avec mes droits, mon avis ou mes choix : se sentir né de flots (écume III), non d'une idée, se sentir composé de courants, absolument, se sentir confluence, toute entière, tout entier confluence

Contre le "je" du passé-composé qui dit "j'ai" avant tous les verbes qu'il conjugue, je m'avoue composé de passé. En arrêtant "j'ai fait", "j'ai dit", ou "j'avais déjà", voilà qu'on palpe du rayon, des courants, des pollen. Je suis alors un composé du passé, une liasse, un faisceau ou une gerbe cueillie trop tôt, trop tard, ou pas du tout - et je ne suis ni la fin ni l'origine de ce qui me lie ensemble - ce qui lie me ensemble !

Est-ce là un basculement vers l'auxiliaire être, le verbe d'état, la voix passive pour une voie de passivité ? Est-ce me déposséder de toute initiative, nier que je dirige mon devenir ?

Oui, en un sens, carrément. Je ne suis pas l'alpha ni l'oméga : plein d'autres choses me forment avant que je réponde un mot ; avant de posséder quoi que ce soit, je reçois tout. C'est humiliant pour toi et moi, pour tout égo sur-gonflé : le verbe "humilier" vient du latin 'humus-ligare', littéralement "lié à la terre", lié au compost feuillu, ce symbole de la soupe fertile du monde. Nés de poussière... et quelle poussière

Pourtant, se savoir composé d'ailleurs, c'est prendre au sérieux la mémoire, la prendre à bras le corps, c'est-à-dire sans passivité : l'action ne disparaît donc pas. Si le passé me compose pleinement, il compose en trop-plein, en surabondance, donnant lieu à des configurations uniques, de l'imaginaire, un potentiel nouveau. Maîtriser mon passif, l'embrasser, c'est grandir, et grandir en pouvoir. Au contraire, l'illusion d'une liberté immédiate - auto-créatrice - obscurcit le rôle de la mémoire et du passé, et obscurcit donc les sources du possible. Libre en tant que composé, ou sur-dé-composé, dans l'occasion unique (kairos) - non pas libre dans le vide car le vide asphyxie.

Même lorsque l'égo présent se penche sur son passé et l'organise, plein d'oubli et de désagrément, il compose des histoires, composées d'autres histoires, les arrangements rétroactifs de l'idéal, les retouches affectives du temps perdu, l'enfance unique mais pleine de monde (pleine à craquer du monde qui me surdétermine !). Toute histoire particulière puise ailleurs et compose, recompose, plante, arrose, mais ne crée ni les graines, ni les fleurs, ne commande pas au vent ni aux saisons. Drogués aux envies égoïstes, aux rêves d'autonomie, on oublie vite l'importance des forces élémentaires, la teneur composite de toute identité, la matière fragmentée du récit, du souvenir, l'énergie propulsive, l'inertie de l'enfance

Car "je" n'existe pas hors des collages, des histoires après-coup, de continuités relatives, et si j'ai cru à "mes rêves", c'était un sédatif dont l'excès empoisonne : je croyais tailler mon œuvre, c'est elle qui me taillait ! Et me taillait au nom de l'Univers

Je suis une somme poétique, à la limite, une singularité dont le miracle tient à la totalité de l'être, pas à l'individu - non pas un miracle du "comment moi-ici-maintenant", non pas le mystère technique d'un tissage individuel, mais la beauté de ce tissage, le mystère "qu'il soit", ce tissage, et qu'il ne soit pas muet

qu'il continue au-delà de lui-même

fragile

infini ?

Ça me traverse un instant, et puis je me dis que l'image est trop floue, trop kitsch et qu'elle n'avance à rien. Elle est même un peu risquée pour un chrétien (évince l'âme éternelle, rend l'Esprit invisible, des accents spinozistes ?)... Et puis l'heure est au glitch, au hasard, si l'on tient vraiment au végétal c'est dans la mutation qu'il faut donner, mais pas dans la culture - alors je cache vite tout ça quelque part sur Internet

avril 2013    
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