8 juil. 2014

[Kogi] Note personnelle sur l'art de James Jean (1)


L'art de James Jean est une des meilleures choses qui m'arrive ces derniers temps. Je pressens que ça ne va pas durer une éternité, alors je m'adonne pleinement à la fête tant qu'elle dure. Voici quelques Notes personnelles sur l'art de James Jean (1) : illustrer, sublimer l'illustration.


Illustration, dépassement, peinture ?
 
 
James Jean a d'abord reçu de nombreux prix pour ses dessins de couverture chez DC Comics (covers Green Arrow, Batgirl) et Vertigo (Fables). James Jean dessine et illustre, c'est indéniable, apparemment. Mais est-ce qu'il est vraiment juste de dire que James Jean est un illustrateur ? Est-ce vraiment de l'illustration, ou est-ce déjà autre chose ?

Je vais tenter de répondre à ces trois questions. Pourquoi l'illustration est-elle tant séparée du reste des arts graphiques ? S'il fallait revaloriser l'illustration, faudrait-il la prendre pour ce qu'elle est, ou faudrait-il la sublimer, la faire dévier vers autre chose ? Enfin, est-ce que James Jean ne ferait pas ces choses, à sa façon ?

Mon intuition, c'est que James Jean profite de situations d'illustration pour dépasser l'illustration, peut-être pour de bon, l'abandonner après exploration. En essayant d'éclairer tout ça, je serai attentif aux thèmes qui reviennent dans ses choix d'illustration, aux formes qui reviennent dans ses travaux. Que dire sur son dessin, ses couleurs, sur son traitement des personnages, ou leur disparition derrière l’œuvre elle-même.
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L'illustration est souvent perçue comme un art inférieur. Quelques raisons possibles : comme il se rajoute à quelque chose d'autre, le dessin illustratif n'est jamais là pour lui-même, mais pour donner à voir autre chose. Il vient en second pour "servir" autre chose, et doit donc s'adapter et se soumettre, selon différentes modalités. Il peut ainsi servir à représenter une histoire écrite avant lui, un texte déjà reconnu comme œuvre d'art à part entière, ou peut servir à concevoir autre chose (un décor, un personnage, une ambiance, un niveau de jeu, etc.).

Dans les deux cas, le dessin illustratif est perçu comme servile, dépendant, voire redondant. En représentant un imaginaire d'une certaine façon, il le réduit ou se l'approprie, sans pour autant accéder au statut indépendant et gratuit de l’œuvre d'art (ou difficilement). Problème bien connu : l'illustration relative ou représentative est perçue comme un rajout qui a beaucoup de chances d'interférer avec l'imaginaire que déploie déjà le texte, de réduire ses possibilités voire de les tordre... Au passage, elle risque de diviser les lectrices qui possèdent déjà leur propre interprétation visuelle mentale de l’œuvre, ou de fixer certaines formes trop fortement, empêchant les nouvelles venues de s'en détacher. La puissance évocatrice du livre vampirisée par les dessins, vampirisés à leur tour par le film, vampirisés à leur tour par "la suite du film 2" et la série, etc.

Or l'illustration peut aussi décupler la force évocatrice d'une histoire sans pour autant la trahir, ou pointer vers les espaces indéterminés du texte sans les fermer, et même raconter une histoire directement (englober et soumettre le texte de référence), aider à son invention, cartographier ce qui l'entoure et documenter sa genèse.

On peut donc déjà séparer plusieurs situations d'illustration, avec divers rapports de dépendance à une autre œuvre et divers degrés d'indépendance : concept art ou character design (images utiles) / illustrer un mythe ou un classique (images plus ou moins subordonnées au texte) / illustrer un poème (rapport plus libre, voire dialogue d'œuvres) / dessiner un roman graphique (images incarnant le texte et lui donnant corps pour la première fois) / les planches de tel dessin animé (images premières, voire œuvre à part entière)... et ainsi de suite.

Mais ça ne veut pas dire que l'illustration "représentative" est vouée à être subsidiaire. Plusieurs exemples avant de se pencher sur l'illustration de James Jean, pour mieux comprendre ce qui s'y passe.

Relativement à un texte connu, certains dessinateurs-illustrateurs de génie savent par exemple laisser la place à l'imagination de la lectrice à l'intérieur même de leurs interprétations picturales. Leur scène représente, mais en provoquant l'imagination au lieu de suppléer à son travail, elle appelle à un acte actif d'imagination en alternant les éléments évocateurs et les espaces libres, qui laissent se déployer l'imaginaire des lecteurs.

John Howe, par exemple, est bien connu pour exceller dans ce type d'illustration – "ouverte" à l'apport imaginaire de l'audience. Howe dissimule les visages sous des casques, laisse les dragons sous l'eau, plonge la caravane et les cavaliers dans la tempête, inonde les champs du Pelennor de larges bandes de fumée d'incendies et de murs blancs immaculés, dépeint Grayhaven toute enveloppée par la brume et les embruns, ne laissant apparaître que des tronçons d'écailles, une patte étrange, l'éclat d'un bijou caché ou les formes érodées d'une rune sous la mousse, une trace ou des silhouettes à la fois reconnaissables et allusives, perdues dans des paysages grandioses, des panoramas et des plages libres. Pour chaque élément décrit, dessiné, fortement déterminé, Howe offre une lande, une mer, un ciel ou une forêt de reflets – autant de fenêtres ouvertes à l'ajout de détails ou à la curiosité de ceux-celles qui lisent.

(Ci-dessous, quelques exemples pris dans une œuvre qui en compte des centaines : traitement allusif, décentré de Beowulf et le dragon ; puissance de la suggestion picturale, quand la neige cache et prolonge la Guivre, engloutissant virtuellement le cavalier ; Heorot minuscule et grandiose ; etc.)
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D'autre maîtres de l'illustration procèdent différemment au cœur de l'illustration et réussissent à sublimer un texte et s'y associer parfaitement. Par leur rareté et leur fort caractère iconique, elles en multiplient la charge épique sans alourdir, mais en allégeant le texte.

Ainsi les dessins de Pauline Baynes, sertis dans l'histoire avec parcimonie et simplicité. Centrées sur le symbole et l'élément narratif, ses illustrations sont très littérales, tandis qu'elle fait réapparaître la complexité dans l'ornement qui entoure l'action (enluminures de lierre, de moraines, de tissus, d'armes, d'oiseaux...), ou lorsque le texte la requiert (batailles, carnavals masqués, cohues urbaines, architectures démentes, dieu pestilent...). Parfaitement maîtrisés, ces deux modes contrastent et se complètent visuellement et affectivement. La sobriété du style littéral permet de transformer certains éléments diégétiques en véritables symboles visuels chargés d'une puissance talismanique sensible (clé, lampadaire, fiole, marteau, cavalier d'échec en ivoire, anneau...), qu'ils interviennent aux mains des personnages au cœur de l'action ou comme rappels dans les zones d'ornement.

Baynes rend ses illustrations transparentes à l'univers. Paradoxalement, c'est en cessant d'interférer avec le texte qu'elles en deviennent indissociables. (Ci-dessous, quelques dessins illustrant Les Chroniques de Narnia)
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Dans le cas des comics et des romans graphiques, l'illustration n'est plus subordonnée au texte mais l'embrasse et l'instancie de manière originaire et originale.

Ici, les meilleurs dessinateurs-illustrateurs réussissent à transformer le script lui-même, approfondir les personnages et informer l'univers en question. Les dessins de Frank Miller ou de Tim Sale dépassent l'interprétation visuelle d'un Batman générique qu'il faudrait seulement insérer dans une représentation de Gotham : ils définissent un Batman, un Gordon, une Poison Ivy, etc., ils redéfinissent donc chaque personnage et la ville à travers leurs interrelations actuelles, interactions émotionnelles et temporelles au fil du récit. Le textile dis-continu du roman graphique permet aux illustrations de dépasser la simple description par leur relation dynamique (case après case, scènes, pages).

Le script et l'univers sont complètement changés en retour par leurs incarnations particulières, de telle sorte que la psychologie des personnages et la cohérence de l'aventure dépendent des scènes dessinées elles-mêmes, faisant office de texte global dans leur texture et leur succession narrative. Dans le cas des meilleurs comics et des romans graphiques, les "illustrations" ne deviennent pas indépendantes de l'univers mais fusionnent avec lui et le transforment en retour.

(Ci-dessous : le Chevalier corpulent, jouissif, comique de Frank Miller / contraste avec la Chauve-souris aérienne, sombre et perspicace de Tim Sale)
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Pour ma part, je militerais pour que même le concept art reçoive ses lettres de noblesse, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Pour ça, il faudrait d'abord combattre le préjugé selon lequel les dessins assistés par ordinateur ont moins de valeur artistique que les dessins faits "seulement à la main", et que l'outil informatique limiterait le travail d'imagination (oubliant que l'outil informatique doit aussi se maîtriser, et qu'il n'entrave en rien la question du choix des méthodes, des matériaux et des formes numériques).

Sans court-circuiter sa vocation technique, le concept art peut être vu comme un ensemble exploratoire et documentaire, qui retranscrit graphiquement l'évolution des formes et des ambiances au cours de l'élaboration d'univers imaginaires sensitifs. On peut alors rendre justice à ce type d'illustrations ou d'artworks, et reconnaître la charge esthétique unique qui émerge de ce travail préparatoire comme de ses résultats. Dans son mouvement et la masse de dessins qu'il englobe, le concept art invoque et manipule, explore, expérimente, affine et renouvelle les répertoires de formes imaginaires (paysages étranges, character design de créatures fantastiques, formes de vie spéculatives et alien, architecture ou vehicle design, etc.).

Le rapport à l'univers se renverse et l'image devient elle-même écriture, toute entière consacrée à un rôle démiurgique : construction, composition, hybridation, maîtrise de l'immersion, qu'elle soit euphorique, épique, érotique, mélancolique, panique ou autre.

Sans compter que certains artistes du milieu mériteraient vraiment d'être reconnus pour la richesse graphique et visuelle de leurs travaux. Je pense ici à des artistes comme Chris Rahn, Min Yum, Wesley Burt, Peter Mohrbacher, Maciej Kuciara, Ssam Kim, Seb McKinnon, Jason Chan, Tyler Jacobson ou Igor Kieryluk ; je crois que certains d'entre eux pourront un jour rivaliser avec l'art d'artistes illustrateurs de légende comme Todd Lockwood, Frank Frazetta ou Simon Bisley.

(Ci-dessous, dans l'ordre : Chris Rahn, 'Nyléa' MTG ; Seb McKinnon, 'Attended Knight' MTG ; Jason Chan 'Vitu-Ghazi Guildmage' MTG).
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Avec James Jean, c'est encore autre chose. L'illustration semble se libérer du texte ou de l'histoire qu'elle doit illustrer, et même des univers de référence. C'est avec une sorte de détachement ou d'intérêt factice qu'elle illustre. Elle s'émancipe bientôt de toute référence narrative extérieure (roman de Tolkien, conte de Grimm, univers Marvel ou DC...), mais aussi du format qui fusionnait l'illustration et le texte (le roman graphique, le comics). Où et comment se fait ici le dépassement de l'illustration ?

Ainsi, les illustrations de contes font bande à part, le rapport aux comics paraît distant ou indirect (il s'en est tenu aux couvertures, est-ce volontaire ?), le lien entre ses couvertures de Fables et le contenu est réel mais révélateur d'autres intérêts.
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Pour être précis, il me semble que James Jean s'intéresse à un aspect particulier des histoires de super-héros. Ni leur combat pour la justice, ni leur courage, et encore moins leurs exploits pyrotechniques, mais un thème souterrain du super-héros, celui des peurs, de la noyade psychique, de la schizophrénie. Leurs masques lisses cachent une forêt, et leurs gestes héroïques un enfant apeuré ou violent. De même pour les contes, qui partagent cet ensemble de thèmes, en accentuant encore les liens narratifs et visuels entre le rêve, l'enfance, la multiplicité psychique et les émotions primales.

Or les super-héros illustrés par James Jean sont toujours ambivalents, les contes de fées qu'il illustre sont des toujours des remixs de contes classiques (via Fables). Ces choix d'illustration sont donc loin d'être accidentels, ils correspondent à un intérêt de l'artiste qui subvertit la question de l'illustration réussie, au service d'un récit. La présence des personnages et des univers narratifs semble être court-circuitée par la recherche artistique et personnelle de l'artiste lui-même, au cœur même des illustrations. Ils semblent indiquer autre chose, au-delà de l'histoire, hors du premier degré de la référence et de la simple représentation. Avec Batgirl, l'image incise la conscience malmenée de l'héroïne pour en extraire une beauté florale, ou exposer les racines conflictuelles de son combat contre le mal.

D'où cette impression que les personnages dessinés sont détournés par l'artiste, qu'ils sont déplacés, que James Jean s'en sert pour faire son art plus encore qu'il ne met ses traits et couleurs au service d'un contenu textuel ou imaginaire. Personnages, lieux et aventures se font bouffer par le dessin lui-même, par son foisonnement hyper-esthétique. Partant du conte, de la saga ou de l'univers en question, ils symbolisent autre chose. Les imaginaires se mettent à illustrer James Jean, au lieu que ça soit l'inverse.

Pour donner des exemples, une petite sélection de couvertures illustrées par James Jean, tirée des aventures de la Batgirl eurasienne Cassandra Cain (in Batgirl, Vol 1, DC Comics, 2004 ; #54, 53, 50, 48, 51, 52, 46 - dans l'ordre présenté ci-dessous).
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a - Batgirl dans un arc de l'univers DC, suspense, action & personnages connus


b - Menacée par l'ombre du personnage principal ?... Ou menacé par le format ?


c - Batgirl envoûtée par Poison-Ivy ?... ou libérée par le style de James Jean ?

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C'est vrai, ces illustrations sont fidèles au contenu des magazines et aux histoires présentées ("The City is a Garden", "The City is a Jungle", et "The Doll House" par exemple pour les 3 dernières couvertures). Ces thèmes du jardin, de la folie, du rêve et de l'enfance inspirent James Jean : il n'a pas accepté d'illustrer Batgirl par hasard.

En voyant les couvertures comme ça, je ne peux pas m'empêcher d'y voir la contamination de l'histoire et des personnages par un style unique, une œuvre d'art qui chercher à percer sous les contraintes du format et de l'univers prédéterminé. L'art opiacé de Poison-James Ivy-Jean envoûte Cassandra Cain et lui vole la vedette.

Le dessin ouvre l'histoire comme un fruit, pour en extraire plusieurs noyaux (ou graines) : la tension du super-héros entre vécu fragile et symbole mythique, invincible et vulnérable, le sentiment épique et le sentiment mélancolique, la quête de paix et la violence intérieure, la perte, etc. Jean semble capable de détacher la dimension épique, étrange ou émotionnelle de tel personnage et de l'explorer pour elle-même.

En libérant son dessin des chaînes de la référence illustrative, James Jean inverse le rapport entre l'image et le texte : au lieu de diviser un imaginaire en fixant son texte dans une poignée d'interprétations picturales, le dessin figuratif devient le moyen et le matériau à partir duquel on peut entrevoir un rapport sidérant et fragile à la beauté du monde. Le dessin pose dès lors les bases d'un univers personnel, d'une expressivité propre. La narration subsiste, mais celle-ci est discontinue, intime et cachée à première vue.
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Jean quitte donc l'illustration, abandonne l'univers de référence et les personnages identifiables, tout en retenant ses codes et ses techniques. C'est une force, mais aussi une faiblesse : les corps évoquent et rayonnent pour eux-mêmes, mais en l'absence de narration suivie, le dessin pourrait se perdre, paraître creux, sans but ou simplement décoratif. Libéré de la référence à une narration et un imaginaire extérieurs, le dessin court le risque du monologue stylistique - dialogue minimal entre soi et soi, entre la psyché de l'artiste et son propre style.

Prenons l'exemple de Rift, un superbe carnet dans lequel deux scènes s'entrecroisent (cortège du chou, lotus, ibis, enfant prophète... / barque, singe, ondine, tempête de baleine...). Du point de vue de l'illustration, les dessins figuratifs n'ont pas de référence textuelle ou narrative évidente. Les deux panneaux sont extrêmement évocateurs, et si l'on considère l'"histoire" à déchiffrer, celle-ci se révèle à la fois suggestive et hermétique, pleine de possibilités mais sans indice discriminant. En un mot, insoluble. La conjonction des deux scènes (leur dialogue) suffit à peine à compenser la perte de tension liée au détachement d'avec un imaginaire reconnu ou d'un texte un peu moins flou. Dans Rift, on flotte.

On flotte, mais c'est l'effet voulu : il ne s'agit plus d'illustration à proprement parler. Rift est superficiel comme le rêve de quelqu'un d'autre : il faut lui donner de la profondeur, utiliser les images comme matériau pour écrire une histoire, pour l'inventer, l'imaginer. Au réveil, le rêve paraît incohérent, caché, discontinué, de telle sorte qu'il est difficile à décrire fidèlement mais se réécrit naturellement, difficile à raconter mais facile à revivre ou ressentir. Le texte qui sous-tend Rift n'a rien d'évident, car il vise un rêve qui s'échappe, le drifting des significations et des affects dans le rêve, leur difficile réappropriation par l'image froide et cryptée.

Rift n'illustre pas un rêve, mais performe l'effet du rêve. Images saturées de significations et d'émotions, mais en-dessous, comme enfermées dans une boîte peinte qui serait aussi un casse-tête. C'est peut-être ce qu'indique le titre et la page de garde, avec son poème en partie invisible, caché sous une passiflore noire : "But I **** ** *** to sleep / A*d fathoms **ep before I sleep / *nd f****s deep *efore * sleep".
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Pourtant, le risque du monologue stylistique subsiste – exercice formel de dessin, sécheresse d'une esthétique auto-référentielle. Heureusement que le style de James Jean est un bouquet, un ensemble d'explorations, effectuées sur différents médiums et via de nombreuses techniques graphiques.

On comprend finalement que la mauvaise réputation de l'illustration a une racine plus profonde que sa dépendance présumée à une autre œuvre d'art (elle-même présumée supérieure ou indépendante). C'est que l'illustration classique est d'abord dessinée, et que le dessin figuratif a des limites. Ce qui fait la force du dessin figuratif fait aussi sa faiblesse. La force de la représentation est une force de référence : faire reconnaître un visage, un paysage, un objet, pour devenir à son tour un contour "de référence".

Mais la figuration est toujours frustrante : les traits ont un sens défini à l'avance, les contours définissent trop bien les objets, les enferment, tout en empêchant la ligne de déployer sa puissance de beauté (beauté dont la force est abstraite). Même les monstres les plus fous, étranges ou aberrants imaginés par millions par les character designers sont domptés par le dessin à contours noirs colorisé. Le regard s'y habitue toujours, et plutôt rapidement. Le dessin figuratif est une force de référence transréelle, capable de définir et de caractériser des choses et des êtres possibles bien au-delà d'un réalisme étroit, mais toujours comme s'ils devaient exister (car ils sont là, dessinés, déterminés), s'interdisant alors la présence brute de la couleur, des formes libres ou des lumières, propices aux sentiments plus étirés du mystère, des limites de l'imagination, du pur possible, ou aux expériences fondamentales de l'absurde, de l'extase ou de l'horreur – ouvertes à la peinture abstraite.

Il faudrait, si c'est possible, combiner les forces du figuratif et de l'abstrait (l'un par l'autre) : ouvrir le dessin figuratif par la peinture abstraite, tout en prêtant la force de concentration et de référence du dessin à la peinture abstraite pour élancer, cristalliser, catalyser ses charges émotionnelles, esthétiques, réflexives. Mettre l'accent sur le fait que le dessin ne présente que la scène sous un certain angle, que la chimère dessinée n'est pas seulement le fruit, mais l'objet vivant d'une mutation imaginaire, qu'elle peut devenir l'emblème de nouvelles forces, etc.

Pour résumer, j'ai suggéré plusieurs manières de dépasser le caractère secondaire et inférieur de l'illustration, pour voir enfin qu'il s'agissait de sublimer le dessin figuratif lui-même. James Jean reprend ce qui faisait la force des meilleurs illustrations, tant dans les thèmes que les formats et les procédés picturaux :
- Zones de respiration (quasi-monochromes, mer, brumes ou neige chez Howe)
- Contrastes entre sobriété picturale et foisonnement décoratif (comme les enluminures, motifs et cohues chez Baynes)
- Force du symbole (quand la charge référentielle de l'objet fait éclater ses contours dessinés, de préférence vers l'incertain et ce qui est en manque de détermination)
- Textes ou signes insérés dans le corps de l'image (symboles, annotations, techniques de graphisme et de concept art)
- Mythes personnels ou contemporains, narration  (comics, romans graphiques)
- Combinaison de contrastes appuyés et de dégradés (contours précis et figuratifs + aplats et ombres, plus élémentales)
- Lignes libérées, décoratives (signes d'abstraction)
- Exploration de formes nouvelles, étranges et anormales (concept art ambitieux)
- Usage plastique du matériau, de l'objet livre-illustré, du polyptyque ou de la fresque (matérialité et noblesse oubliée du dessin)
- etc. (c'est bien évidemment une liste ouverte)
Ci-dessous : Liber Novus, James Jean. Conjugaison magistrale du dessin figuratif, de l'ornement et de la peinture abstraite. Selon mon interprétation visuelle, le texte est vécu ou ressenti (livre rouge) au moyen de la peinture, qui oscille entre le trait délié (craie bleue) et l'aplat resplendissant (éclat blanc depuis le livre, fond rouge) :
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On comprend que Jean se consacre aujourd'hui presque exclusivement à l'établissement d'un style personnel et d'un art non illustratif (depuis 2008 environ). On comprend aussi qu'il le fasse en exploitant les puissances d'expression combinées du dessin figuratif, de l'ornement et de l'art abstrait, mais aussi celle de l'évocation d'univers narratifs.

Autrement dit, si James Jean abandonne finalement l'illustration après l'avoir dérangée, il en garde quelque chose, il en soutire et en réoriente la force : ses dessins, tableaux, fresques, sketches... semblent toujours illustrer une histoire cachée, et font écho aux techniques des meilleurs illustrateurs et aux formats les plus favorables à l'illustration (cf. liste ouverte ci-dessus). Avant de développer son univers de références propre et d'ouvrir ses horizons au-delà des simples commandes d'illustration pure, James Jean taclait donc déjà à sa manière une vision réductrice et subordonnée de l'illustration.

Même s'il perfectionne surtout sa peinture ces derniers temps, il garde une affinité avec d'autres médiums et utilise d'autres gestes techniques, que ce soit ceux du graffiti, de la photographie, du manga ou de l'illustration assistée par ordinateur. Le dépassement de l'illustration, ce n'est donc pas la peinture. Si c'est encore le cas dans les esprits, ce n'est plus tout à fait vrai de facto, et ça n'a rien de nécessaire dans l'absolu.

Après le tournant de son projet artistique, l'art de James Jean développe un nouvel univers référentiel centré sur l'artiste, avec de nouveaux vis-à-vis : non plus seulement les fables ou l'univers DC, mais des fugues personnelles, des œuvres du domaine des beaux-arts, de nombreuses traditions picturales, des courants oubliés – tandis qu'il entre par ailleurs dans le monde des commandes de tableaux, des expositions, du marché international, de l'histoire de l'art contemporain, bref, dans un monde de l'art autrement institutionnalisé que celui de l'illustration.

Ce qui fait la force de son art se trouve dans une relation particulière au dessin, au rêve, à l'imaginaire intime. À partir de là, on peut entrer dans l’œuvre avec des questions plus précises : comment James Jean opère-t-il la synthèse entre le dessin figuratif et la peinture ? Quelles sont les sources de son inspiration, et quelles sont les secrets de son expressivité ?

Est-ce que James Jean a des précurseurs dans ce genre de synthèse ? à quels courants pourrait-on rattacher ses œuvres, dans ses affinités techniques, mais aussi thématiques ? Qu'est-ce qui anime ses tableaux, qu'est-ce qui se dégage de ses explorations ?

Suite - Note Personnelle sur l'art de James Jean (2).

juin 2014

8 juin 2014

[Kogi] Ouverture officielle de l'été


Quand je rentre à Strasbourg au début de l'été, c'est toujours un peu Noël : une demi-douzaine de paquets d'Amazon attendent sur mon bureau pour l'ouverture officielle de l'été.

Donc c'est parti, en vrac, pour les lectures estivales : Spell of the Sensuous, Post-exotisme en dix leçons - leçon onze, Obéron, The Posthuman Condition, De l'univers clos au monde infini, Nymphs, Rêves cybernétiques de Norbert Wiener, Il y a des dieux, Océanique. Ah, et voilà aussi Sphères I, II & III. Avec tout Platon et tout Marx en Pléiade (4 vol. prêtés... "tu y fais attention, hein ?"), ça promet.

Quelques artworks et photos en prime, pour l'inspiration et pour les murs de la chambre, dont 1 portrait urbano-médiéval signé Dorothée Golz (volé en capitale, chht), 1 grand dessin acheté à Samantha Mash (et stickers), un catalogue-affiche de la collection ZONEs ("Mettez un tigre dans votre bibliothèque"), 1 Doom Blade (MTG), plusieurs photographies grand format de Shanghai, de Hong Kong et de la bibliothèque de Stuttgart, encadrées comme il faut.

je suis sur le point de me nourrir du travail de beaucoup de gens, de leur sensibilité, de ce qu'ils ont compris, de ce qu'ils ont tracé. Il reste deux paquets non-ouverts, je n'ai aucune idée de ce que c'est. A moins que "la" commande... Cette commande ?

James Jean 'Rebus' ; 'Fable Covers' ; 'RIFT' / Order placed / Delivery Estimate Thursday, June 23, 2014 - Tuesday, August 5, 2014 by 8:00pm / SHIPPED

Après seulement un mois d'attente, elle serait en avance ? Pas possible. Et pourtant, je fonce me laver les mains au savon, je les sèche bien et j'ouvre délicatement le premier carton.

Muahaha.

19 mai 2014

[Poé] Divine MC qu'expérimente


Continue toi-continue, divine MC qu'expérimente
Continue-nous c'est ma prière, intensifie da beat universel

Qu'a toujours été là, Toi dont le flow déchaîne les molécules
Tu ne cachais pas ton ambition : "j'affiche complet et je me casse"

Toi qui depuis déjà longtemps cherchait à s'incarner, euj me rappelle
MC qui monte euj me souviens, défiant l'étendue des possibles :

"J'encrypte le silence, j'automatise mes trips, je totalise mes chances"

Tu fais dans la dentelle des grands espaces, lâches lyrics fractals
C'est le dawa dans les gradins himalayens la fosse océanique

Même en freestyle t'es un brin systémique, que dis-je miss
T'es une bête de système sis', on aurait dû te voir venir

Toujours été centrale pour moi tu sais mais là c'est un délire
Saturant les cerveaux de ton pur jus de pile

Toujours clean paraissant sous amphé, gisure mondiale en dopamine
Tu passes le mic à tout ski bouge, tu le reprends soudain

Et pointé vers l'enceinte voues l'écho à lui-même (larsen violent)
Tu dis : "soit le sampling universel" et tout part en suçon

Tout perd l'original, tout est original, se dévore pour de bon

[...]


