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21 févr. 2024

[Kogikwot] It’s 10pm. Do you know where your data is?

 

[ENG]

< Repeatedly copied errors predate LLM’s, obviously, but I would hardly expect garbage-in garbage-out machines to improve things. [...]

"I've seen attack ships on" ¹ people lose access to online accounts and tons of irrecoverable data because they only realised their phone was everything 30 seconds after losing it. It’s 10pm. Do you know where your data is? [...]

I can see the appeal in a flawless pair of machine eyes, a brain augmentation to store data and so on. I would not do this because I know how long an SSD lasts and how much companies care about human beings. ² [...]

Shorn of its orientalism and tech fetish, Cyberpunk is a "vibe": I don’t mean its setting, which is generally a world choking on pollution (like Blade Runner), or incredible wealth disparity and the laws not applying to the rich (like the world beyond your screen).

I mean the sensorial feel — alienation and atomisation, individuals feeling powerless in the face of corporate behemoths and unable to form connection (ever been banned from Twitter for telling a nazi to fuck off or lost access to an email address? Good luck finding a human being to fix that).

That dissociative feeling knowing how bad everything is but having to put on a smile to work 8+ hours doing something you do not care about, trying not to notice the watchful eye of [...]

Soon, Netflix will not need to ask if you are still watching. >

— Molly Noise, (Cyber)Punk is dead [extracts, slightly reformatted], Blood Knife, 2023

[¹ Editor's note: reference to the famous speech of Roy the Replicant (Rutger Hauer) in Blade Runner (1982), "like tears in the rain", where "attack ships on the shoulder of Orion" denotes a horrible yet fantastical memory that will become "lost to time" once Roy kills himself and all rogue / free Replicants are exterminated. Here, Noise may be conflating the future-lost memories of Roy with the harrowing experience of losing scores of personal data and attached subjective memories, and the burning warships with the panic attack that follows the experience or the paranoia that precedes.

² Editor's note: cue de facto mandatory biotech analogous to compulsory smartphones from 2015 on, cue no more software updates for restorative bionics, subpremium tiers for neural implants saturated with ads, budget cuts & memory corruption, ideological tracking, etc.]
 

[FRE]

« La retranscription d'informations fausses est évidemment plus ancienne que les programmes de génération de langage du big data (LLMs), mais je ne m'attends pas à ce que des machines qui remâchent des idioties améliorent la situation. [...]

"J'ai vu des vaisseaux de guerre en feu" ¹ sur des personnes venant de perdre l'accès à des comptes privés et des quantités incalculables de données irrécupérables, parce qu'elles ont seulement réalisé que leur téléphone contenait leur vie entière 30 secondes après l'avoir perdu. Il est 22 heures. Est-ce que vous savez où se trouvent vos données ? [...]

Je peux comprendre l'attrait d'une paire d'yeux bioniques ultimes, d'une augmentation cérébrale pour stocker mes données, etc. Mais je ne le ferai jamais, parce que je sais combien de temps le hardware d'un disque dur reste opérationnel avant de se corrompre, et que je sais comment les méga-corporations traitent les êtres humains ². [...]

Dépouillé de son orientalisme et de son fétichisme technologique, le cyberpunk ressemble à une vibe, une atmosphère affective : et par là je ne veux pas parler de ses imaginaires et univers fictifs, qui sont pourtant ceux d'un monde étouffant dans la pollution (comme dans Blade Runner), et d'inégalités économiques extrêmes où les riches font la loi et n'y sont pas soumis (comme dans le monde qui d'étend au-delà de votre écran).

Avec ce terme, je veux parler d'un vécu sensible : l'aliénation et l'atomisation, des individus qui se sentent fondamentalement impuissants face aux léviathans comme les multinationales, incapables de formes des liens et de se connecter autrement (est-ce que vous avez déjà été dégagé-e de Twitter ou d'un autre réseau social pour avoir insulté un nazi ? Bon courage pour mettre la main sur une personne humaine qui soit capable de régler le problème).

Ce sentiment de dissociation quand on sait à quel point tout va mal, mais que l'on doit afficher un sourire en allant travailler pendant plus de 8 heures dans une activité qui n'a aucun sens, en essayant de ne pas remarquer ni attirer l'œil vigilant de la [...]

Bientôt, Netflix n'aura plus besoin de vous demander si vous êtes toujours en train de regarder. »

— Molly Noise, (Cyber)Punk is dead [extraits, traduit, légèrement remis en page], sur Blood Knife, 2023

[¹ Ndt : ici, l'autrice fait référence au discours bien connu de Roy le Réplicant (Rutger Hauer) à la fin de Blade Runner (1982), "comme des larmes dans la pluie", dans lequel Roy évoque "des vaisseaux de guerre en feu sur l'épaule d'Orion" parmi les souvenirs terribles et fantastiques qui le hantent. Les souvenirs bien réels de l'androïde fugitif seront perdus à tout jamais une fois que celui-ci se sera donné la mort, et que les autres Réplicants libres et rebelles auront été exterminé-e-s. Ici, l'autrice compare l'explosion des vaisseaux de guerre à la crise de panique, paranoïde ou traumatique, lorsque l'on réalise que nos souvenirs intimes sont condamnés à l'oubli par la perte de données ou d'archives personnelles.

² Ndt : il serait possible d'ajouter ici de nombreux exemples sous-entendus par les références de Molly Noise dans tout l'article, comme le fait que certaines biotechnologies ou modifications deviendraient de facto obligatoires pour posséder un emploi ou utiliser les services publics, comme avec les téléphones portables connectés après 2015, les discontinuités de service et de mises à jour pour des implants vitaux ou restaurateurs, des versions non-premium de la perception saturées de publicités, le traçage et le flicage d'opinions politiques, etc.]

16 avr. 2020

[Kwot] Une citation issue d'un jeu de cartes populaire


« Le libre-arbitre a cela d'étonnant : on ne se sent pas différent lorsqu'on ne l'a pas »

 – Ambassadeur Laquatus, sculpteur de marionnettes (Magic the Gathering, Xe édition, 2007)

20 déc. 2018

[Poékwot] Never again the same (James Tate)


"Speaking of sunsets,
last night’s was shocking.
I mean, sunsets aren’t supposed to frighten you, are they?
Well, this one was terrifying.
People were screaming in the streets.
Sure, it was beautiful, but far too beautiful.
It wasn’t natural.
One climax followed another and then another
until your knees went weak
and you couldn’t breathe.
The colors were definitely not of this world,
peaches dripping opium,
pandemonium of tangerines,
inferno of irises,
Plutonian emeralds,
all swirling and churning, swabbing,
like it was playing with us,
like we were nothing,
as if our whole lives were a preparation for this,
this for which nothing could have prepared us
and for which we could not have been less prepared.
The mockery of it all stung us bitterly.
And when it was finally over
we whimpered and cried and howled.
And then the streetlights came on as always
and we looked into one another’s eyes —
ancient caves with still pools
and those little transparent fish
who have never seen even one ray of light.
And the calm that returned to us
was not even our own."

James Tate (c), in Shroud of the Gnome (1997), disponible en ligne
:

28 mai 2018

[Quasikwot] "Je suis Yxunomei." (Icewind Dale)


Des aventurières de la région de Luskan sont mandatées pour retrouver la trace d'un puissant artefact divinatoire qui protège la frêle présence humaine dans les contrées hyperboréennes de l'Épine Dorsale du monde.

Dans les tunnels ténébreux d'une montagne vénérée par les grands serpents Yuan-Ti, les apparitions déroutantes se multiplient : une fillette au tein pâle semble poursuivre les héroïnes et les menace, avant de disparaître à nouveau. Ancien sortilège ? Âme perdue ? Daimon vindicatif ? Avatar divin d'une parèdre en mal de fidèles ?

Le tunnel chthonien débouche soudain sur une salle éclairée, immense et somptueusement meublée. La petite fille se tient au centre de la pièce, enserrée par une débauche de corps serpentins, de bras, d'exuvies et de luminaires. Au fil de son ultime dialogue avec les aventurières, elle révèle sa véritable forme...

 

« — Nous sommes à la recherche d'une pierre unique. Quoi que vous soyez, nous ne cherchons pas à vous déranger : plus vite nous l'aurons trouvé, plus vite nous pourrons partir de votre montagne.

— Oh, c'est bien cela qui pose problème. Voyez-vous, la gemme est en ma possession, et je me réserve d'en user. Simple ingrédient, mais plutôt rare, en effet : catalyseur de l'effloraison dystocique à venir. Ce monde n'est qu'un champ de bataille parmi d'autres, pris dans une vendetta qui vous dépasse. Renoncez donc.

— Nous venons au nom des habitants de l'Épine. Vous n'aviez pas le droit de dérober leur patrimoine.

— Votre tentative d'intervenir dans les évènements qui se déploient autour de vous sont comiques, tout au plus. Vos motivations sont si... simples, comme toutes celles des êtres de cette planète. Mais je choisis de m'abaisser. Je n'ai aucun désir de remplir le rôle de "monarque" : je prépare simplement le retour d'un ennemi ancien, et me contente de placer les germes de sa chute dans le cadavre de votre monde, comme je le fis pour tant d'autres.

— Silence, cryptique prophétesse de malheur ! Assez de mensonges. Nous ne sommes pas des femmes naïves. Où est la pierre ? Tout ce que je vois peut saigner, et tout ce qui saigne peut mourir !

— Vos notions d'honneur, de panique et de douleur sont ici insignifiantes, comme les notions de mâle et de femelle, qui ne me concernent pas. Vous ne connaissez pas le rôle des pores de votre peau, et les circonvolutions de vos nervures vous sont inconnues. Lorsque vous grattez la coquille de votre monde, vous arrivez au mieux à faire suinter un peu de philosophie : celle-ci se révèlerait être corrosive, mais vous peinez à l'appliquer. Il vous faudrait ronger votre réalité jusqu'à l'os pour espérer entrevoir la mienne. Mon sein abrite de véritables usines de vérité. Leurs danses sont si étrangères à vos consciences que les ombres des premières suffiraient à faire fondre les secondes.

— ...

— Vous êtes si fiers de barboter un instant à la surface de la boue primordiale, mais cette fierté elle-même reste tiède. Bien vite, vous étouffez, pourrissez, puis disparaissez comme les millions d'autres. De petites crevettes, parfaitement ignorantes des pachydermes célestres qui sculptent vos rivages et vos lignées entières. Et mon essence participe de tels astres obscurs. Lorsque je cille, une marée infernale inonde cent nations idéales, cent citadelles de pensée dans leurs cosses de vide. Par mes édits, je fais pleurer les dynasties de cristal : nuages de sarin et de bonheur. Car il s'agit d'une lutte de principes. Une campagne cosmique au profit de vérités fondamentales, des océans de conviction s'écrasant sur des dogmes de basalte, entraînant le devenir spirituel de mondes entiers, de mondes qui ont osé renier leurs origines, si contrairement à celui-ci ! Car je vois des formes miroiter dans la glèbe la plus commune de cet univers : la lumière du plus petit scorpion n'est pas si insignifiante qu'elle ne filtre à travers le grand océan que vos sages les meilleurs nomment "chaos originel". Mais les éons qui m'appellent contiennent leurs propres pièges, et je ne peux souffrir de déviation.

— Que, quoi... Non, c'est impossible !

— Je suis Yxunomei. Je suis soldate et dévouée, subtile et magnifique, toute prête à remercier et demander pardon, lorsqu'une perfection supérieure vient à éclore. Le broiement passé des grains futurs vit ma naissance, et encore longtemps après ma disparition, je bercerai le blé noir de mon foyer inverse, en vue de semailles dont les conquêtes présentes sont la moisson. À présent : flétrissez. »

 ★

"Dialogues d'Yxunomei", traduit et profondément adapté du script d'Icewind Dale, Advanced Dungeon & Dragons (Royaumes Oubliés), Interplay, 2000. Image : Lilura (screenshot).


15 mai 2018

[Kwot] Very far from understanding


"This was the first time that he had ever looked into the labyrinth of the human soul. He was very far from understanding what he saw...


... For the understanding of the soul's defencelessness, of the conflict between the two poles, is not the source of the greatest song. The source of the greatest song is sympathy"


Halldór Laxness

in Sjálfstætt fólk ("Independent People")


2 sept. 2015

[Poékwot] Anesthesia (Meghan O'Rourke)


Say I was searching for God
I was in a hospital with an IV in my arm,
brittle plastic stem. I put my hand in my mouth
and the nurses took it out.                                       [...]
When I woke they said I'd been speaking for hours.

The machines blinked silver around me.

What took place when I was asleep?
Where had I been that I couldn't remember?
The childhood farmhouse, full of light?                      [...]


But no cotton drifted through the sun.
No grass turned dun in the shadows.
No cars drove on the road just out of sight
but within earshot. You forgot
who you were. People came to your bed                   
[...]
and told you they loved you.

How could you know? You didn't remember
the past, you just felt it slipping out of your grasp,
like wheat in the chute of the silo

before you were born to think
me, me, me.
 "Anesthesia", Extracted from Once – poems
by Meghan O'Rourke

13 mai 2015

[Poékwot] Bloodvein + The Art of Poetry (David Harsent)


Bloodvein
i.m.

Soft on a leaf, last of the garden exotica, found only at dusk and pale
as the face in the sick-bed except for that long line
going wing-tip to wing-tip, heartstring, nerve-track, a thread you might pull...

[...]

...of doubt and decay where all of this plays out: the fractured pearl
of the creature's eye, the journey from leaf to lamp that has long been
written in, like your word to her, like hers to you as she palms the bitter pill

The Art of Poetry

They get out of bed. They get dressed.
They don't speak a word. Then they split,
both of them seeming a touch
shaky, now, as they leave
(not together of course) and hit
the street. [...]

Nothing unusual in this,
but the poet has just caught a whiff
of a song coming on (maybe soon,
maybe not) that will start with the line
They get out of bed, they get dressed...




Bloodvein, The Art of Poetry, quotes from two poems
by David Harsent, in Night, Faber & Faber (2011)





12 avr. 2015

[Kogikwot] Les ormeaux (Alain)


« Les feuilles poussent. Bientôt, la galéruque, qui est une petite chenille verte, s'installera sur les feuilles de l'ormeau et les dévorera. L'arbre sera comme privé de ses poumons. Vous le verrez, pour résister à l'asphyxie, pousser de nouvelles feuilles et vivre une seconde fois le printemps. Mais ces efforts l'épuiseront. Une année ou l'autre, vous verrez qu'il n'arrivera pas à déplier ses nouvelles feuilles, et il mourra.

Ainsi gémissait un ami des arbres, comme nous nous promenions dans son parc. Il me montrait des ormeaux centenaires et m'annonçait leur fin prochaine. Je lui dis : "Il faut lutter. Cette petite chenille est sans force. Si l'on peut en tuer une, on peut en tuer cent et mille".

"Qu'est-ce qu'un millier de chenilles ?, répondit-il. Il y en a des millions, j'aime mieux ne pas y penser". "Mais, lui dis-je, vous avez de l'argent, Avec de l'argent on achète des journées de travail. Dix ouvriers travaillant dix jours tueront plus d'un millier de chenilles. Ne sacrifieriez-vous pas quelques centaines de francs pour conserver ces beaux arbres ?".

"J'en ai trop, dit-il ; et j'ai trop peu d'ouvriers. Comment atteindront-ils les hautes branches ? Il faudrait des émondeurs. Je n'en connais que deux dans le pays". "Deux, lui dis-je, c'est déjà quelque chose. Ils s'occuperont des hautes branches. D'autres, moins habiles, se serviront d'échelles. Et si vous ne sauvez pas tous vos arbres, vous en sauverez au moins deux ou trois".

"Le courage me manque, dit-il enfin. Je sais ce que je ferai. Je m'en irai dans quelque temps, pour ne pas voir cette invasion de chenilles". "Oh puissance de l'imagination, répondis-je. Vous voilà en déroute avant d'avoir combattu. Ne regardez pas au-delà de vos mains. On n'agirait jamais si l'on considérait le poids immense des choses et la faiblesse de l'humain. C'est pourquoi il faut agir et penser son action.

Voyez ce maçon : il tourne tranquillement sa manivelle, et c'est à peine si la grosse pierre remue. Pourtant la maison sera achevée, et des enfants gambaderont dans les escaliers. J'ai admiré une fois un ouvrier qui s'installait avec son vilebrequin pour percer une muraille d'acier qui avait bien quinze centimètres d'épaisseur. Il tournait son outil en sifflant ; les fins copeaux d'acier tombaient comme une neige. L'audace de cet homme me saisit. Il y a dix ans de cela. Soyez sûr qu'il a percé ce trou-là et bien d'autres.

Les chenilles elles-mêmes vous font la leçon. Qu'est-ce qu'une chenille auprès d'un ormeau ? Mais tous ces menus coups de dents dévoreront une forêt. Il faut avoir foi dans les petits efforts et lutter en insecte contre l'insecte. Mille causes travaillent pour vous, sans quoi il n'y aurait point d'ormeaux.

La destinée est instable ; une chiquenaude crée un monde nouveau. Le plus petit effort entraîne des suites sans fin. Celui qui a planté ces arbres n'a pas délibéré sur la brièveté de la vie. Jetez-vous comme lui dans l'action sans regarder plus loin que vos pieds, et vous sauverez vos ormeaux". »

Alain, 5 mai 1909. In Propos sur le bonheur, XXVII, « Les ormeaux ».
 
 

7 avr. 2015

[Poékwot] Quatrains (Omar Khayyām)


Dieu, le bon vin, les boucles de l'amant-e, encore le vin et l'ivresse qui va avec, la mort, la vie éphémère. Or, plumes, chair, cendres, rubis. L'argile philosophique de ces quatrains, toujours plus équivoques à la seconde lecture, et toujours moins frivoles. Le refrain sobre, flamboyant. L'évocation rapide, agile – polychrome.

Sur le plan doxographique ou doctrinal, rien n'est certain. Omar Khayyām, musulman pieux ou blasphémateur ? Religieux – et mystique ? Islam soufi, orthodoxe – ou athée ? Son amour du vin, une simple métaphore ? Son hédonisme – ascétique ou orgiaque ? Omar l'épicurien, le stoïque, le jouisseur, le désespéré ? La beauté à laquelle il s'accroche, est-elle immuable, hors du temps et indifférente, ou sensible, éclatée, volatile ?

