4 sept. 2015

[Kogi] Naturaliser le regard (1) : autre ville, neutre vertige (approche descriptive)


Mes yeux s'ouvrent, comme on dit parfois, mon regard change et se pose sur la ville dans laquelle je vis : cette mégapole n'est pas une œuvre humaine, ce n'est plus un projet contrôlé. Et ça ne l'a jamais vraiment été, ou jamais seulement.

Exit les fonctions de la route, et du passage piéton, exit les signaux des feux rouge en tant que signaux. Exit la surbrillance agaçante ou excitante des panneaux de pub, exit aussi l'attraction réflexe des logos et des prix, des vitrines aux mannequins effilés, la captation des magasins de style, des bars à moitié plein, des librairies qui rayonnent de mille promesses et tentations comme autant de chez-moi, exit l'attraction immédiate ou dégoût de telle mode urbaine, exit les écrans d'information, exit même l'évidence vivace et princière des visages féminins et masculins...

Exit
la surbrillance normale et immédiate des choses humaines, de leurs noms-silhouettes et traits et fonctions, des téléphones portables, des voitures et des signes artistiques, généralement ponctués par des horaires, des courses à vélo, en caisse ou en métro...
 


Autre regard, autre ville

Ces derniers temps, j'éprouve une vision étrange et nouvelle de la ville. Je m'y essaye : c'est difficile. Ou plutôt, elle m'essaye et je suis difficile. Cette "vision" implique en réalité tous les sens dont je suis doté, mais aussi et surtout beaucoup de compréhension du réel, beaucoup de connaissances, de représentations scientifiques, de représentations plastiques. Cette nouvelle "vision" ou ce nouveau regard me tombe dessus via des années de lecture et d'expérience.

On pourrait dire : une mise en relation des savoirs sur le monde naturel, de représentations imaginaires mais précises, et d'un sentiment de neutralité ou de neutralisation des valeurs, et tout cela, au niveau de la sensation. La ville familière, centrée sur moi, sur l'intéressant, sur l'utile, sur le désir, sur l'artifice, sur les comportements, sur le regard des inconnus, bref centrée sur l'humain que je suis, polarisée de l'humain, celle-ci s'estompe.

Comme "en-deçà" ou "dans l'intervalle" des apparences familières apparaît –

Une autre ville
. Pourtant, ce n'est plus l'autre ville conçue comme une titan statique et sensible, l'infrastructure géologique et immobilière vécue de manière immersive, empathique, par réversion du senti et du sentant ("je suis le béton et le sol, qui ressent le poids sourd des bâtiments, le chaud frottement des pneus et le tapotement clignotant des semelles par milliers, je sens les pluies et les liquides qui traversent mes tuyaux intestinaux, je sens tout, depuis les larges coups des cuillères tranchantes des pelleteuses jusqu'au bidouillage expert des électriciens dans mes centres nerveux...").

Évidemment, ce n'est pas non plus l'autre ville à venir, la Ville du paradis perdu, de l'utopie ou l'autre ville céleste (mythique). Mais ce n'est non plus pas l'autre ville des souvenirs, celle dont les parcs et les quartiers sont chargés d'émotions intimes et d'amitiés envolées ; ni même l'autre ville que l'on rencontre pour la première fois, inconnue mais concrète et prometteuse, que l'on fantasme ouvertement quand on s'y perd ou que l'on commence à l'explorer...

Toutes ces autres villes, ou ces autres regards sur une même ville, j'en ai parlé ailleurs, déjà tenté de les exprimer, de les expérimenter en subvertissant le regard quotidien. J'avais alors eu l'intuition ou la prémonition d'une ville où les noms se dissolvent dans les choses, l'idée d'une ville purement objective, réelle, qui serait pourtant vécue de part en part. Impossible ! C'est pourtant ce que nous allons tenter d'approfondir et d'approcher. J'avais alors nommé ce truc "élémental de ville", mais ça restait trop vague, trop spectral et trop spontané (non-systématique, non-informé).

L'autre ville
dont je parle ici, c'est la ville naturalisée. En quelque sorte, c'est la ville nivelée par une conception neutre et précise des êtres qui la composent, sans exception, sans préférence et sans degrés d'importance, à chaque instant et chaque endroit, depuis le niveau des ondes électromagnétiques et des molécules, jusqu'aux niveaux bioclimatique et géologique.

Le point de vue se déplace par l'imagination mais s'enracine dans mon flux de vécus, tandis que "je" disparais, entièrement intégré au même tissu de réel continu et changeant, au même continuum de différences, au même titre que n'importe quel autre chose en équilibre instable, chose moléculaire, cellulaire, épidermique, nerveuse et neuronale, soutenue par des choses bactériennes, arachnides, mammifère culturé avec mille points d'attache, inspirant, digérant, recueillant les photons, les filtrant, synthétisant des vitamines, etc.

La ville comme un écosystème physique, exploré ou traversé de l'intérieur (ou plutôt, comme je vais tenter de l'expliquer : ressenti et tailladé ou de l'intérieur). C'est la tentative d'un regard scientifique et écologique sur tel bout de réel (cette ville, et au-delà), qui aboutit soudain à une révélation esthétique. Un moment de réalisation tout à fait surprenant, même s'il était recherché – surprenant car sa splendeur anormale et sa puissance compréhensive vous assomment.


Position et description du regard "naturalisé"

Comme toute expérience intense et spécifique, cette vision semble d'abord échapper aux mots. Deux raisons : la compréhension des relations écologiques possibles et attestées est trop riche, trop rapide, complexe, assimilée, pour s'offrir au récit ; plus profondément, les mots paraissent trop génériques, les termes techniques eux-mêmes manquant de précision, car les choses et le tissu sont irréductiblement continus et singuliers.

La vision, le vécu de cette pieuvre qui mue est difficile à mettre en mots ; le continuum des êtres est difficile à décrire. Et bardé de problèmes épistémologiques redoutables. Voir la deuxième partie de cette réflexion, sur la méthode et les problèmes (en préparation).

J'en suis encore au stade révélatoire : sous le choc de ce regard, sous la coupe de sa cohérence foisonnante et de son étrangeté. Avant de tenter de préciser les opérations qui ont influencé la vision et de décortiquer celle-ci du point de vue philosophique, je dois l'exprimer comme un gosse, comme un littéraire poisseux. À défaut de pouvoir répondre de manière rigoureuse, rationnelle et collective à ces questions, je hasarde ici une réponse descriptive ou poétique. Ce ne sont pas les connaissances qui me manquent mais le temps, la compétence et la motivation. Ce n'est pas la vision qui est confuse, c'est mon langage.

Observer tout objet. Étudier les cycles, les interdépendances écologiques et les symbioses. Ressentir la neutralité de l'être. Démoraliser les êtres et les mots qui les désignent. Analyser les interactions de manière transversale. Changer d'échelle, constater l'unité synchrone des niveaux. Objectiver. Ajouter d'autres points de vue, d'autres consciences, imaginer. Se promener. Boum. Cette "ville" est brutalement autre chose. À la limite, "la ville" est dissoute au cours de l'opération, pour laisser place à un ensemble continu mais différencié de compositions matérielles en mouvements. Des degrés de plasticité. Des capacités d'intégration, de résistance et des points de rupture.

Une singulière éruption de singularités qui s'étend sous vos pieds, au-dessus de vous et tout autour, dans toutes les directions des quatre dimensions. D'abord, c'est une coupe, une tranche kinesthésique de ce tissu de relations, et puis l'imaginaire comble les trous et complète le schéma, informe la perception dans tous les sens et de tous les côtés : vous n'êtes plus au centre. Car il n'y a plus de centre.

(À celles ou ceux qui crieraient non sans raison à l'impossibilité et à la sorcellerie phénoménologiques, je concède évidemment que l'on obtient tout au mieux un effet de décentrage satisfaisant, en alliant le changement rapide d'échelle et de point de vue à des expériences d'immersion dans d'autres corps perceptifs, et en accompagnant le tout de récits d'isolation interstellaire et d'abandon sidéral sans retour)

Ce regard et cette vision ne peuvent émerger sans l'aide des généralisations, des notions et des connaissances générales, mais sa complétion empirique est fortement déstabilisante. Laisse hors de soi.


Neutre vertige

Les effets phénoménologiques cette vision naturalisée de soi, des autres, de toute chose qui compose la ville, ont quelque chose de violent et de vertigineux.

Violent, pas en essence, mais relativement à cette part résiduelle et irréductible d'humanité qui ne peut que trouver l'autre ville trop anhumaine (pas si petite que ça, en réalité, mais abandonnons-nous un peu à l'expérience).

L'application du regard naturalisé exige en effet une relativisation entière des désirs, une objectivation meurtrière des envies et des sentiments, sans pitié pour la valeur supérieure que les humains donnent tout naturellement aux faits humains. Les charges affectives de préférence, de désir ou de valeur sont désactivées, retranscrites en termes physico-chimiques et replacées dans le système, comme de simples sous-sous-phénomènes bien localisés, rien de plus.

Hors de soi, hors des repères du quotidien, au cœur sans cœur d'une objectivité totale, ni douce ni brutale, dans un vertige de décentrement et de paix, de complexité, de mutations, de fourmillement. Concret, tellement concret que ça dépasse les sensations présentes et les complète par des représentations scientifiques des relations réelles. À ce niveau ou sous cette perspective, rien n'a plus d'importance. Il y a, c'est tout.

La puissance de transformation, le degré d'intervention de chaque entité dans le paysage, la proportion des ressources "consommées" : rien de tout cela ici ne peut fonder de priorité ou de propriété. "La ville" est dissoute. Ce pan de la réalité n'est pas le nôtre. Complexe réel, c'est tout.

Cette ville comme un concentré dynamique de composites minéraux, végétaux, animaux, des habitacles et des coursives dont les limites et les fonctions ne cessent de varier car elles ne sont fixées par personne a priori. Elles n'appartiennent pas à l'humain, ni à l'animal, ni au vivant, ni à la Terre : elles n'appartiennent à personne. Elles sont, c'est tout.

Meurtre de l'identité personnelle absolue, tout est changeant. Illusion de l'individualité, chaque vivant et tout vivant est composite. Rien de plus et rien moins qu'un équilibre composite. La volonté comme fait déterminé. Rien ne se perd, tout se transforme. Tout est resté en place, rien ne manque, mais tout a changé de sens. Un aperçu de la vérité objective. Etc.

Proximité du ciment, des rayonnements, des organes, des sons, des cancers, des fluides, des plasma, des frottements... La nourriture n'existe plus depuis longtemps, tout est comestible dans l'absolu et rien ne brille plus de ce côté-ci. Tout être est chose liée à d'autres, et elles sont faites de la même étoffe, malgré leurs variations infiniment singulières. Le fer (Fe) qui compose les châssis, qui se trouve dans ces steaks de bœuf et celui qui coule dans les veines des primates est strictement "le même". Même structure et même nature. Autrement, et sous ces abstractions ("l'élément" Fe), les choses sont toutes uniques. Aucun nom ne leur convient, même s'il y a des similarités de réactions, quand on compare. Il n'y a même pas de "choses", il y a ça, et ça, et ça aussi.

Rien de "meilleur" ou de "moins bon". Ni mal, ni bien, seulement des configurations de matière en mouvement. Ni bien, ni mal, sauf comme des sous-parties, des produits localisés de phénomènes naturels précis, situés dans des crânes. Du point de vue de certains corps. Rien ni personne à sauver, aimer, désirer ou admirer ou préférer. Démultiplication des points de vue. Proximité écologique extrême, conscience aiguë des relations inter-espèces et interrègnes, mais sans engagement émotionnel, sans aucune discrimination. Être tout envers tout, avec une précision extrême. Nausée collatérale.

Aucun idéal non plus, aucun standard, aucune normalité, donc aucune anomalie, aucun monstre (ou seulement des monstres), aucune anomalie car aucun, si ce n'est (encore une fois) comme sous-sous-phénomène mental de tels organismes vivants. Tout est étrange et rien ne l'est. Aucune charge affective et morale, aucune saleté, du coup : rien de sale en soi, plus rien de dégoûtant. À peine des choses "toxiques" pour tels équilibres ou "nocives" relativement à tel point de vue incarné. Tous engagés dans une orgie millénaire d'échanges électromagnétiques, sonores et thermiques, entièrement déterminés, entièrement amoraux et factuels. Neutre vertige.

Il n'y a pas d'individus, seulement des structures physiques, des modifications, des érosions, des symbioses organiques, échanges de molécules, et une infinité d'autres phénomènes. Seulement des associations cellulaires relativement viables, des signes et des faits mentaux déterminés, réglés par les règles implacables en vigueur dans ce pan d'univers... du moins jusqu'à présent.


À peu près – à suivre

Voici donc à peu près ce que j'aurais pu dire de ce nouveau ressenti de la ville, de ce nouveau regard sur une mégalopole, à un stade descriptif.

Si j'ai le courage, je finirai la 2e partie de cette réflexion sur le regard naturalisé sur la ville ; j'y examine les conditions et la méthode de conversion du regard, les positions théoriques choisies (matérialisme non-critique, physicalisme réductionniste, nominalisme radical, déterminisme total, nihilisme méréologique, usage pragmatique et provisionnel du langage, écologie des plasticités...) et plusieurs problèmes qui se posent.

"Mes yeux s'ouvrent", comme on dit. Cette mégapole n'est pas une œuvre humaine, ce n'est pas un projet contrôlé.


Naturaliser le regard (1) : autre ville, neutre vertige
(approche descriptive)

septembre, octobre 2015

2 sept. 2015

[Poékwot] Anesthesia (Meghan O'Rourke)


Say I was searching for God
I was in a hospital with an IV in my arm,
brittle plastic stem. I put my hand in my mouth
and the nurses took it out.                                       [...]
When I woke they said I'd been speaking for hours.

The machines blinked silver around me.

What took place when I was asleep?
Where had I been that I couldn't remember?
The childhood farmhouse, full of light?                      [...]


But no cotton drifted through the sun.
No grass turned dun in the shadows.
No cars drove on the road just out of sight
but within earshot. You forgot
who you were. People came to your bed                   
[...]
and told you they loved you.

How could you know? You didn't remember
the past, you just felt it slipping out of your grasp,
like wheat in the chute of the silo

before you were born to think
me, me, me.
 "Anesthesia", Extracted from Once – poems
by Meghan O'Rourke

31 août 2015

[Poé] NAGE (Erin à BNGKK)


_ I
Erin relève la couverture et jette un œil dans la nuit blafarde
Dehors des
Cuves de carburant carcasses de véhicule jeunes torse nu
Étendus sur une planche matent la télé

« Ça doit être la gare routière »
Lentement
Erin amorce la descente du bus parental
La mama de fonction lui tend une bouteille d'eau en forme d'autocar
Erin la remercie en souriant "ลาก่อน"
Et plonge

Dans la moiteur et l'air épais odeurs d'essence épices et sueurs des
Marchés nocturnes
Plongée depuis longtemps réveillée à l'instant dans la cohue
La Ruche infinie

Erin se dit
« Ma fille ça y est tu es enfin ici
Alors nage

Encore pour quelques temps
Déchaîne l'esprit du Baht et NAGE »
Prend un taxi vert acide jaune canari fuschia profond
Prend ce tunnel aérien grimpe comme ces plantes
Fontaines laser écrans-bannière sur piliers de béton

Au-delà du fleuve sans pont du temple aux horloges digitales
Des échangeurs gît
Un centième village saint et mutant

_ II
Erin repousse deux femmes et saute hors du sky-train
Un Soleil fin d'après-midi
Frappe le front des écolières en jupon bleu
Chemisier blanc

Black-out
« All right. OK. All right. Je désature... »

Après 1 000 heures de Siam Center
Caravansérail intemporel gava Erin de style parfums cocons
Et un classieux
Pôle des hôtels de luxe exotiques et boiseries et vitraux

Erin en pleine descente déceptive ces illusions solides bien plus
Solides que les ghettos d'Aranaya
Malgré le sas la faim et mine de rien Erin
Accuse le coup

Erin se dit
« Ces perfections liquides TROP symbolisent
Mille existences possibles dont j'
Esquisse
La puissance et ressens la virtualité... »


Dans cet ailleurs d'inégales turbulences et bientôt
Hors des opiums commerciaux Erin entrevoit les
Vies parallèles bonheur étrange et parmi 7 millions

Sous le regard superviseur d'un Ganesh d'or géant et son
Harem d'animaux
Ganesh indifférent noyé de lumière d'encens de prières


_ III
Ici les morts
Sont bien nourris et la Reine vénérée
Tout le monde enfourche son vélo pour son anniversaire
Ici le Roi est dieu et l'armée fière

« Oh cool un live de plein-air »

Erin redessinée se hisse
Enjambe et pose le plat du pied s'assied sur le toit du nouveau
Pick-up tuné mat aux portières arrachées
Ici l'arrache est un style comme un autre

Entame Erin son Khao Pad brochettes de calamar et mate
Distraitement 
Le ring non-loin combat de boxe télévisé
Short rouge en mauvaise posture

Erin se dit
« Les rats furtifs ma belle ils ne sont qu'un
Autre échantillon
De la faune intestinale de cette ville...
My god je suis déjà en nage »

Des guirlandes allumées pendent aux arbres à lianes
Illuminent les portraits de la Reine le ciel de plomb
Qui a dit que ce pays était au bord de l'implosion

Dans un parc entouré de buildings de verre d'acier noir
Ce soir
Erin ira nourrir les varans malais

NAGE (Erin à BANGKK), premier jet août 2015
remanié publié en septembre de la même année

Photos : voyage en Thaïlande de juillet 2015


30 août 2015

[Poékogi] Attention, fragments coupants

 
Attention les enfants, les fragments d'une Foi éclatée sont très coupants !
Si certain.e.x ont peur de traverser, vous feriez mieux de renoncer tout de suite et de vous réfugier auprès de Ma Bienveillance.

Pieds nus sur les bris de croyance, ellils se penchent, se coupent, ramassent et s'arment jusqu'aux dents. Voici les finalistes qui s'avancent ! À tâtons. Illels tous.tes tremblant.e.s, un brin ridicule, relativement déterminé.e.s, carrément dangereux.ses. Un rite de passage digne de ce nom
!

Mes tout-petits, mes oies sauvages, souvenez-vous de chacun de Mes conseils, car Je ne pourrai plus vous aider, passé un certain point. Je dis : croyez en Ma Parole. Ma Parole dit : ne croyez Personne sur parole. Si vous désobéissez, Je vous hais. Si vous échouez, Je vous aime.

Qui pourra résister aux charmes de Mes Paroles et de Ma Souveraineté ? Qui pourra démêler la vérité dans le fouillis de Mes Doctrines et de leurs interprétations ? Qui pourra défoncer la cage dorée de Mes Promesses et trancher les invisibles filins de Mes Plans ?

Soyez, petites déicides, radicaux libres, dans l'assurance que Je vous ai précédé. Moi aussi, J'ai rejeté les pharisien.ne.s et leur autorité, pour inscrire dans vos cœurs le Commandement du Doute. Moi aussi, J'ai fondé la Raison sur la Méthode et la Valeur sur la Forme Mutable, après avoir ouvert le Temple à tous les vents.


Sachez que l'Absolu ce connaît point de visage, pas même celui de l'indifférence. Mariage de la négation et du fantôme d'un passage vécu :
métaphore vide, car elle décide à la fois de chercher toujours et de ne jamais trouver. Perle sans perle, invisible Soleil, Horizon même.

Je vous le dis, ce sont des Talismans supersoniques. La machine à Fascination, l'appareil à Promesse qui dessèche les jungles et peuple le désert. The Absolute Engine : conscient.e.s de sa nature, ne vous privez plus de sa puissance.


Souvenez-vous : beaucoup de saint.e.s vous précèdent. Discordant.e.s du Partialement-Bien, Pèlerin.e.s du Moins-Faux, Mutant.e.s aux Mille Et-Pourquoi-Pas. Aidez-vous de leurs trouvailles sans les idolâtrer. Comme eux et elles, vous serez haï.e.s et adoré.e.s. Préférez maybe la science aux honneurs, et possibly le pouvoir à la mort.


Souvenez-vous encore : contrairement à certain.e.s, Je n'ai jamais promis que Mon chemin vous apporterait le bonheur.
C'est même souvent l'inverse, encore que ça dépende. La Réelle ne vous doit rien. Ne cherchez pas le désespoir, mais faites-vous à la solitude.

Restez actifs.ves.x.y.z toujours ! Votre temps est compté, le décompte est caché. Malgré toutes les conquêtes, les sursis et les modifications corporelles, votre pèlerinage ne pourra vous éviter la Décomposition, enrayer l'Entropie.


Persévérez ! Quelque part, la sombre lumière du vrai attend. Elle est inaccessible en totalité, car elle signifie le Réel et vous en êtes partie prenante. Pourtant, elle brille de feux étranges : inhumaine Gloire du Million.

En tout temps, efforcez-vous donc d'avoir moins tort. Puissiez-vous y arriver, même si rien n'est moins sûr. Et au-delà, si vous deviez y parvenir,
il n'y a pas de victoire.

Au-delà, sachez simplement
que l
es formes de corps, de vie, de sensation, de valeur, d'architecture, de rite et d'expérience ne manquent pas. Ouvertes, invasives, possibles. Divergentes, indéniables, futiles.

Si vous deviez y parvenir : certaines perspectives quasiment infinies...


Images: Pearl, Sun (Raymond Lemstra)

Attention, fragments coupants, fin août 2015

4 août 2015

[Poé] Eau ardent Soleil flotté

  
La Terre est ronde le peuple est mou
Entre nous et le monde
Se cache

Un trou

Au vertige montant

Épanche-la, et
Tombe scellée

La mer s'effrite le sable bout
Sous les cailloux les crapauds crissent et
Les crabes jouissent

Eau ardent Soleil flotté
Boiseille solante et flanc ôté
Balance
Au bout du filet

Split (Ivan) / Jay (Gérald)

Poème à deux voix composé en hamacs sur la plage salement pure de
Koh Yor
, entre exploration et insolation

15 juin 2015

[Jet] Jingfei #2


#2

2028. 5 heures 30 soir. N°724, une tour de la forêt péninsulaire nommée Kowloon.

À peine allumé, le livre de Jingfei s'éteint immédiatement. Un doigt pressé longuement sur la paroi inférieure gauche – et  alors ? – n'y change rien. Jingfei aimerait barder, finir l'e-book hier entamé ; Bruce Sterling, “Preface”, Mirrorshades – the Cyberpunk Anthology, ed. SB, New York: Ace Books, 1986, rdx 2021 for Interact E-version, xiv. Surprise et déçue, Jingfei réessaye cinq fois en vain. Puis elle balance le flexware vers le plafond, qui rétrécit et s'enroule sur lui-même en retombant sur le matelas, probablement vexé. Ou malade. Ou à plat, ce qui revient au même et n'est plus censé se produire et dans l'immédiat c'est mort – pas de chargeur ici et la flemme d'en bricoler un.

Allongée, Jingfei pense au ralenti et elle ne sait plus trop à quoi. Soudain, Jingfei émerge d'un sommeil foisonneux. Fuck. Se jurer de rester éveillée à chaque instant ne suffit plus, et n'a probablement jamais suffi.

[Comme le sommeil pour un corps épuisé, la "routine" trouve des voies de réserve et passe, inaperçue, sous toutes les alertes et les surprises. Pire encore, l'habitude subvertit l'attention à son zénith, alors que celle-ci s'habitue justement à briller : la sentinelle solaire s'éteint à elle-même dès l'instant où l'attention ne s'en remet plus qu'à elle-même et se complaît dans un jeu de "surprises" familières. Trop confiante ou trop soutenue, la veille se répète et s'émousse dans une apparence d'attention : elle s'intoxique elle-même.]

Jingfei fixe les mailles et les fibres du pull sur lequel sa tête repose toujours. Elle le renifle. Gros plan de son odeur, qu'elle reconnaît. Une des odeurs qui la caractérise parmi plusieurs, parfum sans nom composé de sueur, de particules de peau et de savon dégradé. Des séquences de rêve flottent encore en Jingfei, et le souvenir de telle vision hypnagogique : un groupe d'amies, pourchassées dans les couloirs d'une bibliothèque immense et aérienne.

Une longue poursuite, des véhicules inconnus mais familiers, comme de petits wagons qui lévitent et qui découpent des portes en titane ou en verre (malléable ?). Jingfei remonte le fil. Une arène rectangulaire encombrée de caissons et des vigiles en apesanteur. Des fusils à eau sous pression, ils visaient le visage, une course dans des conduits verticaux (descente ou montée ? pas moyen), jusqu'à un puits géant à l'air libre (mine de diamants ?). Une amie parle de s'arrêter pour manger et elles se disputent (ou était-ce avant la mine ?). Et puis rien d'autre. Pas le temps ni l'énergie d'en faire quoi que ce soit.

Jingfei se lève et va dans la salle de bain, qui lui propose une douche tiède qu'elle décline en imitant l'accent Anglais de la voix qui sort du miroir connecté. Jingfei aime faire les choses manuellement et pour l'instant, elle s'inquiète vaguement du fait que son corps passe de la veille au sommeil sans lui demander son avis, mais cela n'a aucun sens, Jingfei n'est rien d'autre que son corps et il n'est pas fatigué.

Jingfei passe la main devant le robinet et boit un peu d'eau vitaminée. Il faut prendre un parti, et vite. Continuer ce trip égoïste et vaguement spirituel ; retrouver une forme de "vie active", mais en plus routinier ; cesser de se voiler la face et s'engager politiquement. Où se trouve le juste milieu entre le luxe de la dérive comateuse, le travail machinal et la souffrance des luttes ? Quel équilibre, lequel veut-elle ? Lequel faut-il, doit-elle ? Mais sa volonté ou ses envies sont à peu près les dernières choses qui intéressent Jingfei en ce moment. Rien de moins intéressant que ses désirs dans l'univers : trop familiers, cycliques, circonscrits, limités.

Préférant la dérive à la résistance et à la fuite en avant, Jingfei attend. Comme tous-tes les privilégié-e-s, elle tente instinctivement de s'offrir encore quelques instants de grâce avant la grande confrontation, avec les crises, avec les inégalités, avec la pollution. L'irrépressible marée d'emballages, de bactéries et d'humains déferle déjà sur elle, mais Jingfei se fend d'une énième pause, innocente et déguisée sous les atours de la théorie, de l'autocritique et d'une "quête spirituelle" (wtf), comme une dernière clope avant la fin de sa santé et la fin du monde, encore et encore et tant que c'est possible, un dernier tour de jeunesse translucide avant d'être traînée de force dans l'aveu, la faim et l'extinction...

Après avoir fait pipi et s'être lavé les mains, les bras et le visage un peu vite, Jingfei retourne dans la chambre et s'empare de son vieux sac de toile parmi le chaos de fringues, de coussins, de paperasses et cendriers, en tire le carnet plaqué bois et un crayon et commence à écrire [dans un Anglais étrange, je traduis ici]
"19/3/28. Marco absent ce soir. et. pour la nuit. Tant mieux. Me soûler jusqu'à l'épilepsie. d ctte canopée clignotante. que. déploie. ville-monde la. au-dessous. de mes pieds. tout autour. de moi. bientôt ailleurs--
à travers ls murs vitrés d cet appartemnt, des deux côtés orientés N et S les murs snt des baies vitrées dans les chambres et l'atelier-bureau. 30e étage kékeuchefoula mais c paix, je tout pro.fite--
L Soleil sera couché d'ici une heure à peine. Fatiguée NON mais lasse. Déjà ? Déjà lasse ? Hiver tropical fini mais bizarre. ville du futur ici déjà, comparé à l'enfance. déjà 2028 ? et. des feelings de mn enfance. des vieux comics européens, lus dans une autre vie. datant. début années. 2000. Les Archanges de Vinéa et la Japonaise. Machine qui rêve et le roux dédoublé. Androïdes de Caltech et la blonde aventurière. Fuck je le vis. Je vis. vraiment. mes rêves de. gosse. Fuckkk je vis tellement ça. fait. du bien. de. le. dire
où suis-je ? NOPE -> où en-suis-je ? du projet / c'est là q ç craint -> QUOI cet appart ? meublé ? meublé comme un labo ultra pas low-tech du tout ?? Dutou dutou. Voum di di doum voum. Profiter ? Allez oust. Vade Retroid Prime. Escape Pod from ze Scape Rod. on. bouge. al.lez. out-toi de là ma fille

Meanwhile good night journâle. teh last. entry. from dere HK--"
Et dire que Jingfei avait commencé ce voyage en pensant ne jamais faire appel à ses réseaux sauf en cas de danger mortel. Mais Jingfei n'a pas résisté. Elle a réactivé quelques pages à signaux, scanné quelques logs et surtout, Jingfei a fait appel à l'hospitalité des "cuisiniers" locaux, des connaissances plus ou moins proches du réseau akatek.

Là, chez Marco, italo-coréen émigré en Chine et ex-petit copain d'une championne de e-sport qui demandait de temps à autre à Jingfei d'infiltrer les logs adverses en amont d'un tournoi, enregistrer quelques entraînements tactiques, désinformer sur leur team, ou autres petites tâches amusantes. Marco est déjà la 6e personne à l'accueillir dans une dépendance plus ou moins temporaire, après Wayne "LeanderWay", Yu Yucao [nom d'origine ? je n'ai rien trouvé sur elle], Mandy Nok, Chan "zeDesiderata" et Sri Vimei, 'le' Sri Vimei. Marco est de loin le plus riche. Il prend ses distances avec la nébuleuse mais ne veut pas que ça se sache. Accueille Jingfei (un alibi ?), ça mange pas de pain. "L'objectif n'était pas de dormir sous les ponts tous les soirs, mais là ça tourne au pèlerinage", se dit Jingfei. Des taxis pas payés, des arrangements à n'en plus finir, des vols, du jet-lag, la Corée, Taiwan, et maintenant Hong Kong.

Pour arriver au beau milieu de cette pépinière à start-ups gentrifiée... "Mais pourquoi pas ?", pense-t-elle, "Ou plutôt, pourquoi pas sans scrupule ? Est-ce que je croyais vraiment à ce délire de déconnexion totale et de légère indépendance ? Genre je descends dans la rue, je sors de la ville et je n'ai soudain plus besoin d'argent, même digital, et je n'ai plus besoin de chier dans le calme, et je ne m'ennuie pas sans matos ? Ça, je savais. Le manque, ou plutôt le reproche à moi-même, sert à rien. On ne convoque pas l'aventure de la rue ou les rencontres incroyables, on les glane au détour d'un combat, aux moments de répit. Le projet change, no stress. En fait j'avance."

"... Du coup j'aurais pas dû refuser d'accompagner Marco en soirée, pour faire les choses à fond, correctement. Si déjà je suis ici. Là, profite, sidé-jakté-là makka-ha-teh-mosto-vite..." Et Jingfei imagine Marco dans une de ces nouvelles zones inspirées des meilleurs concepts chinois, européens et californiens. Dans une ambiance chic et boisée, des murs vert profond parfois agrémentés d'un Chad Wys ou d'un Kim Kei dernière période, des jeunes riches de toute l'Asie savourent cigares et cognacs dans une vague odeur de sève et de l'ambient baroque, générées en live selon les émotions émises par les clients hors salles de jeux, tandis qu'à l'étage supérieur, dans un cube VIP dont les parois ondulent et respirent calmement, l'absence totale de vibrations sonores et coupure du réseau 1-fi mondial (ni couverture privée), sans implant ni gadget de RA, le Marco y discute technologies et investissements du futur avec deux amis à peine trop ambitieux et une artiste à peine trop déprimée.

Mais Jingfei n'y est pas, Jingfei est au 30e et Jingfei sait que les choses n'auraient pas pu se passer autrement, étant donné qu'elles avaient toutes les raisons de se passer ainsi étant donné qu'elles se sont effectivement passées ainsi. Jingfei n'a jamais été moins certaine de vouloir changer les choses après les avoir découvertes ; elle ne voit même plus pourquoi elle se battrait pour vivre telle existence plutôt qu'une autre ou visiter tel site plutôt qu'un autre.

Pour la première fois depuis longtemps, le contentement joyeux ne suffit pas à libérer la mémoire vive de Jingfei pour qu'elle jouisse de l'instant sous toutes ses coutures sensorielles, sans regret ni besoin. Le sentiment dont l'odyssée présente devait amener le couronnement ou la consommation s'est transformé : décentrée, indifférente à soi, dépassée par le monde, coupable (de quoi exactement ? de ne pas être tout et de ne pas pouvoir accepter d'être rien), appelant l'inanition totale, sommeil libérateur létal. Mais. Avant. Partir d'ici. Assouvir cette pulsion d'immobilité sans entacher Marco ni le mettre en danger. Laisser les autres continuer, laisser le monde indifférent et beau. [Attention Jingfei, ça ne mène à rien tout ça]

Et puis. Parallèlement, Jingfei le sent, le sait. Attirée par des choses nouvelles. Le désir de connaître la suite, la suite du monde et de sa vie, envie d'emmagasiner, de parcourir l'étendue des possibles à l'aide de modèles scientifiques et informatiques, oh just a peek into deh big data, fédérer un réseau de résistance culturelle, un gazillion de possibilités concrètes parmi lesquelles il faudrait bien choisir, planifier à nouveau. Le désir de tout vivre et d'être tout la prend et l'extasie et la déprime. Intermédiaire. Intermittente. Servir de main d’œuvre à quelque grand projet de production ou de sauvetage. Les deux grands modes contemporains de rapport au monde. Production artistique démente. Ainsi Jingfei oscille. Aujourd'hui la mort peut bien venir la chercher, elle sera là, étendue et soulagée. Et demain elle vole à nouveau sur les toits pour engloutir et incarner tout ce que ressentent tous les organes de cette ville en même temps. Jingfei sourit à cette idée et commente à haute voix : "Ça doit venir de toute la SF et de la bio spéculative. Ny et Vadim abusent. S'ils prennent la peine de me l'envoyer, je suis obligée de tout lire. C'est bizarre. Je suis une animale. Mes mains pourraient avoir une autre forme. Ou sans visage. Mais je suis ce que je suis, et ce n'est ni bon ni mauvais."

Jingfei sait qu'elle doit partir d'ici. Elle va partir. Après le lever du Soleil, d'ici une petite dizaine d'heures. En attendant, Jingfei se plante devant la verrière Sud qui fait face à la baie ; dos à la montagne et au plus gros de la mégalopole. La paix du soir se déchaîne sur 香港 島 [Je mens. Je ne lis pas le chinois contrairement à elle. Je me suis à peine documenté, comme pour le reste]. Le coucher de Soleil n'est pas visible de ce côté, mais sa lumière dorée inonde l'eau et les buildings. 

Vue semi-plongeante. En contrebas et tout autour, des centaines de tours rectangulaires en acier, verre et béton, peintes de manière erratique. Rouge brique, blanc cassé, saumon sale, bleu anthracite, émeraude-échafaudage, toutes de tailles différentes : une forêt de containers oblongs plantés à la verticale dans le sol. Paysage-hérisson de voxels allongés, pics d'aigus et de basses sur une partition post-naturelle tout sauf figée. L'orgue vivant, cybernétique, Wiener hydra-phyto-machine se modifiant elle-même, update ses propres algorithmes de design urbanistique. Ses tours poussent lentement et à toute heure du jour. Les unes sur les autres. Sorties d'un sol invisible que Jingfei imagine fertile et poreux, même s'il est impossible à déceler depuis là-haut : une sorte d'humus urbain composé de débris, de matériaux neufs, de rêves, d'émotions, d'artefacts, de déchets, de main d’œuvre humaine et surtout robotique, ça et ci et ces qui s'entremêlent dans un chaos de dalles, de piliers, de traverses, de cavernes, de tas, de canaux et de terriers.

L'ombre incidente modifie progressivement les teintes de la ville. Le fog et la brume se mélangent. Des nuages anthracite et vaguement orangés commencent à remplir le ciel. Il y a vingt minutes, il n'y en avait aucun. Sur la droite, Jingfei devine les murailles et les bassins de protection contre les typhons, et entrevoit une liasse d'autoroutes avec ses échangeurs à six étages. Droit devant Jingfei, sur la baie qui apparaît entre les tours les plus hautes, un trafic incessant de péniches, de yachts et de super-porteurs. Au-delà de l'eau, maintenant grisâtre, c'est l'île Kong. La forêt de tours y est moins touffue mais plus impressionnante. La Double-hélice, la Flamme, la vieille 2IFC, les Éperons, la Cascade et mille autres. Écrans flexibles et synchronisés ornent certaines, tendus comme des bannières. Héliports et jardins hydroponiques d'apparat pour les tours les plus neuves. Jeux lumineux et projecteurs à l'ancienne. La mosaïque des bureaux allumés par centaines alors que disparaît la lumière solaire.

Sur la gauche, dans l'ombre, Jingfei aperçoit la carcasse du vieux Convention Center qui s'avance dans la baie, en instance de destruction. On voit à peine
Victoria Peak au loin et la crête recouverte de villas surélevées, de complexes scientifiques et de tours de médias. Tout comme ce bras de mer, les montagnes du coin sont largement urbanisées à force de grignotages et de percées. Aucune rue n'est visible, seulement un parterre de tours à peine plus courtes, des passerelles aériennes et un parc suspendu parsemé de néons jaunes, déjà plongé dans une nuit profonde. Le rectangle incliné, cahoteux, donnerait presque l'impression d'être une partie du terrain primitif recrachée ou exhumée par la ville, à peine remixée ou remâchée, comme un souvenir ou un hommage à quelque état antérieur de l'orgie millénaire qui unit minéraux, plantes, animaux et leurs composés.

"Beaucoup trop riche pour être honnête", se dit Jingfei en s'incluant. Et beaucoup de pouvoir.

Plus vulnérable aux éléments et moins stable économiquement que par le passé, ce lieu est encore un paradis comparé aux jungles urbaines de Chine centrale, avec leurs ruches de sans-abris et de squats, leurs séismes mensuels, leurs fleuves toxiques et leurs massifs d'habitations humaines usées. Les tours aux symboles peints en rouge et guirlandes dorées, dégoulinantes de fiente et de lianes, recouvertes de bâches, de panneaux solaires, de lumignons et d'habitacles en excroissance. Bardées de leurs éternelles colonnes de ventilos survivors. Les rues pleines de vie, de restaurants, de salles de jeux et de marchés, souvent inondées. Le ciel empêtré dans d'inextricables toiles superposées de coursives et de lignes électriques. Les marchés d'électronique immenses, ou se trouvent et s'échangent toutes les pièces imaginables, spare mécaniques introuvables, d'origine ou recyclées, composants analogiques et même du gear high-tech. Les chantiers partout, arrêtés pour la plupart. Les milices. Les fabriques de carburant végétal, les décharges de deux-roues et les villages en périphérie.

Jingfei se souvient avoir dormi sur un t
errasse sans rebord et s'être abritée sous un grand ballon d'eau rouillé avec des chats et des enfants. Elle se souvient avoir réparé son climatiseur deux fois dans un hôtel et grimpé sur le toit où quelqu'un faisait sécher son linge et pousser des champignons dans des vieilles baignoires. Elle se souvient bien du goût de l'anguille frite et des beignets à la banane mangés dans la chaleur assourdissante et le vacarme impossible des grillons mutants.

