10 févr. 2021

[Kogi] Réactive, produite, vectrice d'erreur : modulations de mon "identité"

 
« Nous ignorons profondément ce que nous avons vécu, "nous-mêmes". Combien de situations dans lesquelles nous nous sommes trouvé.e.s par le passé peuvent être reconstruites et analysées ? Les dispositions nouvelles recouvrent les anciennes comme des draps opaques, sans les effacer, mais sans que les anciennes soient accessibles, du moins volontairement. Les choses apprises et intégrées teintent puis corrompent et transforment la perception du passé. Ce n'est pas seulement que la mémoire nous manque ou nous trahit, mais plutôt qu'elle sert des fonctions tout à fait différentes, qui ne sont ni le passé ni le rappel précis, encore moins la vérité : parmi ces fonctions, il y a celle de maintenir le sentiment de "l'identité".

L'idée de notre "identité", à défaut d'être simple, est généralement consciente – c'est-à-dire qu'elle surgit et traverse nos moments lucides. Elle est pourtant le produit de fonctions complexes qui elles ne sont pas conscientes, ou seulement partiellement, et seulement une fois étudiées, traduites et transposées dans un modèle conscient. Mon identité personnelle accumule des objets, humeurs et atmosphères qui reviennent, en lien avec des objets extérieurs qui sont identifiés ou non, avec ou sans efforts  elle surgit des comparaisons et des assemblages des souvenirs, tente de rendre les actions cohérentes en mêlant les désirs à des raisons sociales et les inductions causales à des valeurs qui me plaisent, largement capables d'y intégrer des rencontres, des changements et des aléas.

Le "moi" n'y est pas pour grand-chose dans la reconnaissance et la stabilité, bien qu'il soit parfois présenté comme la cause productive : au contraire, il s'agit d'un produit final et versatile dans un flux d'expériences aussi bien anonyme. On ne dira pas "premièrement anonyme" : c'est une question de perspective, mais cela seul suffit à mettre le savoir, l'identité ultime, et la possession totale en question. Notre cerveau et notre environnement soutiennent ces récurrences, et je défie quiconque de savoir qui elle est, qui je suis, qui "on" est, une fois ses amitiés volatilisées, ses objets disparus dans les bombes, ses journaux et ses messages partis en fumée, ses lobes frontaux ou son hypothalamus un peu trop secoués, et sa langue maternelle morte. [...]

À un niveau encore supérieur, nous constituons des histoires, des narrations, sur les modèles donnés par nos milieux, et cimentons celles-ci dans nos comportements, aidé-e-s dans les rencontres, des objets extérieurs, un environnement connu et familier. Nous comprenons naturellement que nous sommes produits de cette manière, et nous ressentons même parfois, dans les moments de crise, de douleur ou de changement, à quel point "nos" pensées lucides sont faites de réponses, de réactions, plutôt que de décisions et de créations, et à quel point "ma" personnalité est le produit de divers sous-traitements. Noms et prénoms, mythologies familiales et idéaux : rubans, élastiques et ficelles qui s'usent, changent de matière et se découpent. Des forces de tension que nous maîtrisons en partie. L'identité construite n'est pas malléable pour autant. [...]

Ce serait une erreur profonde de dire que 'l'identité n'existe pas'. Ce qu'il faut rétablir, c'est sa description, son mode de fonctionnement, sa relativité, et non sa réalité ou son importance. Même si elle nous amène à surestimer notre compréhension des choses, notre unité de destin ou de caractère, notre cohérence morale ou psychologique, et notre importance dans le monde, c'est une idée puissante qui possède une fonction réelle. En fait, le complexe de "mon identité" est puissant et réel parce qu'il est plastique, parce qu'il est capable de me faire surestimer mon auto-compréhension, ma cohérence, mon importance, etc.