Le destin que cette « Plume » a figé bien avant sa naissance, le concevait-il comme une fatalité astrale, comme le cours aberrant d'une poussière dans l'éther – comme le fragment incompréhensible d'une fresque ou d'un plan ? Quelque décret divin, ou encore l'arbre infiniment lent et ramifié – implacable et sublime – de la nécessité naturelle ?

"Suppose que tu n'existes pas, et sois libre" 

La mort est certaine et irréversible. Le décompte de notre temps est certain, et le nombre du compte est inconnu. Est-ce que la mort condamne à l'ignorance et à l'oubli – ou est-ce la mort ce qui nous libère ? La mort intensifie le silence du Dieu inconnu, l'absurdité des promesses de "miséricorde", des interdits dogmatiques, et des sacrifices transactionnels. Le pari de Pascal tient la route en principe, mais ses effets pratiques sont déjoués : Dieu n'est pas lisible, et les conditions d'accès à l'éternité ne sont pas certaines. Peut-être faut-il se montrer digne du désir, et de la liberté. Peut-être faut-il écouter les prêtres d'aujourd'hui, ou ceux d'hier, ou imaginer ceux de demain.

L'inexistence relative se plante alors dans le cerveau comme un métal chauffé à blanc qui neutralise tout désir. À moins qu'elle ne devienne soudain une force qui concentre les actes hors de soi, capable de libérer l'amour – et peut-être que cela ne dépend pas vraiment de "nous", volontairement.

Il faut donc relire de nombreuses fois ces Quatrains pour en goûter la force, en-deçà des thèses trop connues auxquelles on ne prête plus de substance, à tort et par un effet d'habitude. Relire pour y hasarder une cohérence personnelle. Choisir d'en isoler certains parmi eux, pour en trouver la force en-deçà des thèses trop connues, et pouvoir leur prêter l'expérience personnelle, si possible.

Voici ma sélection :
  

XXII

Khayyām, qui travailla aux tentes de la sagesse,
Tomba dans le brasier de la tristesse et fut consumé d'un seul coup ;
Les ciseaux du destin ont coupé la corde de sa tente,
Et le marchand d'espoir l'a vendue pour une chanson.

XLII

Quiconque arrose dans son cœur la plante de l'Amour
N'a pas un seul jour de sa vie qui soit inutile,
Soit qu'il cherche à aller au-devant de la volonté de Dieu
Soit qu'il cherche le bien-être corporel et lève sa coupe.


LI

Ma venue ne fut d'aucun profit pour la sphère céleste ;
Mon départ ne diminuera ni sa beauté ni sa grandeur ;
Mes deux oreilles n'ont jamais entendu dire par personne
Le pourquoi de cette venue et celui de ce départ.


LII

Nous serons effacés du chemin de l'amour ;
Le destin nous broiera de ses talons ;
Ô porte-coupe au doux visage, quitte ta pose paresseuse
Donne-moi de l'eau, car je deviendrai de la poussière.

LVII

Ceux dont les croyances sont basées sur l'hypocrisie
Veulent faire une distinction entre l'âme et le corps.
Moi, je sais que le vin seul a le mot de l'énigme
Et qu'il donne conscience d'une parfaite Unité.

LXVIII

Avant que  le destin te frappe à la tête,
Ordonne qu'on t'apporte du vin couleur de rose.
Pauvre sot, penses-tu être un trésor,
Et que l'on te déterrera après t'avoir enseveli ?

LXXVI

Ne laisse pas la tristesse t'étreindre
Et d'absurdes soucis troubler tes jours,
N'abandonne pas le livre, les lèvres de l'aimée et les odorantes pelouses
Avant que la terre te prenne dans son sein.

XCI

Ne suis pas la Sunnat, laisse ses préceptes ;
Ne refuse à personne le morceau que tu possèdes ;
Ne calomnie pas, n'afflige pas un seul coeur :
Je te garantis le monde à venir... Apporte du vin.

XCIV

Pour parler clairement et sans paraboles,
Nous sommes les pièces du jeu que joue le Ciel ;
On s'amuse avec nous sur l'échiquier de l'être,
Et puis nous retournons, un par un, dans la boîte du Néant.

C

Plein de désir, j'ai mis mes lèvres aux lèvres de la jarre
Pour lui demander combien longue serait ma vie.
Elle a collé ses lèvres aux miennes et m'a dit :
"Bois du vin, tu ne reviendras pas en ce monde".

CXXII

Pour celui qui comprend les mystères du monde,
La joie et la tristesse sont identiques ;
Puisque le bien et le mal doivent tous deux finir,
Qu'importe que tout soit peine, à ton choix, ou que tout soit remède.

  
Encore beaucoup d'autres que je n'ai pas choisis. Certaines pensées-poèmes bien différentes. Et encore Dieu, le bon vin, les boucles de l'amant-e, encore le vin et l'ivresse qui va avec, la mort, la vie éphémère. Or différent, cendres fertiles, rubis liquide, bois vivant, oreiller froid, béton chaud, air salé.

En-deçà des thèses trop connues, ces quatrains se prêtent à la relecture ; outils pour de nombreuses réflexions et pour l'expérience quotidienne. Tout est vain. Rien n'est important, et la sagesse elle-même relative et mortelle.


quatrains choisis de Omar Khayyaām (Perse, 1048-1131)
extraits de Les Quatrains


traduction depuis la traduction anglaise par Olivier Grolleau
sur livre fin et hautement portatif aux éditions Allia (2014)



 img : Tombe de Khayaām à Nishapur (Iran)

19 mars 2015

[Poékwot] Apology of Genius (Mina Loy)


Ostracized as we are with God
The watchers of the civilized wastes
reverse their signals on our track
Lepers of the Moon
all magically diseased
we come among you
innocent
of our luminous sores

unknowing
how perturbing lights
our spirit
on the passion of Man
until you turn on us your smooth fools' faces
like buttocks bared in aboriginal mockeries

We are the sacerdotal clowns
who feed upon the wind and stars
and pulverous pastures of poverty

Our wills are formed
by curious disciplines
beyond your laws

You may give birth to us
or marry us
the chances of your flesh
are not our destiny

The cuirass of the soul
still shines –
And we are unaware if you confuse
such brief
corrosion with possession

In the raw caverns of the Increate
we forge the dusk of Chaos
to that impervious jewelry of the Universe
      – The Beautiful –

While to your eyes
a delicate crop
of criminal mystic immortelles
stands to the censor's scythe
Apology of Genius, poem by
Mina Loy,
ca. 1922

28 janv. 2015

[Poékwot] Rues de Shanghai (Tomas Tranströmer)


1

Ils sont nombreux dans le parc à lire le papillon blanc.
[...]
À l'aube, les masses humaines font démarrer notre planète silencieuse
au pas de course

Le parc s'emplit de gens. À chacun huit visages polis comme le jade, pour toutes les situations, pour éviter toute erreur.
À chacun aussi ce visage invisible reflétant "ce dont on ne parle pas".
Ce qui remonte dans les moments de fatigue, aussi amer qu'une gorgée d'eau-de-vie de serpent à l'arrière-goût écaillé et persistant.
[...]

2

C'est la mi-journée. Le linge lavé ondule au vent gris de la mer bien au-dessus des cyclistes
qui viennent en essaim serré. Avez-vous vu les dédales latéraux ?
Je suis entouré de caractères d'une écriture que je ne peux déchiffrer, je suis parfaitement analphabète.
Mais j'ai payé ce que je devais et on m'a toujours donné une quittance.
J'ai amassé tant de quittances illisibles.
Je suis un vieil arbre dont les feuilles fanées sont restées accrochées et n'arrivent pas à tomber par terre.

Et un souffle venu de l'océan fait bruire mes quittances.

3

À l'aube, notre planète silencieuse démarre sous le poids des masses humaines.
[...]
Nous sommes à mille ans de la naissance des claustrophobes.
[...]
Nous semblons presque heureux au soleil, alors que nous saignons
de ces blessures dont nous ignorons tout.


Tomas Tranströmer, Rues de Shanghai (extraits).

Pour les vivants et les morts (1989), in Baltiques (2004).
Traduit du suédois par Jacques Oudin.

22 nov. 2014

[Poékwot] Quelques minutes (Tomas Tranströmer)


Le pin bas des marais tiens haut sa couronne : un chiffon noir
Mais ce qu'on voit n'est rien
à côté des racines, du système de racines disjointes, furtivement reptiles. Immortelles ou
demi-mortelles.

[...]

Du ciel laiteux de l'été, il tombe de la pluie.
C'est comme si mes cinq sens étaient branchés à un autre être
se déplaçant avec autant d'obstination
que ces coureurs vêtus de clair dans un stade où ruisselle la nuit.

Tomas Tranströmer, Quelques minutes (1970)

in Baltiques (2004)
Traduit du suédois par Jacques Outin.

23 oct. 2014

[Poékwot] L'alphabet (Henri Michaux)


«
Tandis que j’étais dans le froid des approches de la mort, je regardai comme pour la dernière fois les êtres, profondément.
Au contact mortel de ce regard de glace, tout ce qui n’était pas essentiel disparut.
Cependant je les fouillais, voulant retenir d’eux quelque chose que même la Mort ne pût desserrer. Ils s’amenuisèrent, et se trouvèrent enfin réduits à une sorte d’alphabet, mais à un alphabet qui eût pu servir dans l’autre monde, dans n’importe quel monde.
Par là, je me soulageai de la peur qu’on ne m’arrachât tout entier à l’univers où j’avais vécu. Raffermi par cette prise, je le contemplais, invaincu, quand le sang avec la satisfaction, revenant dans mes artérioles et mes veines, lentement je regrimpai le versant ouvert de la vie. »

— Henri Michaux,
Épreuves, exorcismes, 1946

31 oct. 2013

[Kwot] Code poems (Ongoing Open Project)


Two authors, two compiling code poems
__________________________________________________
DANCING WITHIN
using System;

public class PoemCode
{
   private bool dancing_within()
   {
      Boolean me = true;
      while (dancing_within())
      {
         var iables_of_light = "";
         try { int elligently_to;
         object ify_the_world_apart; }
         catch (Exception s)
         {
            int o_the_broken_parts;
            throw; int o_the_seed_of_life;
         }

         Random ashes_of = new Random();
         float ing_devices;
         short age_of;
         char acter_will_never_let_you = 'b';
      }
      return me;
   }
}


Álvaro Matías Wong Díaz
// C#
__________________________________________________

UNHANDLED LOVE

class love {};

void main()
{
    throw love();
}


Daniel Bezerra
// C++
__________________________________________________

code {poems} - Ongoing Project, possible submissions on their site

Tiré d'un projet en cours, propositions poétiques ouvertes sur leur site
 .

14 juin 2013

[Kwot] Zenarchy (Kerry W. Thornley)


And here I am, typing down the last words of Kerry Wendell Thornley's short none-treatise on the politics of non-political counter-culture, Zenarchy.

 After writing The Idle Soldiers on his then-friend and comrade Lee Harvey Oswald (long before this latter's defection and the murder of JFK), but before founding Discordianism with his childhood friend Greg Hill (Malaclypse the Younger), Thornley (alias the Purple Sage, Omar Khayyâm Ravenhurst - not to be confused with the 11th century Iranian sufi polymath of the same name) wrote some of his ideas on life, compiling stories and examples about counter-culture and Zen (some funny, some laughable, some profound and some very relevantly useless).

Here are two extracts, from the first and the last Chapter of Zenarchy. Let us think, or not.
The whole booklet can be downloaded here free of rights (literally "All rites reversed").


The Unborn Face
[...]

Although we sometimes called ourselves hip or hipsters or hippies or flower children, at that time those were just names among many that seemed occasionally fitting. As a social entity we were not yet stereotyped. Between a hard-bopping hipster and a gentle flower child there was a distinction, and neither label stretched to include us all.


[...]

Becoming hung up on avoiding names, of course, can be as misleading as being named, classified and forgotten. We were not making an effort in either direction. We intended, however, to avoid abstractions that short-circuit thought. An unborn face entailed a naked mind.
Zen is called Zen, but when the monk asks the master, “What is Zen?” he does not receive a definition but a whack on the head, or a mundane remark, or a seemingly unrelated story. Although such responses might baffle the student, they did not encourage him to glibly pigeon-hole the Doctrine.
[...]

The Forgotten Sage


In Flight of the White Crows, John Berry reminds us that Chaung Tzu says the true sage is absent-minded: “The absent-minded man cannot remember his bad deeds; he cannot remember his good deeds.”


 read and typed in june 2013

3 juin 2013

[Poékwot] Iomallachd / Remoteness (Meg Bateman)



A poem from Meg Bateman, original in Gaelic and English transcription, in These Islands We Sing (anthology of contemporary Scottish poems, edited by Kevin MacNeil, 2011). The poem is a lucid, crystal-clear chiasmus between two places, two ages, two exiled communities.

I love the style of Meg Bateman (so different from mine). She wrote a poem / song about the burial of Sorley McLean, the great poet from Raasay Island (between Skye and the Highlands), and the poem is delicate yet real, so real that one could use it as a blanket or a frying pan. And now for Iomallachd.


Iomallachd

Chan eil iomallachd sa Ghàdhealtachd ann -
le càr cumhachdach
ruigear an t-àite taobh a-staigh latha;
's e luimead na hoirthir
a shàraich na daoine
is a chuir thar lear iad
a tha gar tàladh an-diugh,
na làraichean suarach a dh'fhàgh iad
cho miannaichte ri gin san rìoghachd.