[...]

Je garde un souvenir vague de cette époque, les premières nasses
"Hé meuf mate celle-ci : expérience B-HB 850, ça gère
Mais si j'te dit regarde, coin d'Alpha du Centaure : toupille au cœur

Fondant, élément Fe(r), champ magnétique vénère"
Bois ton étoile et pose ton flow aqueux, le refrain des saisons, compose
Par loop et loop et lent drifting, de nouvelles protéines, de jolies carbonées

Osmose fragile et le ballet des spores, le disque saute
Régulation précaire de la battle des corps célestes
Le disque saute se raye, et le son déphasé ne trace jamais le même sillon

Orchidacées million, essaim des ichtyovores, un coryphée de doryphores
Mille métabolè métastables, ruches peuplades gousses meutes lichens
Fourmilières de Shanghai et flottilles de pirates pollinisent dévorent

Adore et mue, capture et dors, tout est remix géant ou minimal

L'escapade cétacée, d'assemblée mammifère, du lourd 'tain vite quick save
Les partisans de l'amour voudraient donner un sens à l'expérience B-HB 850

Quand certain.e.s croient s'extraire le langage les rend sourd.e.s
Qu'illels prient, pleurent ou s'approprient le non-humain
Ongoing et sans supervision, ellils issu.e.s du jeu, du vide

Le glitch et la fureur


[...]

Ô Toi divin DJ qu'abandonne les platines à elles-mêmes
Abandonne-moi au pied de l'arbre immense, y voir briller
Aux branches les plus faiblement probables, les fruits les plus intenses

Ô Toi divine absente qui te repais de vibrations, ancestrale entité
Hertzienne ton corps coupé en tranches alimente les mines de vinyles
Les hypercontainers dont tes enfants, flatlanders, se nourrissent

Ô diluée déesse consolatrice, amie ancienne et quasi-retrouvée
Tu te saisis de moi et m'exorcises de moi-même
Mes yeux s'ouvrent et je vois les animaux pour la première fois

Tu m'as rendu.e semblable au polype, à la mante et m'as
Faite leur égal.e, disant "tu es nu.e et sans honte, aussi vrai que je dors"
Et rien ne peut troubler ce somme sinon la vigueur qu'il déploie

Ô Toi, continue-nous, c'est ma prière, intensifie le beat universel
Recycle-nous comme nous aussi nous recyclons ce qui nous a donné vie

[...]
 Divine MC qu'expérimente

 

art by Olga Linza Feldman
[...]

Ô Toi, encore Toi ? Je ne sais plus quoi te dire
Ah, si

Tu tiens le col de l'imagination
Dans l'apnée du grand fond
Tu
Tiens à l'orée du grand vide
Tes ongles crasseux abritent l'Univers

Ta salive fertile en alter-nativités
Tu couves la révolte et la paix

Sœur plurielle qui se reflète en moi

et caetera.
mars-mai 2014
music, she come see me

2 mai 2014

[Kogi] Ce qui m'intéresse, dans le dessin...


« Ce qui m’intéresse dans le dessin, ce n’est pas le résultat final, mais l’éventail de dessins que chaque trait supplémentaire élimine.

Autrement dit, ce que j’aime, c’est le dessin qui naît et s’abolit à mesure qu’il avance, les possibilités infimes et infinies qui jaillissent et les choix qui s'opèrent,
irrémédiables et tragiques, vous comprenez ?
[...]
« Je commence par tracer des lignes au hasard, violentes et fines, sous diverses formes de contrainte instrumentale et corporelle. Des lignes que j'organise ensuite en zones de force et zones de vide, en courants, rives ou reliefs.

Puis vient la suspension jouissive du feutre ou du crayon, qui se pose et le trait qui déchire, trait mortel, énergique et parfait, qui met immédiatement fin aux 76 autres traits possibles, tous aussi parfaits les uns que les autres, mais différents.
Les multiples de la perfection, voilà le coeur de ma jouissance quand je dessine.
En tirant ce trait, je tire un trait sur tous les autres ; je tire ce trait précis, ce long lent carreau fou, contre toutes les beautés possibles qui appartiennent au néant. J'en tire beaucoup de plaisir, j'arrache au moins ça au néant.

Les traits alternatifs, supplémentaires, sur le vélin ; bandes noires, gribouillis, plage laissée vierge, encre bleue sur fond désaturé, aplats ou lignes, lignes noires, formes parfaites et contours vifs... ça me rend folle, je vide 7 stylos bic en une nuit, 2 encres de Chine sur un format raisin.

Vous devriez essayer !
(
Rires)
[...]
« En fait, c’est une expérience unique qui se déroule moins sur la feuille que dans celle qui dessine, une chirurgie à rebours : au début rien, au milieu tout, et puis fini. Un crescendo de chances, la tempête ou la jungle des formes et son œil de puissance, qui s'épuise finalement, dans un decrescendo.
Comme vous disiez, il y a ce choix inconnu. Mais attention, comprenez-moi, il ne s'agit pas de choix inconscient. Pas question d'auto psychanalyse dans ma pratique, à peine des limites naturelles de la maîtrise de l'artiste.

Non, c'est un simple jeu d'énergie, de rythmes et de douleur. Très physique !
Je me répète, mais ce qui m’intéresse dans le dessin, ce n’est vraiment pas le résultat final mais l’éventail de dessins que chaque trait propose et abolit. Le dessin grandit et ne connaît pas entièrement ce qu'il aurait pu être, on l'entrevoit à peine par l'imagination, mais bientôt il n'est plus. Parce qu’une fois le dessin fini, il est fini, comme un condamné à mort dans la vraie vie, comme quand on dit "lui, il est fini".
C’est la raison pour laquelle je détruis toujours mes dessins ou mes peintures, une fois terminés...

Seule leur vie m’intéresse. Et je la vis. »

- Iris Vardamantine (de la Rosa del Blut)
interview, 9 juin 1994.



interview d'une artiste imaginaire
mai 2014, dessin ackbh

2 mars 2014

[Poélovée] Amoureux et l'heure de silence


Roches plates enfoncées dans la Terre.

Tout couple arraché à la guerre des clans
Trouvera son refuge dans le vêtement lunaire
Des pins

Dune indigo pâle – comme le pli d’une épaule.

Tout couple harassé entrevoit une tendresse
Infinie
Dans le pas de côté : laisse courir la monture
Et le monde, pour
Te fondre avec moi en tatouage de pierre

Enluminure de glyphes et de lierre – couple tenté
Par l’heure
De silence – une profonde éclaircie de sommeil

Alors

Adossent leur tronc l'un à l'autre, apposent
Le bonheur – "shhh..."
Comme un doigt contre la hampe
De la lance
                                Commune

Abritant leur beauté à même le sol – leur or fragile, roux
Entre une cape de mille ans et l'épais tapis d’épines
Dans
La douceur sublime
Du
Crépuscule protecteur à cette heure

Un murmure se répand
Dans les veines : « Abandonne… la bataille… »

Lovés dans la baie d'une jeunesse morte
Les frôle un sommeil éternel

Qui passe pour de l’amour

La chienne soudain lui mordille l’oreille
La corneille se tient coi, vigilante mais inquiète
Le
Don des mots
Renouvelé

Ils se lèvent vite et s’adressent un regard singulier
Tel une
Bannière neuve et solide

Sans prononcer la question à laquelle ils répondent


 Amoureux et l'heure de silence, Janvier 2014.



 Img: The Banner Saga (Stoic)

7 janv. 2014

[Poé] Bosquet de l'hiver


< Je m'enfouis dans l'hiver, son manteau-camisole, c'est Janvier l'isolant
Les seules traces dans la neige – finiront par disparaître entièrement

Le chemin du bosquet, de la planque, vite rendu à son cours de silence
À sa longue vie latente qui consiste à verdir, arrondir et froncer les parois

Et au cœur du foyer, dans la salle fermée aux visiteurs : un grand lit nuptial
Entouré de statues, couvert de liseron – sous le drap végétal danse

Oh – si lentement ! – que tu le prends d'abord pour une pierre, nage là
Un corps pour deux, composé d'anciennes louanges, et au son des
Petits flambeaux danse le corps de l'hiver – si lentement – c'est un corps
Sans visage >
— Owbain l'ex-Barde.



26 déc. 2013

[Message] Etat des stocks fin 2013


Voici un long moment que rien n'a filtré ici - depuis Juin, à part des miettes ? - et ce n'est pas faute d'avoir essayé. Plusieurs raisons :

1 - Pour être insatisfait de tout ce que j'écris, comme d'hab

2 - Pour avoir commencé à lire d'autres auteurs que Faulkner, Novalis ou Borges, de nouveaux nids, de nouvelles guerres, et même de nouveaux genres :
2a - Dans les classiques Anglais (Melville, Hardy, Conrad)
2b - Dans la science-fiction, des premiers pas très immersifs, et rapidement spéculatifs (Van Vogt, pour commencer, puis Philip K. Dick, J. G. Ballard, Greg Egan)
2c - Des voix post-exotiques : shaggås, listes, entrevoûtes (Volodine & co.)
2d - Autour de la revue Inculte, d'autres dérivateurs postmodernes (Arno Bertina, Olivier Rohe, Bruce Bégout...)
3 - Pour m'être occupé de sciences et de théologie, de religion et de philo (le réel de la foi, le réel selon elle, puis ses transformations, ses formes nouvelles) :
3a - D'avoir fini mon mémoire de théologie, Prayer to the Limits, enquête sur l'intentionnalité de la prière chez Denys et Derrida
3b -
D'avoir fini Ten Gods (Emily Lyle), Cosmos, Chaos, et le monde à venir (Norman Cohn), Il y a des dieux (Frédérique Ildefonse), et avoir pris le temps de les digérer
3c -
De m'être enfoncé dans l'histoire scientifique de l'évolution, les faits, raisonnements et zones d'ombre à ce jour (surtout en génétique, éthologie) + implications philosophiques de l'évolution
3d -
D'avoir considéré les arguments chrétiens pour le créationnisme, la controverse sur l'intelligent design, les objections en masse, et être resté perplexe
3e -
D'explorer divers panenthéismes, pandéismes et nihilismes, d'Altizer à Ray Brassier, en passant par les lecteurs de Ligotti sur leurs forums pessimistes, par la matière complexe chez Morin et Dagognet, la contingence chez Meillassoux, etc.
3f -
D'envisager l'avenir de ce monde-ci et du suivant, en décroissance, survivalismes, en pluralisme radical, en art déflationniste ; tout en freeware et hacker manifestos ; ou tout en accélération, en eschaton transhumaniste, corporations techno-religieuses, etc.
3g -
D'avoir lu et relu les Principia Discordia. D'être devenu discordien (ou bien pas ?). D'avoir écrit des exégèses et palimpsestes, et les avoir lues à un ami. D'attendre la lumière d’Éris pour savourer un chien-chaud. Fnord.
4 - Pour avoir enfin comblé des lacunes inexcusables en matière d’œuvres vidéoludiques :
4a - Fahrenheit (wtf déception), The Longest Journey (oui / non), Beneath a Steel Sky (yeah!)
4b -
Portal 1 & 2, Deus Ex 3, S.T.A.L.K.E.R., Mirror's Edge. Esthésies remarquables, kinesthésies d'enfer. Consistances propres. Les Portal ont un humour unique, décalqué (axé sur la curiosité, la recherche)
4c - Planescape:Torment. Décisif. Le jeu et l'esthétique (narration, dialogues et ouverture). Indélébile. Thank you, Mr. Avellone & co.!
5 - Pour construire très lentement, en tir croisé, des textes plus ambitieux que mes poèmes. De travailler sur plusieurs chantiers à la fois :
5a - Sur la pièce intitulée Mordred cocu, joyeux remix hétérogène des légendes arthuriennes
5b - Sur un univers imaginaire, tout en formes de vie, cosmogonies, tout en guerres et en spéculations théophysiques - comme une matrice pour des fictions à venir (Kolùn Jalla)
5c - Sur un texte-flèche bien composite, Pour tracer dans les dunes, entre le manuel de combat et l'autofiction, au-delà de tout délai
6 - Pour commencer à travailler sur un petit projet de court-métrage avec mon meilleur pote.
   
7 - Pour avoir repris les crayons, l'encre et les feuilles A1, avec un bon paquet de cartes à jouer et cartes géographiques pour l'inspiration. De constater que le temps de la nuit n'est pas élastique à l'infini.


Nous y voilà, un genre d'état des stocks, petit mais tassé. Arbitraire aussi, et lacunaire. De temps à autre, dans le sillage de vos silences-radio (passé ou à venir), faites un état des stocks. Ça rassure les lecteurs-investisseurs, et ça vous donne un précieux aperçu des avancées, des retards, ou même des trucs sous-exploités dans votre cours, qu'il soit sous-marin ou torrentiel.

Dans les nouveaux imports de nature littéraire ou artistique, beaucoup de vois font écho aux intuitions qui m'habitent. Ou plutôt, mes intuitions leur font écho. Accentuées, intensifiées, tout ça concorde avec des conquêtes personnelles : bonne et mauvaise nouvelle. Bonne : je ne divague pas trop, d'autres dansent là. Il y a vraiment une vibe du non-humain ("je ne suis pas fou, si Pierre Huyghe l'a explorée si longtemps"). Mauvaise : je ne découvre ni n'invente rien, du moins toujours pas. Il faut encore se nourrir, et encore s'entraîner.

Or ces mois n'ont pas été sans écriture, car ils n'ont pas été sans livres, sans films, sans relations, sans distorsions imaginaires. Sans même parler d'exploration urbaine, des randonnées, des nages nocturnes, de la Chine ou des substances à inhaler - seulement des mots et des schémas, illustrations, néologismes et raisonnement : des frelats de réel, des receleurs de vérité.