Il n'y a aucun problème à parler de "qui je suis" ou de "mon" identité sous des formes dynamiques, complexes, aussi bien descriptives que productives. Ce qui est contestable, c'est la force ultime du "même", de son intensité : il faut insister sur la fragilité de toute identité au regard d'autres forces, et la dépendance absolue de cette identité face aux conditions psychologiques, écologiques et matérielles. Ce sont les impressions enflées de savoir et d'auto-suffisance qui accompagnent souvent l'idée de mon identité, et qui la rassurent, qui sont confuses et dangereuses. De même pour le sentiment d'appartenance : on ne conteste pas son importance (généralement) cruciale pour les forme de vie que nous sommes. C'est la domination de l'identité d'appartenance qu'il faut critiquer, en pointant du doigt les violences qui se produisent lorsque l'on croit trop fort à sa nécessité, surtout couplée à l'idée d'identité continue.

Parfois nous avons du mal à admettre la fragilité de l'identité. D'autres fois, c'est le caractère mélangé, subtil, partiel du "je" qui se perd dans l'image et le discours : après tout, ce compte-rendu en demi-teinte est suprêmement décevant. Nous pensons que c'est aussi pour tout cela que nous tombons dans une caricature ou dans une autre sur "qui nous sommes" : nous voulons une réponse plus frappante et plus tranchée à "qui je suis" : l'identité serait alors totalement irréelle et illusoire, ou entièrement plastique et malléable, ou directement reliée à l'identité héréditaire, culturelle ou familiale, ou au sentiment d'appartenance (tant qu'il est agréable), ou bien on cherche son identité profonde et cachée, ou bien on se rabat sur l'identité d'un type, suivant le signe astrologique, des symptômes, des tests de personnalité, etc. Les catégories sont utiles et nécessaire pour décrire, et même pour accepter que "tout le monde n'est pas comme moi". Mais elles ne se valent pas toutes, et surtout, ne sont pas suffisantes pour apprécier la multiplicité, l'incohérence interne, ou approcher la différence des autres de manière qualitative. [...]

Tout ce que nous avons, ce sont des continuités relatives, des élancements de l'image de soi-même, des collages et des raccords, eux-mêmes tissés ou déstabilisés par des échos, des impacts et des intuitions qui ne doivent leur existence qu'à un système de mémoires fonctionnelles, incarnées, involontaires, des mémoires nerveuses complexes qui doivent être nourries en continu pour rester fonctionnelles. Nous sommes extrêmement nuls et nulles, (encore) dépourvu-e-s de moyens fiables pour nous projeter dans des expériences qui ne sont pas proches ou profondes, en contact avec nos propres expériences mémorisées : nous sommes nul-le-s en différence. Notre ennemie est la surestimation chronique selon laquelle "mon" assemblage présent constitue l'ensemble ou la normalité, et la sous-estimation chronique des autres assemblages, que ces derniers "nous" aient été connus, ou se trouvent toujours-déjà loin au-delà de nos capacités d'imagination.

Cela ne signifie pas que nous sommes nécessairement seul.e.s : il faut vraiment se croire très spécial pour imaginer devoir être seul quoi qu'il arrive. Il existe des ressemblances physiques, des proximités de situation, des partages, des clonages, des systèmes d'uniformisation culturelle et de communication : après tout, c'est aussi à cela que sert l'identité sociale et à cela qu'aboutit le fait de la reproduction. Au-delà, nous arrangeons des moyens d'extrapoler, des langages nouveaux, des traductions, des implants, des opérations, et nous vivons des moments de crise, de mémoire vive et d'immersion imaginative. Mais ne vous y trompez pas : ce n'est pas la norme, ce n'est pas facile, et tout finit dans l'habitude, qui balaye ce que vous étiez (vous ne le croiriez pas !) et l'ombre des autres, au nom de votre identité.

Et si nous ne sommes pas souvent capables d'embrasser les multiplicités qui se succèdent au long d'une vie, comment serions-nous capables de dire ce qui est possible, qu'il s'agisse d'arrangements de temps, de corps vivants et d'espaces – qu'il s'agisse d'expérience sensorielle, affective, sociale, morale, esthétique, ou de l'expérience encore autrement ? »

Modulations sur "mon identité" (réflexions néo- et non-humiennes), 2021

img : Mutastaz, Invidation




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