Och, an iomallachd, càit a bheil thu?
Càit ach air oir lom nam bailtean,
sna towerblocks eadar motorways
far am fuadaichear na daoine
gu iomall a' chumhachd,
an aon fhiaradh goirt nan sùlean
's a chithear an aodann sepia nan eilthireach
(a bha mise riamh an dùil
gum biodh an Nàdar air dèanamh àlainn). 
 Remoteness

The Higlands are not remote any more -
with a powerful car
you can reach the place in a day;
it is the bleakness of the coast
that wore the people down
and sent them overseas
that draws us today,
the miserable sites they left
as desired as any in the land.

Alas, remoteness, where are you?
Where but at the bleak edge of the cities,
in the towerblocks between motorways
where people are removed
edged out from power,
the same hurt squint in their eyes
as is seen in the emigrants' sepia faces
(that I had fully expected
Nature to have made beautiful).

Meg Bateman by Robyn Grant
 Iomallachd / Remoteness, Meg Bateman


 











25 mai 2013

[Kwot] We adore chaos (M. C. Escher)


"We adore chaos because we love to produce order"

- M. C. Escher

20 avr. 2013

[Kwot] "Jabberwocky", Through the Looking-Glass (2) (Lewis Carroll)


There was a book lying near Alice on the table, and while she sat watching the White King (for she was a little anxious about him and had the ink all ready to throw over him, in case he fainted again), she turned over the leaves, to find some part that she could read, "for it's all in some language I don't know", she said to herself.

It was like this.
 

YKƆOWЯ∃ᗺᗺAJ

ƨɘvot yhtilƨ ɘht bna ,gillird ƨawT` 
;ɘbaw ɘht ni ɘlbmig dna ɘryg biⱭ
,ƨɘvogorod ɘht ɘrɘw yƨmim llA  
.ɘdargtuo shtar ɘmom ɘht dnA


She puzzled about this for some time, but at last,
a bright thought struck her. "Why, it's a Looking-Glass book of course! And if I hold it up to a glass, the words will all go the right way again."
This was the poem that Alice read.
JABBERWOCKY

 `Twas brillig, and the slithy toves
Did gyre and gimble in the wabe:
  All mimsy were the borogoves,
And the mome raths outgrabe.

  "Beware the Jabberwock, my son!
The jaws that bite, the claws that catch!
  Beware the Jubjub bird, and shun
The frumious Bandersnatch!"

  He took his vorpal sword in hand:
Long time the manxome foe he sought --
  So rested he by the Tumtum tree,
And stood awhile in thought.

  And, as in uffish thought he stood,
The Jabberwock, with eyes of flame,
  Came whiffling through the tulgey wood,
And burbled as it came!

  One, two! One, two! And through and through
The vorpal blade went snicker-snack!
  He left it dead, and with its head
He went galumphing back.

  "And, hast thou slain the Jabberwock?
Come to my arms, my beamish boy!
  O frabjous day! Callooh! Callay!"
He chortled in his joy.

  `Twas brillig, and the slithy toves
Did gyre and gimble in the wabe;
  All mimsy were the borogoves,
And the mome raths outgrabe.
 


Lewis Carroll, "Jabberwocky"
Original illustration by John Tenniel
Through the Looking-Glass and What Alice Found There, 1872

18 avr. 2013

[Kwot] Through the Looking-Glass (1) (Lewis Carroll)


  First, there's the room you can see through the glass - that's just the same as our drawing-room, only things go the other way. I can see all of it when I get upon a chair - all but the bit just behind the fireplace. Oh! I do wish I could see that bit! I want so much to know whether they've a fire in the winter: you never can tell, you know, unless our fire smokes, and then smoke comes up in that room too - but that may be only pretence, just to make it look as if they had a fire.

Well then, the books are something like our books, only the words go the wrong way; I know that, because I've held up one of our books to the glass, and then they hold up one in the other room [...]

You can just see a little peep of the passage in Looking-Glass House if you leave the door of our drawing-room wide open: and it's very like our passage as far as you can see, only you know it may be quite different on beyond [...]

In another moment Alice was through the glass, and had jumped lightly down into the Looking-Glass room...



From Lewis Carroll, Through the Looking-Glass
and What Alice Found There
, 1872

Original illustration by John Tenniel

26 févr. 2013

[Kwot] "The Time is out of Joint" (Shakespeare)


"The time is out of joint: O cursed spite
That ever I was born, to set it right!"

    Hamlet, Acte 1, scène 5

« Notre époque est détraquée. Maudite fatalité !
Que je sois jamais né pour la remettre en ordre ! »

    traduction F.-V. Hugo

« Le temps est hors de ses gonds » ...

    traduction Y. Bonnefoy