De retour là où elle se trouve, Jingfei ouvre la fenêtre et goûte la langue de vent qui sonde l'appartement. Presque froid, pour un hiver tropical.
"Et puis fuck, je vais encore rester quelques jours". [Ah bon.] "Je demanderai à Marco s'il veut m'accompagner pour explorer les sous-sols de Causeway Bay de nuit, ou camper dans le Tai Mo Shan, même si j'en doute, ou s'il peut au moins me fournir un faux badge pour entrer à Cyberport. Demain." [Euh, bon. Ce n'est pas exactement ce que j'imaginais, mais très bien.]

Après avoir détaillé les possibilités du lendemain, les erreurs à ne pas faire et la marche à suivre pour quitter son énième bienfaiteur dans les meilleurs conditions, Jingfei se déshabille et décide d'aller au lit tôt pour se reposer. Elle s'allonge sur le matelas et tend la main pour attraper son plaid noir. Jingfei s'y enroule mollement et glisse un coussin au creux de son dos. Elle pense soudain au téléphone que Marco lui a donné pour la joindre – mais non c'est bon, elle a enlevé la batterie. Jingfei respire profondément, comme pour détendre encore certains muscles anodins ou cachés à la conscience.

Tout d'un coup, un truc se met à vrombir dans la chambre de Marco. Certainement son imprimante 3D qui reçoit la commande d'un client et se met au travail. Un bijou musical personnalisé, ou une pièce de rechange pour un drone upgradé. Jingfei sourit : Marco lui a filé masse de blueprints, elle pourra facilement se fabriquer son propre RPA next-gen quand elle voudra. Si elle ne tarde pas trop, son système de camouflage ne sera même pas obsolète. Aussitôt né en elle, ce désir d'un jouet s'immobilise et meurt. Inédit pour Jingfei. Inquiétant. Ce jouet n'a pas de sens. Et d'abord ce voyage. Ce texte.

[Je ne sais pas si je dois continuer ; ma mère n'est rien, ce n'est pas pour ma mère que je raconte tout ça. Que faisait-elle ce soir du 19 mars il y a ** ans ? Qu'a-t-elle fait sur l'île des 9 dragons ? J'imagine et je réécris, je complète et j'apprends, je réécris son histoire et la mienne – bientôt "la nôtre", cet épisode – pour comprendre quoi ? Comment ma mère est devenue ce qu'elle était et moi avec ? Pourquoi et comment les gens meurent autour de moi ? Des pailles privilégiées, la génération de ma mère, les dernières dynasties d'ennui et d'insouciance]

Cette nuit, Jingfei lutte mentalement pour garder un petit désir en vie, n'importe lequel. Jingfei n'a pas de mal à voir la beauté partout, à y goûter ou s'y baigner. Mais quelque chose en elle... Tristesse, regret, indifférence, nihil, honte, lassitude, que sais-je ou tout ceci... lui conseille de se noyer toute entière dans un sommeil de goudron, sans retour, et cette perspective lui paraît vraiment très douce.

Couchée sur le dos, Jingfei commence à se caresser sans grande conviction. Le plaisir pointe et stagne. Sa main ralentit, se soulève et retombe, immobile. Après un début de sanglots interrompu par un fou rire, Jingfei réussit à se calmer. Demain. Causeway Bay, Cyberport. C'est ça. Avec un petit drone dans le sac, une caméra et une mini interface bricolée. Espionner, documenter, explorer. Demain. La fenêtre de la grande salle est restée ouverte. Demain. L'imprimante ronronne en travaillant. Ventilos qui s'usent en silence et moniteurs qui veillent. Demain.

Jingfei ouvre soudain les yeux et plante son regard dans le mien à travers la caméra 

"Cesse de broyer du vide ma fille, explore. Reprends le fil, maintenant. Ce qui force ton admiration n'est pas loin, et bientôt l'on te forcera la main. Tu as perdu du temps, mais on s'en fout. N'en perd pas plus. Mis à part ces regrets, rien ne t'empêche de reprendre à l'instant."

[!...]

Jingfei se lève, enfile son pull, saisit son pass, ouvre la porte, sort dans le sas éblouissant, appelle un ascenseur. Le parc flottant sur Kong Island. Tout de suite.

[Fini pr aujourd'hui.-Fei]

Jingfei #2 / juin 2015
début / Jingfei #1

29 mai 2015

[Poékogi] Ô TOI, PANGOLIN ALBINOS

  
Ô TOI, PANGOLIN ALBINOS
ET TOI, IMAGO DE PHALÈNE
ET TOI, BÉBÉ VARAN DE
KOMODO
ET TOI, Ô PHASME LICHEN-LIKE
ET TOI, ANÉMONE CARNIVORE
"POLYPE SANS STADE MÉDUSE ET DÉPOURVU D'EXOSQUELETTE"
SELON WIKIPEDIA
Ô TOI, ABEILLE CHARPENTIÈRE
ET TOI, SAUMON CHINOOK
AUX CICATRICES DE LAMPROIE

QUE TU SOIS, ENGEANCE, FE-
MELLE, OU MÂLE, OU
RIEN DU TOUT
COMME DANS LE RÈGNE MYCOTA
Ô TOI, INTELLIGEANCE POLYCÉ-
PHALE
ET AVEUGLANTE, Ô TOI
TU ES MILLE ET MILLE FOIS AUTREMENT
ET EN-DEÇÀ, À CHAQUE
SECONDE Ô TOI
TU ÉCHAPPES À CES NOMS
PROPRES ET POURTANT BIEN TROP COMMUNS

TRANSLUCIDE ET OPAQUE
Ô TOI
QUI ES TOI

FIN

mais mon chéri c'était toujours déjà
autre chose dans le panier
  

Ô TOI, PANGOLIN ALBINOS
entre nom propre et nom commun
 fin mai 2015

pictures: Martin Wittfooth
from left to right: Nocturne, Harvest, Spring





13 mai 2015

[Poékwot] Bloodvein + The Art of Poetry (David Harsent)


Bloodvein
i.m.

Soft on a leaf, last of the garden exotica, found only at dusk and pale
as the face in the sick-bed except for that long line
going wing-tip to wing-tip, heartstring, nerve-track, a thread you might pull...

[...]

...of doubt and decay where all of this plays out: the fractured pearl
of the creature's eye, the journey from leaf to lamp that has long been
written in, like your word to her, like hers to you as she palms the bitter pill

The Art of Poetry

They get out of bed. They get dressed.
They don't speak a word. Then they split,
both of them seeming a touch
shaky, now, as they leave
(not together of course) and hit
the street. [...]

Nothing unusual in this,
but the poet has just caught a whiff
of a song coming on (maybe soon,
maybe not) that will start with the line
They get out of bed, they get dressed...




Bloodvein, The Art of Poetry, quotes from two poems
by David Harsent, in Night, Faber & Faber (2011)





29 avr. 2015

[Poé] SIROP


UN COURT PROLOGUE
  
Votre vin n'a pas de goût et vos tympans sont crevés

En grappe, vous révélez votre obsession pour le normal
Et vos plus hauts délires sentent les huiles essentielles

EN-DEÇÀ, LE POËME
SIROP
"Tu le trempes dedans, comme ça, et quand
Le bandage dégouline, bien imbibé, Hypericum et salive
C'est bon
Tu peux l'appliquer sur la plaie, ne serre pas trop et tiens
Mâchonne ça
Des feuilles de ronce et leur fruit mûr
Des lèvres noires pour une gorge en éraflure
Si ça te gratte lèche et recrache, ça coagule et désinfecte"
Bientôt tu seras sur tes pattes, fourrure luisante, enivré-e d'air

"Épaissi par les sucres, si riche
En Vitamine C, ce jus d'argouse est une pépite merveille
La réussite au cœur de nos ventes Bio
Sa recette ?
Secrète et déposée nous vient d'une autre espèce
Arboricole
, très
Bien organisée quand vient la saison des violences

Mais passons à ce nouveau modèle de chèvre à traire"


Son lait soyeux et arachnide est une fibre pare-balle


"Skyline night time, sur les vitres blindées du
57e
La pluie offre un panorama viscoloré
, une
Confiture de néons

À l'intérieur musique à fond, lampe végétale
, futons
Et lumière pâle des interfaces
Trois femmes à jeun, l'esprit en structure cristalline
Diluent, distillent
Un flux d'information vital,
savoirs et instructions"

Se gavent, retouchent et régurgitent la dentelle liquide

ETC. LE MONDE EST MON SIROP PRÉFÉRÉ

SIROP, poëme
avril 2015


#coagulant #décoction
#BioSteel #sweet

  

14 avr. 2015

[Kogi] Tu es unique (si l'on peut dire)


Tu es unique. Non, sérieusement. On parle ontologie là, c'est même pas une blague. Il n'existe qu'une seule composition corporelle et mentale comme toi, et c'est toi, présente et passée, une seule avec ton histoire et tes dispositions, une seule qui soit telle et puisse l'être en toute précision, plurielle mais à peu près unifiée (comment ? à quel niveau ? problème, à voir).

"Tu es unique". À la limite, même le "tu" est plus complexe, plus problématique et plus débattu que la singularité ontique de telle entité dans tel univers donné – et "tu" est effectivement problématique, pour son statut d'indexical, et encore comme tout pro/nom que rappellent des contours, des qualités sensibles ou des gestes connus et qui r/appelle à son tour des contours similaires, des gestes assimilés, etc.

Apparemment, tu es unique même s'il fallait opter pour le modèle d'un espace-temps universel pleinement cyclique, de l'éternel retour du même, tu serais tout aussi "unique" (rien ne distinguerait tes "différentes" occurrences ; tu n'y serais finalement qu'une seule et même phase, sauf à représenter frauduleusement les tours du cycle temporel selon une ligne axiale, ce qui revient à le nier).
*
Si "tu es unique", l'hypothèse du clone parfait demande à être examinée : serais-tu si unique si l'on pouvait te cloner, te reproduire à l'envi et à la perfection ? Mais qu'est-ce que cela signifie de te cloner, que reproduirait-on vraiment avec des clones ? Et cela suffirait-il à briser ta singularité ?

Un clone avec exactement "le même ADN" ne suffirait évidemment pas à éliminer l'unicité ontologique : il ne donnerait même pas quelque chose de très ressemblant. Ce qui fait toute personne humaine, c'est effectivement un corps qui vit d'une certaine manière car il est doté d'un génome (matériel génétique réel), mais ne s'y résout pas, et encore moins dans un certain génotype (abstraction du code génétique et des caractéristiques potentielles associées).

On sait bien que le phénotype de chaque organisme réel est unique (l'ensemble des caractéristiques et comportements d'un organisme vivant) selon l'histoire unique de ses interactions avec le reste, mais son génome lui-même est sujet à de nombreuses variations causales : ce qu'il exprimera et codera effectivement dépend des conditions externes, des expériences et même du comportement des parents (ces variations environnementales, dites épigénétiques, influent sur l'action du génome et peuvent même être transmises de manière héréditaire), et le génome peut bien sûr se modifier ou être modifié par mutation, par ajout, ablation ou intégration.

Depuis l'union des gamètes à la fécondation jusqu'à un moment donné, à travers l'ontogénèse plus ou moins stable ou mouvementée, les caractéristiques génétiques sont déjà modifiées par la nourriture, l'environnement et les stimuli de manière prénatale, certains gènes exprimés, d'autres inhibés, puis à travers la naissance, l'enfance et tout au long de la vie de l'individu, à quoi s'ajoutent toutes les interactions non-génétiques uniques, comme les souvenirs, les expériences faites et mémorisées, les sensations et toutes les modifications physiologiques ou morphologiques dues aux rencontres, aux maladies, apprentissages, régimes et autres interactions physiques, voulues ou non, dans les limites et selon les règles de la plasticité des organes et du système nerveux (central, périphérique).

Depuis ton génome jusqu'à la plus éphémère de tes relations à ton environnement, en passant par ton phénotype, ta composition et ta disposition morphologique, neurale et psychique singulières, via l'histoire de ton corps, tu es unique.

Mais la question du clone n'est pas encore fermée : si l'on reproduisait ton corps à l'identique à l'instant T, si l'on pouvait te "scanner" à la molécule et à l'atome près, et fabriquer une copie atomiquement exacte en temps réel  ? N'aurait-on pas un clone parfait ? Même difficile, techniquement hors d'atteinte, on peut très bien imaginer une telle reproduction de toi qui serait donc physique et vivante et consciente, pour les mêmes raisons que tu es physique et vivante et consciente. Reproduite au détail, chaque cellule contenant sa version du génome dans son noyau, chaque bactérie et chaque acarien en symbiose, chaque amas neuronal et chaque tissu, absolument à l'identique, avec ses systèmes, sous-systèmes, ses souvenirs, ses faiblesses, sa personnalité identiques. Identiques ? Ou seulement similaires, et de moins en moins ?

Ici encore, le clone ne peut porter atteinte à l'unicité ontologique : la copie-clone serait parfaitement ressemblante, à ceci près que (a) elle n'aurait pas la même histoire ontique que toi (développée ou synthétisée autrement que toi, et après), et (b) elle ne pourrait jamais occuper exactement le même emplacement spatio-temporel que toi "l'original-e", elle n'aurait donc pas la même exposition au monde et serait vouée à avoir une destinée matérielle différente.

Dit autrement, la copie-clone parfaite serait exactement le même corps et donc exactement la même personne à l'instant T du point de vue de la composition, mais non du point de vue de son histoire spatio-temporelle réelle (a) ni de son emplacement corporel relatif et relationnel (b). Les deux corps absolument similaires seraient bien distincts et séparés, quand bien même on ne pourrait plus distinguer la copie du copié. Or, à cause de cette séparation, ils ne feraient que diverger de plus en plus à partir de l'instant T, ils ne feraient que "dissembler" et se singulariser à mesure que la lumière, les sensations et l'univers les touchent différemment, à leurs emplacements respectifs et relatifs.

Une seule faille, à la limite, une pensée folle : laisse tomber "l'original", si l'on imagine la synthèse simultanée de deux doubles absolument identiques, si on les "réveille" en même temps, et que l'on a organisé l'univers entier de manière parfaitement symétrique autour d'eux et placé l'axe à équidistance de chacun, de manière à ce que leurs destinations causales ne se désaccordent jamais... ? Dans un tel miroir cosmique hypothétique, impossible à briser et cousu sur lui-même, y aurait-il un ou y aurait-il deux ?

Mais encore plus étrange que cette étrange symétrie, c'est que les doubles y étant absolument impossibles à distinguer, de n'importe quel point de vue, il faudrait bien dire qu'ils ne font qu'un, et ne sont qu'une réalité... Et à nouveau, tu es unique.
Ce qui t'importe, ce qui t'intéresse lorsque tu te réjouis "d'être unique", c'est donc la ressemblance relative et la singularité relative avec d'autres entités, et non la singularité absolue qui est toujours vraie quoi qu'il arrive (nous l'avons vu). Ce qui t'importe, c'est d'être originale et unique relativement à un paquet d'autrui-s, par comparaisons et jugements, de certains aspects, selon certains critères, etc.

Alors go, allons-y.

*

Singulière – une et unique et finie, donc rare entre tout – et ce qui est rare doit être cher, devrait être valorisé (la demande, s'il y en a une, dépassera certainement l'offre extrêmement limitée, limitée dans la quantité, dans l'espace et dans le temps, par son corps et par la mort, quand bien même les industries de l'image live et des archives médiatiques l'étendraient à l'envi).

Mais à partir du moment où l'on commence à comparer, il n'y a "généralement" aucune demande pour le genre de singularité fine qui te caractérise. Il n'y a pas assez de regard, pas assez de temps libre. Ce qui est valorisé – telle force de travail, telle capacité, telle qualité, telle apparence, telle matière à fantasme, tel acte offert et utile ou consommé – on en trouve des équivalents ailleurs assez facilement, globalement similaires, assez (grossièrement) efficaces relativement à telle fin (grossièrement) imaginée pour être jugés équivalents entre eux. Gommage des spécificités non requises, non pertinentes, des détails jugés inutiles, non reconnus car non-valorisés.

