10 nov. 2017

[Psykogi] Devant soi-même (2)


Ce moment où il ne combat plus rien d'extérieur. Il aura mis le temps, et encore, rien n'est gagné. Ce moment où il sent et sait, sans le vouloir, qu'au-delà d'un certain point – un seuil atteint – ses raisons deviendront définitivement des excuses, et ses revendications légitimes se changent en imprécations ridicules.

Mais il est perplexe, il résiste : "NON ! Je ne me suis pas apitoyé : j'ai pris soin de me battre... Et je ne l'ai pas caricaturée ! J'ai pris soin de corriger mes réactions, dans un sens comme dans l'autre, j'ai retenu ma rage et limité ma parano... Je l'ai prise en compte, j'ai... Tous ces efforts, mais je devais apprendre à dire non ! à poser des limites !, peux pas renier ça, ni accepter qu'elle ait..."

Il commence à sentir que tout ça ne change rien. Ce n'est pas qu'il ait eu entièrement tort, ou qu'il n'avait aucune raison d'avoir la rage, ou qu'il n'ait pas fourni d'efforts réels, que son investissement ait été frauduleux, insuffisant, ou mauvais. Il a certainement manqué de prendre au sérieux certaines choses, il a discrédité, blessé à tort, lui aussi – mais ce n'est pas cela non plus. Ce n'est pas qu'il ait eu tort d'apprendre à dire stop, ou qu'il n'ait eu aucun mérite, ce faisant. Mais ces choses ont été établies, reconnues en partie, et passé le point où il se trouve, doivent être dépassées car elles le peuvent.

Sinon, s'il s'obstine, ce sera à lui d'être faible, lâche, et un poids pour lui-même. Ce moment où il doit se vaincre lui-même, et que personne ne l'y force plus, que rien d'extérieur ne le contraint à la souffrance et que personne ne lui impose ce combat ni ne l'attend dessus. Tout le monde a bougé, ou peut-être pas : cette question ne le regarde plus.

Ce n'est pas qu'il soit devenu une loque et qu'il comprenne qu'il doit se ressaisir : c'est très bien d'avoir réussi à ne pas devenir une loque et de s'être imposé de faire son lit et de se lever pour aller au travail, de ne pas s'être permis de faire du mal autour de lui parce que lui avait mal : c'était très bien tout ça, bravo mais on s'en fout. Regardez-le, c'est rare : à cet instant, il voit et sent qu'il est véritablement seul, et il débat (se débat) encore un peu avec lui-même, cherche à détourner son regard de cette pensée. Il sent avec terreur qu'il pourrait vraiment choisir d'abandonner la justice (contre elle, contre lui) et la perfection (contre soi, contre elle), et le combat tout court. Et ce serait juste et parfait, si ce n'était pas si difficile.

Ce moment où il se passerait bien d'être lucide, où il doit se défaire des légitimités et des mérites qui le plombent, en plus de se débarrasser de l'adversaire de fait (à tort ou à raison, encore une fois, on s'en bat), et non seulement parce que "elle" n'est plus elle : devenue spectrale et fantoche.

Ce n'est plus de son ressort. Lâche tout ça. Laisse tout en plan, car tu n'as plus aucune excuse. Ça y est, il pige enfin : ce n'est pas un pardon, ni un oubli du mal (d'elle, et de lui-même), ni un déni du bien (dont elle a bénéficié de lui, et dont il a bénéficié d'elle, tellement profondément – il oublie bien vite et trop souvent ce qu'elle a fait pour lui, ce qu'elle aussi a pu faire d'impossible pour lui).

Ce n'est ni un move tactique, ni une contre-attaque, ni une défaite : c'est une sortie. Une sortie de l'évènement de la séparation, une séparation de l'évènement. Une put*** de Aufhebung grandeur vécue, un vrai moment de liberté et de bonne foi sartrienne, un dragée de générosité cartésienne sorti de nulle part.

Shit happens. Acceptation, et si personne ne lui impose ça de l'extérieur, il ne peut plus se plaindre ni montrer du doigt : ce n'est plus le même jeu, et pour le moment, l'autre jeu, celui des rétributions, est hors-circuit (FIOU). Nécessité d'agir, de se bouger le gras, mais nécessité devant soi, hors de tout regard, de toute justification, qu'elle soit mauvaise, biaisée et nuancée, ou légitime, dehors de toute injonction, de tout reproche réel ou imaginaire, de toute compensation, de toute vengeance ou manigance externe, et sans aucune attente envers un-e autre ou l'avenir. Dehors soi-même, et face à soi, très seul. Ce n'est pas du tout amusant, et ça lui provoque sourire amusé. Ça y est, il y est.

À la limite, s'il y a quelqu'un en face, c'est une fiction impitoyable de soi-même. C'est le Major – Motoko Kusanagi, celle dont le cœur n'appartient pas, et ne t'appartiendra jamais – qui, impassible et sans être excessivement impliquée dans ton cas, te fout une gifle en pleine gueule et te dis froidement qu'elle n'en a rien à foutre de cette fille et de sa faiblesse réelle ou fantasmée, et de ce qu'elle t'a fait, ou pas fait, ou refait, il y a dix ans ou ce matin : là c'est toi qui l'agace et toi seul-e, et tu l'ennuies. Elle se fait chier, et la ville attend – avec son cortège d'indifférences : terroristes d'État, corporatifs, religieux. Offre-toi une faveur : fais-toi violence.

Mais regardez. Il patine, ou plutôt non : il a perdu le fil. Il a décentré son regard, il s'en est félicité un instant, et puis en un sursaut, retombé dedans. C'est le combat glissant et impitoyable :
1 - vous savez qu'ici l'ennemi, c'est vous,
2 - vous sentez qu'ici aucune victoire immédiate n'est possible,
3 - et vous sentez qu'une fois le dos tourné, le combat lui-même vous échappera des mains, l'arène se dissipera et s'effacera devant toute pensée de victoire, tout plan d'action, aussi bien tordu que légitime
Je ne plaisante pas : ce ne sont plus seulement vos vieilles gerçures, vos vieux plis et tricks cycliques, vos recours réflexes et vos psychiques signature moves qui sont en jeu, ce ne sont pas seulement vos réactions de défense ou d'ego qui vous aveuglent, mais aussi les combats légitimes, les leçons apprises dans la douleur, les espoirs et la recherche honnête de l'équilibre des torts, même ce que vous aviez admis et reconnu, ce que vous avez gagné de haute lutte, et le statut de victime que tout le monde s'accorde à vous reconnaître...

Tout ce qui vous occupe vous replonge dans le calcul et menace de recouvrir le seul défi, le seul effort qui compte : celui qui n'a aucun public, qui ne sera jamais reconnu, pris en compte ou récompensé. La base. Impitoyable. Et glissant.

Il sent que tout est plus simple quand il n'en a plus rien à foutre de lui-même, et passé un certain point, un certain temps, passé un quota de pages écrites en souffrant et de séance de psy et de kiné, il est arrivé là. Il se lâche la grappe, prend la décision (libre, seul) de ne plus avoir d'excuse et d'être absolument intransigeant envers lui-même.

Le moment où le rictus invincible et meurtrier, né avec la détermination de s'en sortir et de ne rien lâcher, né avec la rage de s'en sortir vivant et d'obtenir ce à quoi il a droit, fait finalement face à soi-même, à la tâche insupportable, contraire à son essence, de réinventer la vie, d'accepter de mourir, de passer à autre chose, mais ça ne vous concerne pas du tout, ça ne vous regarde plus.


— épilogue

S'il réussit à confirmer cette lancée par quelques victoires sur lui-même, il devrait sentir qu'il peut aussi abandonner la culpabilité née de l'abandon. Il commencera lentement à pouvoir arracher la seconde peau du mépris pour lui-même et disperser le nuage de voix accusatrices qui alimente cette peau exogène, cessera de se sentir coupable d'avoir eu des besoins, d'avoir demandé des assurances, d'avoir cru aux paroles dites et de s'être attendu aux promesses faites. Il n'a pas l'air d'avoir cette force pour l'instant, mais surtout, il a une autre tâche, une condition préalable.

Je ne fuis plus dans le non-humain (anesthésie), le fusionnel (fantasme), le souvenir souffrant (mélancolie), ni l'oreiller (régression) ; je suis impitoyable et seul juge, mais ne juge que moi-même. Fierté : être normal. Perfection : utterly unimpressed by moi-même. Défi et secret profond : je suis passé à autre chose (quelque chose m'a passé à autre chose). Bataille inattendue et interminable. Mais je suis patient. Mes têtes repoussent, et elles retournent à leur business. Je laisse les autres s'occuper des torts et des mérites, je suis à côté de ça : j'ai un univers absurde à explorer et une existence quelconque à parfaire.

< Face it, move on for your own sake
And since you're there
Be f*****g awesome >


début nov 2017

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