7 mars 2015

[Kogi] Complexes émoambiantiels et instrumentalisation poétique de la mémoire


Ma mémoire n'est pas un container à souvenirs visuels. C'est la matrice de mon présent et le matériau de mes attentes, projections et modifications imaginaires.

Une grande part de l'exercice poétique consiste à cultiver la sensibilité et la précision des rapports conscients avec les complexes ambiantiels, émoimmersifs ou substamporels de la mémoire (quelle que soit leur provenance : rêve marquant, balade urbaine dans "mon" quartier, immersion vidéoludique, rituel intime secret...), de manière à pouvoir infuser l'expérience présente d'expériences passées, les renouveler, en forger de nouvelles.
  
  
   
  
 
Tout personne douée de mémoire et d'émotion peut aiguiser ses capacités de remémoration, d'identification et d'évocation de ces ambiances temporalisées personnelles synaesthétiquement actives. Mais aussi améliorer la faculté de fixation de nouveaux complexes à partir du présent.

Pour favoriser leur cartographie intérieure et leur formation cristalline, chacun ses techniques et ses pratiques : tenir un agenda hebdomadaire coloré, une archive de musiques écoutées par périodes ou saisons, se promener régulièrement en étant attentif aux évocations et aux sentiments qui émergent et d'où, prendre 1 photo par jour avec un pola, faire chaque soir l'effort de se rappeler de la journée en détail et lui donner un "titre" qui rime avec la date ou le mois, adjoindre plusieurs romans ou 1 biographie stimulante à chaque année qui passe, aller à des concerts et des expos qui synthétisent la recherche ou l'esthétique d'une période, associer des œuvres plastiques, des parfums ou des fictions aux événements marquants, aux rencontres ou aux lieux.
  
   
  
  
Pour ma part, je suis particulièrement sensible aux différences de luminosité, au goût de l'air, à la respiration (diurne ou nocturne), à la météo, aux odeurs et parfums, à l'apparence des bâtiments et leur architecture interne, les couleurs de la végétation et de l'eau (qu'elle soit verte ou noire, pressée ou stagnante, baignade ou kayak). La balade méditative dans des lieux familiers ou inconnus est donc toute indiquée, intense et jouissive. Le "temps" de l'année m'est hyper important (par ex. : un souvenir intense me revient soudainement et sans raison apparente, jusqu'à ce que je réalise qu'il correspond à ce que j'ai fait il y a 1 an exactement, ou 2 ou 3, parfois presque jour pour jour !).

Quant à l'identification et l'évocation mentale des complexes chrono-phéno-substantiels, je leur associe des souvenirs visuels que je révise régulièrement, grâce à des archives datées de mon quotidien, des rencontres, des activités, pensées, immersions fictionnelles et intellectuelles correspondant à telle année, telle saison, telle semaine (en particulier : voyages physiques, musiques, romans, essais, articles, jeux vidéo, expos, films, images digitales, cartes à jouer illustrées ou reproductions d'art).
  
    

    
Revenir de temps à autre sur une période passée, seul ou en parler avec ceux qui étaient là, s'inspirer à nouveau de ce qui inspirait, considérer non seulement comment je m'y sentais, ce que j'y faisais, ce qui me nourrissait alors, mais aussi comment j'imaginais l'avenir et ce à quoi j'aspirais. Quel était mon rapport à la temporalité, qu'est-ce que je déployais derrière et devant moi, pourquoi, etc.

Les complexes émoambiantiels sont des outils d'inspiration puissants, tant pour l'élan et la motivation du travail artistique que pour leurs contenus et ressources en formes, en sentiments, en questions irrésolues ; tant leur constitution progressive que leur retour soudain, inattendu et enivrant au contact d'une ville, d'une ambiance ou d'une situation présente.

L'artiste instrumentalise et utilise ces phases de passé incarné pour composer, sans scrupules, et stimule l'inspiration par le moyen de savoirs et d'autres œuvres d'art qui entrent en résonance avec ce qui, petit à petit, prend corps devant elle / devant lui.

Avec la pratique et au fil des réalisations concrètes, il devient de plus en plus facile de traduire ces anciennes et nouvelles atmosphères saisonnières dans des formes, des gestes, des rythmes, des traits, des mélodies, des phrases, des narrations, des aventures interactives, des installations ou des maquette en pierre (selon le média).
  
  
Demons of Memory, John Fincher / Farther Memory, Chiaru Shiota
  
  
Bien sûr, les complexes émo-ambiantiels ne sont pas l'alpha et l'oméga de la composition artistique. S'ils deviennent trop envahissants, répétitifs, nourrissent des obsessions ou provoquent la paralysie par extase : ne pas hésiter à les mutiler par bidouillage, par croisements incongrus, par techniques du hasard, les arracher à leur socle personnel, les confronter à des réflexions abstraites ou les abandonner pour une approche plus concrète, plus participative, plus expérimentale, plus hasardeuse, plus technologique ou plus matérielle de la production d'art.

Cette époque, si tant est que l'on souhaite y revenir sous cette forme, saura toujours se cristalliser et devenir à son tour un complexe ambiantiel rétroactif, avec toutes ses recherches, compréhensions et expériences.
  
  
  
 
L'art est travail préparatoire. La préparation devient l'objectif principal et tout accomplissement un repos temporaire.

Se préparer à quoi ? À tout le reste, ce que je ne connais pas encore et ce qui n'existe pas encore ; à devenir un réactif puissant, une entité méchamment réceptive et salement productive ; se préparer à l'avenir ; se préparer à affronter ce qui ne peut pas être concilié ; se préparer à des pertes, des effondrements et des changements cataclysmiques ; se préparer à être heureux à travers et malgré ça

Se préparer pourquoi ? Pour faire muter le monde, pour provoquer et partager des émotions intenses + que pour embellir ou décorer ; pour devenir une aide, un abri vivant et une lampe ultraviolet ; pour préparer l'avenir lui-même, faire + que l'attendre ou s'y préparer ; pour influencer les pratiques quotidiennes et donner une réalité sensible immédiate à certaines réalités lointaines ou possibles, pour des raisons de survie, de plaisir et de vie

L'artiste comme sujet-ressource et sujet-ouvert d'une préparation productive. L'art comme fabrique d'expériences, subordonnée à d'autres objectifs... ou non.


Quelques pensées générales sur les complexes émoambiantiels
et l'instrumentalisation poétique de la mémoire, début mars 2015

Aucun commentaire: