7 avr. 2015

[Poékwot] Quatrains (Omar Khayyām)


Dieu, le bon vin, les boucles de l'amant-e, encore le vin et l'ivresse qui va avec, la mort, la vie éphémère. Or, plumes, chair, cendres, rubis. L'argile philosophique de ces quatrains, toujours plus équivoques à la seconde lecture, et toujours moins frivoles. Le refrain sobre, flamboyant. L'évocation rapide, agile – polychrome.

Sur le plan doxographique ou doctrinal, rien n'est certain. Omar Khayyām, musulman pieux ou blasphémateur ? Religieux – et mystique ? Islam soufi, orthodoxe – ou athée ? Son amour du vin, une simple métaphore ? Son hédonisme – ascétique ou orgiaque ? Omar l'épicurien, le stoïque, le jouisseur, le désespéré ? La beauté à laquelle il s'accroche, est-elle immuable, hors du temps et indifférente, ou sensible, éclatée, volatile ?

Le destin que cette « Plume » a figé bien avant sa naissance, le concevait-il comme une fatalité astrale, comme le cours aberrant d'une poussière dans l'éther – comme le fragment incompréhensible d'une fresque ou d'un plan ? Quelque décret divin, ou encore l'arbre infiniment lent et ramifié – implacable et sublime – de la nécessité naturelle ?

"Suppose que tu n'existes pas, et sois libre" 

La mort est certaine et irréversible. Le décompte de notre temps est certain, et le nombre du compte est inconnu. Est-ce que la mort condamne à l'ignorance et à l'oubli – ou est-ce la mort ce qui nous libère ? La mort intensifie le silence du Dieu inconnu, l'absurdité des promesses de "miséricorde", des interdits dogmatiques, et des sacrifices transactionnels. Le pari de Pascal tient la route en principe, mais ses effets pratiques sont déjoués : Dieu n'est pas lisible, et les conditions d'accès à l'éternité ne sont pas certaines. Peut-être faut-il se montrer digne du désir, et de la liberté. Peut-être faut-il écouter les prêtres d'aujourd'hui, ou ceux d'hier, ou imaginer ceux de demain.

L'inexistence relative se plante alors dans le cerveau comme un métal chauffé à blanc qui neutralise tout désir. À moins qu'elle ne devienne soudain une force qui concentre les actes hors de soi, capable de libérer l'amour – et peut-être que cela ne dépend pas vraiment de "nous", volontairement.

Il faut donc relire de nombreuses fois ces Quatrains pour en goûter la force, en-deçà des thèses trop connues auxquelles on ne prête plus de substance, à tort et par un effet d'habitude. Relire pour y hasarder une cohérence personnelle. Choisir d'en isoler certains parmi eux, pour en trouver la force en-deçà des thèses trop connues, et pouvoir leur prêter l'expérience personnelle, si possible.

Voici ma sélection :
  

XXII

Khayyām, qui travailla aux tentes de la sagesse,
Tomba dans le brasier de la tristesse et fut consumé d'un seul coup ;
Les ciseaux du destin ont coupé la corde de sa tente,
Et le marchand d'espoir l'a vendue pour une chanson.

XLII

Quiconque arrose dans son cœur la plante de l'Amour
N'a pas un seul jour de sa vie qui soit inutile,
Soit qu'il cherche à aller au-devant de la volonté de Dieu
Soit qu'il cherche le bien-être corporel et lève sa coupe.


LI

Ma venue ne fut d'aucun profit pour la sphère céleste ;
Mon départ ne diminuera ni sa beauté ni sa grandeur ;
Mes deux oreilles n'ont jamais entendu dire par personne
Le pourquoi de cette venue et celui de ce départ.


LII

Nous serons effacés du chemin de l'amour ;
Le destin nous broiera de ses talons ;
Ô porte-coupe au doux visage, quitte ta pose paresseuse
Donne-moi de l'eau, car je deviendrai de la poussière.

LVII

Ceux dont les croyances sont basées sur l'hypocrisie
Veulent faire une distinction entre l'âme et le corps.
Moi, je sais que le vin seul a le mot de l'énigme
Et qu'il donne conscience d'une parfaite Unité.

LXVIII

Avant que  le destin te frappe à la tête,
Ordonne qu'on t'apporte du vin couleur de rose.
Pauvre sot, penses-tu être un trésor,
Et que l'on te déterrera après t'avoir enseveli ?

LXXVI

Ne laisse pas la tristesse t'étreindre
Et d'absurdes soucis troubler tes jours,
N'abandonne pas le livre, les lèvres de l'aimée et les odorantes pelouses
Avant que la terre te prenne dans son sein.

XCI

Ne suis pas la Sunnat, laisse ses préceptes ;
Ne refuse à personne le morceau que tu possèdes ;
Ne calomnie pas, n'afflige pas un seul coeur :
Je te garantis le monde à venir... Apporte du vin.

XCIV

Pour parler clairement et sans paraboles,
Nous sommes les pièces du jeu que joue le Ciel ;
On s'amuse avec nous sur l'échiquier de l'être,
Et puis nous retournons, un par un, dans la boîte du Néant.

C

Plein de désir, j'ai mis mes lèvres aux lèvres de la jarre
Pour lui demander combien longue serait ma vie.
Elle a collé ses lèvres aux miennes et m'a dit :
"Bois du vin, tu ne reviendras pas en ce monde".

CXXII

Pour celui qui comprend les mystères du monde,
La joie et la tristesse sont identiques ;
Puisque le bien et le mal doivent tous deux finir,
Qu'importe que tout soit peine, à ton choix, ou que tout soit remède.

  
Encore beaucoup d'autres que je n'ai pas choisis. Certaines pensées-poèmes bien différentes. Et encore Dieu, le bon vin, les boucles de l'amant-e, encore le vin et l'ivresse qui va avec, la mort, la vie éphémère. Or différent, cendres fertiles, rubis liquide, bois vivant, oreiller froid, béton chaud, air salé.

En-deçà des thèses trop connues, ces quatrains se prêtent à la relecture ; outils pour de nombreuses réflexions et pour l'expérience quotidienne. Tout est vain. Rien n'est important, et la sagesse elle-même relative et mortelle.


quatrains choisis de Omar Khayyaām (Perse, 1048-1131)
extraits de Les Quatrains


traduction depuis la traduction anglaise par Olivier Grolleau
sur livre fin et hautement portatif aux éditions Allia (2014)



 img : Tombe de Khayaām à Nishapur (Iran)

Aucun commentaire: