19 juil. 2012

[Kwot] Superliquide (Cécile Mainardi)


Dans la première partie de Rose activité mortelle, Cécile Mainardi esquisse les propriétés physiques et affectives d'une molécule imaginaire, ou d'un état imaginaire de l'eau : l'eau superliquide.

Une métaphore aqueuse, évasive, coupante, sans épaisseur, pour les capacités hors normes du langage écrit, la production de signification faussement normale, sous la couche des habitudes. L'eau superliquide n'est pas une fiction à proprement parler, plutôt une image vérace et opératoire de la poésie elle-même : cette image pointe le décalage bien réel entre l'identité objective visée, supposée ou projetée, et le champ plus large (potentiel ?) des effets, réactions, interactions  stylistiques et sémantiques.

Extraits choisis :
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«  La première phrase qui parle d'eau superliquide s'en remplit, c'est comme ça. Puis perdant son équilibre, elle s'incline vers une deuxième où elle se déverse, que cette deuxième phrase parle d'eau ou pas, qu'elle existe ou non, pourtant elle chavire à son tour, pour aller reverser son trop-plein vers une troisième encore s'il s'en présente une...

En somme, elles se la communiquent comme une non-pensée, à la vitesse à laquelle on oublie à quelle phrase on en est au bout de trois qu'on lit [...], vous devinez alors / vous inventez le début d'une phrase (tout en veillant à ce que l'ensemble formé soit entièrement correct du point de vue de la grammaire) qui se terminerait par "et le monde monde", ou bien : "et l'eau superliquide eau superliquide", vous voyez, vous ne voyez pas, pendant quelques minutes vous lisez une solution possible que je ne propose pas  »
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«  C'est parce qu'il y a de l'impossibilité immobile qu'il y a des flaques, des morceaux de puzzle épars de ciel pour rafraîchir la surface du monde. J'y jette un bref regard du haut de ma silhouette enjambée. Je sais comme jamais qui je suis au seul galbe de ma jambe dépassant du cuir noir de mes bottines. C'est mon absolue identité fichée à l'envers dans le ciel [...]  »
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«  Il n'y a pas de perception qui ne soit imprégnée de souvenirs : dans la vue de l'eau superliquide qui s'écoule, il y a les anciennes images de l'eau superliquide qui s'écoulent. Il n'y a pas d'écoulement ni de phrase sans cela, sinon le verre éclaterait, sinon le texte serait déjà en morceaux. À la base même de notre connaissance du rythme, il y a cela »
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«  On a parlé de la mémoire de l'eau, selon laquelle l'eau qui a été en contact avec une substance conserve les propriétés de cette substance, alors que celle-ci ne s'y trouve statistiquement plus. Avec l'eau superliquide, c'est cent fois plus, et en même temps cent fois moins, qu'on se rappelle tout ce qu'on a voulu écrire à son contact sans le faire. Ça ne suffit pas à faire de ces écrits virtuels une substance / de cette substance des écrits virtuels.

Aussi, je me penche au-dessus d'un bac qui en aurait été rempli, et j'enregistre directement dans l'eau le mystère dévalisé de ma voix, nous sommes à la vitesse d'un sucre qui fond  »


Cécile Mainardi, Rose activité mortelle 
Flammarion, 2012, pp. 31, 33, 55, 57
 
 

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