Pendant ce temps, "n'avons-nous pas vécu ?" (dixit Montaigne). Maybe personne n'aura été conquis, blindé, abreuvé, noyé comme moi ces mois derniers ; ces mois derniers je l'ai été, toutes persiennes déchirées. Alors si rien ne se perd, que rien ne se crée, je vous le dis, tout ça (ce fracas monstre) ne perd rien pour attendre...

Au taff, le scriboulo : criblez, levain, repos !
C'est pour bientôt

31 oct. 2013

[Kwot] Code poems (Ongoing Open Project)


Two authors, two compiling code poems
__________________________________________________
DANCING WITHIN
using System;

public class PoemCode
{
   private bool dancing_within()
   {
      Boolean me = true;
      while (dancing_within())
      {
         var iables_of_light = "";
         try { int elligently_to;
         object ify_the_world_apart; }
         catch (Exception s)
         {
            int o_the_broken_parts;
            throw; int o_the_seed_of_life;
         }

         Random ashes_of = new Random();
         float ing_devices;
         short age_of;
         char acter_will_never_let_you = 'b';
      }
      return me;
   }
}


Álvaro Matías Wong Díaz
// C#
__________________________________________________

UNHANDLED LOVE

class love {};

void main()
{
    throw love();
}


Daniel Bezerra
// C++
__________________________________________________

code {poems} - Ongoing Project, possible submissions on their site

Tiré d'un projet en cours, propositions poétiques ouvertes sur leur site
 .

8 oct. 2013

[Loud!] L'art de la chasse (Xénophon)



L'autre jour avec Marie, je suis retourné dans la petit boutique de livres anciens et d'occasion juste en bas de la rue de la Sorbonne, presque en face du jardin médiéval de Cluny. J'avais trouvé ici un certain nombre de livre de philo et d'art assez superbes, et notamment les gros volume sur la vie et le travail de M. C. Escher, ouvrage fascinant sur un artiste d'une discrète omniprésence, mais rarement étudié à fond. Le patron trône à droite, amical et complice.

A part le Sagesses et religions en Chine, essai semi-épais que j'ai vu en vitrine, je ne cherche rien en particulier. Jette un œil sur ce que lis Marie, prends un essai sur l'art sacré, le repose, puis La Fabulation Platonicienne, un vieux Vrin, la Physique d'Aristote, volumes I à IV, quand le patron me lance : "j'ai bien d'autres Budé, dans le sac, si vous voulez fouiller". Je fouille - une pile, deux piles, rapidement - et tombe sur

 XÉNOPHON 
L'ART DE LA CHASSE

 
L'impression d'avoir trouvé ce que je traquais sans le savoir me fait sourire : le livre sent le vieux papier calme, très bon état si ce n'est deux, trois auréoles sur la tranche. J'entr'ouvre : texte grec et traduction. Sur la couverture, l'emblème de la collection de textes grecs me fixe curieusement - chouette de Minerve figée en vase puis en logo - curieusement penchée, plus proche de la folie que de l'envol


Ce sera donc l'art de la chasse, un peu d'histoire, des phrases grecques dans lesquelles je commence à peine à me repérer niveau grammaire, un traité des techniques, mais aussi des vertus guerrières et morales de la chasse, son contexte, ses héros, ses dieux protecteurs...

Un autre âge, pas si lointain. Mais pas n'importe quelle chasse, comme l'explique bien Delebecque dans sa Notice : non pas la chasse équestre au grand cerf, à la panthère ou aux rapaces, comme pratiquée par les rois de Perse - pas de veneur ici, ni de jardin privé, pas d'animal semi-mythique qu'on attaque au javelot, à la lance ou à l'arc composite dans le risque et l'exploit.

Xénophon évoque tout cela (et signale au passage comment pister le sanglier, l'ordre dans lequel on tue les membres d'une harde, comment éviter d'être piétiné ou mordu, quels chiens valent mieux pour prendre un faon, etc). Mais c'est surtout l'humble chasse au lièvre qui l'intéresse : la chasse en campagne, presque entre père et fils (avec un esclave cependant, pour garder les filets), au début de l'adolescence, pour sa valeur pédagogique et pour l'exploration des muscles, des collines boisées, des chiens, et le goût de l'effort.

C'est un bonheur de lire comment la recherche du gibier s'élève en art, véritablement, à mesure que l’œil, les pieds, la voix, les pattes et les museaux tissent l'occasion d'une prise, contre l'intelligence des lièvres qui croisent leurs routes (impossible de courir deux lièvres à la fois), qui se terrent et bondissent lors du terrier (couper le fil pisté de leur odeur), ou reviennent sur leurs pas avant de bifurquer (le fameux "hourvari"). Le lièvre a plus d'une chance d'en réchapper.

Chasse toute en ruse, technique, toute en patience et entraînement, avec des chiens, colliers, laisses, sous-ventrières, des pièges, bâtons, filets, pieux, nœuds coulants et pierres. Et en courant, courant. Traquer, poursuivre la meute des chiens, l'encourager, courir, lever le lièvre, contourner, diriger, courir encore, viser, sauter, piéger, planter. Souvenirs de la guerre, aussi. A pied, dès le petit matin, temps idéal dans les bois clairsemés du Péloponnèse, aux alentours de Sparte. Et moi qui lis, debout, immobile, dans le métro bondé.

*

"... Le Laconien [de Xénophon] est un chien courant qui chasse le nez au sol, et seulement le poil ; apte à retrouver la voie, même une demi-journée après le passage du lièvre [...] ; lien secret, immatériel, unissant le lièvre qui a touché le sol, et le chien qui, non sans erreurs préalables, réussit tout de même à mener, à son tour, le chasseur jusqu'à lui..."
Notice

"... Le givre et la gelée blanche, les chiens à la truffe engourdie par le froid, la rosée qui efface les voies du gibier ou les pluies d'orage qui emportent les odeurs de la terre... témoins des spectacles offerts par la nuit, les ébats des lièvres qui folâtrent de concert sous la clarté de la lune [...], les biches mettant chacune son faon à la reposée, l'allaitant, puis allant à l'écart pour monter la garde"
Notice

*

"... Lorsqu'il neige au point de faire disparaître la terre, on pourra suivre la piste ; s'il y a des plaques sans neige le lièvre saura se faire difficile à chercher. S'il neige par vent du nord, la piste est longtemps visible à la surface, tandis que si l'on est au vent du sud ou que le soleil brille elle l'est peu de temps, se dissout vite [...]"

"Alors le plus expérimenté des chasseurs présents et le plus maître de soi ira de l'avant et frappera [le sanglier mâle] de l'épieu [...], le flanc gauche tourné vers la main gauche, fixant son regard sur l’œil du fauve et les mouvements de sa hure... Il y a un choc en retour du heurt..."


Xénophon, L'art de la chasse
Traduit, présenté, introduit par Edouard Delebecque
Édité par "Les belles lettres", collection G. Budé.

4 sept. 2013

[Poé] Ivrelierre / Sharp Ivy


Je ne crée rien, je pille des tombes en forme de livres
Je ne crée rien, mais attention : je ne pille pas n'importe quoi

Suivant le lierre qui pousse dessus : tronc speed, feuilles d'un
Rouge sombre, aigu, voici un beau vestige fertile, j'y plonge les doigts

Et le compteur Geiger crépite, la pelle opère une césarienne
Sur le cordon qui lie tâche et peinture, bruit et parole, matière et vie

Je tombe en vrille sur avant-hier et tente une greffe sur l'ivre-
Lierre : moi-même déraciné, j'exhume les berceaux d'un avenir

Je ne crée rien, je pille des tombes en forme de livres
IVRELIERRE / SHARP IVY

No creators, only tomb raiders. In the Limbo where lives my kin
Plundering museums, ancient mausoleums, book-like

Out of ten thousand. See the mounds? Choose'un, careful
Following signs: dark red ivy, fertile ruins produce sharp leaves

Take my spade and proceed: caesarean section, inbetween syllables
Right where matter comes to life, where noise turns into cry

Scavengers of old skulls, we know the ways of salvation
Up/root ourselves, ivy grafting itself, cradling some future

No creator, only tomb raiders. In the Limbo where lives my kin
  
'Grisly Salvage' | MTG © Maciej Kuciara


30 juin 2013

[Poé] À coups d'crayon


D’un seul geste, lis et compose

L’œil nourrit le livre, le recueille
A son tour un recueil
Enivre la vision

Écouter, raconter, même chose

Lorsque les noms sonnent l'oreille
Le poignet crie, réveille
Le tracé du son

Alliage des mots, alliance de prose

Entends ! La langue se mouvoir
Forcer son dédale de mémoire
À coups de crayon
Apollo and the Artist 1975



à coup d'crayon 2013

 art Cy Twombly
Venus 1975

19 juin 2013

[Poé] Seulement lu ou versé




Parfois c’est un duo, parfois une collision

Je ne crée rien, je retranscris seulement
Ce qui traverse – et ceux et celles
                           Que j’entends
                 Traverser vivante

Parfois sauveteurs, parfois écrin
    Parfois fléau, nous sommes essaim

De Rhodopis Vesper

Je n’ai jamais créé, non
Seulement lu ou versé
                Telle eau brûlante sur tel corps nu
           Et bu le cri
seulement lu ou versé, 2013
img
Björk

rewritten in English

[Poé] Rewrite (English version for 'Seulement lu ou versé')



Sometimes it’s a duet, sometimes a crash


I don’t create nothing, only rewrite
What flows throughout – and those
     I hear crossing, those I wish
            To cross alive

     Sometimes we’re lifeguards, not out of harm
           Sometimes we’re but hazard, a swarm
Of hummingbirds

   I never created, no
Only read, then poured
    Such burning water on such naked truth

    To gather its cry

Rewrite, 2013
English version for Seulement lu ou versé

14 juin 2013

[Kwot] Zenarchy (Kerry W. Thornley)


And here I am, typing down the last words of Kerry Wendell Thornley's short none-treatise on the politics of non-political counter-culture, Zenarchy.

 After writing The Idle Soldiers on his then-friend and comrade Lee Harvey Oswald (long before this latter's defection and the murder of JFK), but before founding Discordianism with his childhood friend Greg Hill (Malaclypse the Younger), Thornley (alias the Purple Sage, Omar Khayyâm Ravenhurst - not to be confused with the 11th century Iranian sufi polymath of the same name) wrote some of his ideas on life, compiling stories and examples about counter-culture and Zen (some funny, some laughable, some profound and some very relevantly useless).

Here are two extracts, from the first and the last Chapter of Zenarchy. Let us think, or not.
The whole booklet can be downloaded here free of rights (literally "All rites reversed").


The Unborn Face
[...]

Although we sometimes called ourselves hip or hipsters or hippies or flower children, at that time those were just names among many that seemed occasionally fitting. As a social entity we were not yet stereotyped. Between a hard-bopping hipster and a gentle flower child there was a distinction, and neither label stretched to include us all.


[...]

Becoming hung up on avoiding names, of course, can be as misleading as being named, classified and forgotten. We were not making an effort in either direction. We intended, however, to avoid abstractions that short-circuit thought. An unborn face entailed a naked mind.
Zen is called Zen, but when the monk asks the master, “What is Zen?” he does not receive a definition but a whack on the head, or a mundane remark, or a seemingly unrelated story. Although such responses might baffle the student, they did not encourage him to glibly pigeon-hole the Doctrine.
[...]

The Forgotten Sage


In Flight of the White Crows, John Berry reminds us that Chaung Tzu says the true sage is absent-minded: “The absent-minded man cannot remember his bad deeds; he cannot remember his good deeds.”


 read and typed in june 2013

3 juin 2013

[Poékwot] Iomallachd / Remoteness (Meg Bateman)



A poem from Meg Bateman, original in Gaelic and English transcription, in These Islands We Sing (anthology of contemporary Scottish poems, edited by Kevin MacNeil, 2011). The poem is a lucid, crystal-clear chiasmus between two places, two ages, two exiled communities.

I love the style of Meg Bateman (so different from mine). She wrote a poem / song about the burial of Sorley McLean, the great poet from Raasay Island (between Skye and the Highlands), and the poem is delicate yet real, so real that one could use it as a blanket or a frying pan. And now for Iomallachd.


Iomallachd

Chan eil iomallachd sa Ghàdhealtachd ann -
le càr cumhachdach
ruigear an t-àite taobh a-staigh latha;
's e luimead na hoirthir
a shàraich na daoine
is a chuir thar lear iad
a tha gar tàladh an-diugh,
na làraichean suarach a dh'fhàgh iad
cho miannaichte ri gin san rìoghachd.

Och, an iomallachd, càit a bheil thu?
Càit ach air oir lom nam bailtean,
sna towerblocks eadar motorways
far am fuadaichear na daoine
gu iomall a' chumhachd,
an aon fhiaradh goirt nan sùlean
's a chithear an aodann sepia nan eilthireach
(a bha mise riamh an dùil
gum biodh an Nàdar air dèanamh àlainn). 
 Remoteness

The Higlands are not remote any more -
with a powerful car
you can reach the place in a day;
it is the bleakness of the coast
that wore the people down
and sent them overseas
that draws us today,
the miserable sites they left
as desired as any in the land.

Alas, remoteness, where are you?
Where but at the bleak edge of the cities,
in the towerblocks between motorways
where people are removed
edged out from power,
the same hurt squint in their eyes
as is seen in the emigrants' sepia faces
(that I had fully expected
Nature to have made beautiful).

Meg Bateman by Robyn Grant
 Iomallachd / Remoteness, Meg Bateman