La valeur sur-détermine le continuum dans lequel, toi, à peine découpée à la hache par ce "tu" et les yeux et manuels humains, tu te découvrais singulière. De la singularité radicale qui se constate, on passe à la singularité relative qui se monnaye – dans un sens comme dans l'autre, selon l'originalité et le facteur nouveauté, ou selon l'exemplarité et la conformité.

Tu es unique mais une fois comparée, tu ressembles énormément à d'autres morceaux du même monde. Tu ressembles à tout et pourtant si l'on regarde bien, tu n'es pas complètement similaire. En gros, tu ressembles plus ou moins à presque tout. En particulier, tu ressembles à ce qui t'engendre, modifiée par ce que tu assimiles et ce qui te digères pendant que tu crois t'en nourrir.

Puis, tu comprends que tu te trouves en-dehors de toute valeur, tu déconstruis et tu démontes et tu es monstre et tu démontres que cette valeur te dispose et t'envahit, te sert à t'orienter puis à intervenir, que la valeur s'interpose et se superpose à tes deux modes préférés de relation à l'univers : (a) expérimentation intensive et fondue, hyper-floue >< (b) modélisation scientifique et décortiquée, hyper-ramifiée.

La première approche rejette tout formalisme et découvre que tout est reliable et continu, que tout se ressemble sous un certain angle et que tout est relié dans le vécu de son apparition (a). Inversement, la seconde approche relève que tout est différent, mais dans la précision absolue des déterminations, dans l'asymptote des qualificatifs et des explications causales différenciées (b).

Au lieu de s'abandonner au caractère purement qualitatif et intense d'un vécu fiévreux ou halluciné (a), une physique moniste et pragmatique exploite la continuité, classe les ressemblances par degrés, explique et relie formellement ses variations les plus minimes, non-linéaires, actuelles, probables ou possibles, à chaque niveau et chaque échelle (b).

Certes, et l'on pourrait te faire cette objection, cette seconde approche scientifique s'intéresse aux lois générales et non aux phénomènes particuliers : elle semble alors devoir évacuer tout singularité qualitative. La science est science du général à partir du particulier pour s'élever au général (induction, abduction), non pas vers une histoire de tous les faits particuliers réels passés et futurs (description infiniment précise des particuliers de cet univers dans le temps), mais vers un modèle réglé du réel total, c'est-à-dire un modèle logique du possible et de l'impossible.

Or les situations réelles restent singulières, même si on en dérive les lois générales. On s'y réfère pour élaborer les théories falsifiables et arbitrer entre elles (directement ou par probabilités interposées). Non seulement la singularité des compositions, des positions relatives et des intrications corpusculaires-énergétiques effectives désactive le caractère générique et ubiquitaire des éléments, mais les lois générales se doivent aussi – une fois isolées à partir de situations-types simplifiées – d'expliquer les nuances qualitatives radicales du réel. D'où, paradoxalement, une 'théorie du tout' digne de ce nom serait si détaillée qu'elle devrait rendre compte des conditions initiales de l'univers réel et de leurs causes (tâche infinie, régressive, ou spéculative) avec toutes ses suites actuelles ou potentielles, et deviendrait ainsi "science du particulier". Enfin, à cause de la régression que cela implique, notre système-univers totalisé lui-même apparaît finalement comme une Singularité.

Qu'il soit vu comme un continuum ultra-déterminé ou vécu comme une rave party cosmique, l'univers peut donc être rapporté à une multiplicité singulière. Unique.

Qu'il soit pris comme une immersion fluante agitée de spasmes de folie ou comme un hyper-champ définissable à l'infini, pris par le sentiment que tout est relié ou la description de détail des entités et leurs relations potentielles, le réel s'offre aux valeurs de manière secondaire, se rend ou non aux préférences actives des corps vécus, aux points de vues sur/chargés d'intérêts et d'émotions, instaurés par ailleurs hors de "ton" avis ou de ta "volonté".

Tu es participant-e, principe actif de la valeur en tant que jugement de valeur. La valeur existe ou non, selon toi. Tu alternes. Tu reprogrammes selon d'autres visions ce que l'évolution et la sélection naturelle ont programmé aveuglément jusqu'à produire ton corps conscient et singulier.

Tu coupes le courant et tu le rediriges, quand tu as les moyens et les "raisons" de changer le circuit ou même les règles d'évaluation.

*
Tu es ce morceau qui entrevoit ce qui la compose et qui l'englobe. Comme un pion de bois sur un plateau en bois qui tenterait de saisir les règles du jeu auquel il appartient à mesure que la partie se déroule.

Tu comprends que ta propre capacité à sentir, à retenir et à modéliser dépend strictement des mêmes lois que tout le reste ; tu réussis à élucider les structures plastiques de "ton" métabolisme et "ton" intelligence, nées du ballet fractal du monde et qui en font partie, qui en sont partie interférente.

Et sur la base de cette appartenance ontologique solide, tu saisis la logique de "ta" propre présence ici, maintenant, ta viabilité biologique relative, tu dénoues "ta" propre histoire évolutive et sélective à partir d'une boue fertile, tu entrevois en quoi précisément "ton" existence engendrée, perpétuée, est moment singulier d'une longue dérivation continue et arborescente, unique de part en part – par variation, épigénèse, adaptation phénotypique – mais toujours part du monde, part unique et jouée. Et tu vois tout cela grâce à la mémoire "technologique" de ton "espèce" instanciée dans la "tienne".

Car tu n'es rien, étincelle réflexive, corps-traînée, que la mémoire d'une expérience : avant ceci, maintenant cela – avant L et maintenant L'. En activant la valeur : avant bof et maintenant mieux ou l'inverse – avant dément et là NON, mais supérieurement (par extension du savoir empirique, résidu persistant du changement quelle que soit sa valeur).

Dans cet écart, cette différence que tu retiens, tu as l'idée d'une progression ou d'une régression, d'un avant et d'un après, donc d'un autrement et d'un ailleurs. Puis tu retournes cette idée, tu la composes avec d'autres souvenirs, d'autres prothèses et les pulsations disruptives que tu as sous la rétine et les doigts, tu la renverses et tu la projettes au-dehors, et c'est ainsi – tu gagnes l'idée d'un à-venir mobile et le pressentiment d'un horizon rempli, d'autres consciences et d'autres cieux.

Tout comme hier je n'avais pas compris ce que je comprends aujourd'hui, j'imagine qu'aujourd'hui je ne sais rien de ce qui arrive demain, sinon que cet indéterminé à venir existe déjà. Cette construction est asymétrique, elle joue sur le rappel de situations aux contours cristallisés, sur leur réplication et leur modification projetées.

Tu es unique, tu me l'as dit, tu as un semblant de contours – non, "tu" es un semblant de contour. Ton unité dépend d'une norme ou d'un ensemble schématique de formes et qualités vaguement reconnaissables – une silhouette et un corps de gestes "humains" avec leurs propriétés associées, attendues, attributs sexués, valeurs plaquées.

"Un" semblant de contour différencié dans un écosystème particulier, plus dense et plus varié, plus dépendant et plus poreux que l'on ne saurait admettre dans les cercles humanistes. C'est utile, tes contours posités, ce "tu", les "limites" de ton corps (pour commencer), rapportés aux archétypes anatomiques, morphologiques, normalisés de l'humain fe/m/âle en bonne santé (valeur valeur !).

Tu es unique mais là c'est générique, langage oblige. Le concept enveloppe l'idée d'unicité, de singularité, même si le nom commun, comme tous les noms, s'applique à tous (dans cette langue).

Tu es unique, et cela ne s'oppose pas aux déterminations perceptives ou linguistiques. Les contours et contrastes sont aussi bien des conditions de la singularité. Avant de saisir la singularité et l'unicité, il faut être familier de la découpe, même grossière, des qualités différentes, et leur comparaison, leur classement spontané. Un semblant de contours, oui, mais tenace. Alors le contour et l'archétype sont-ils réels ou projetés ? nécessaires, contingents, ou relatifs (à quoi) ? intégrés, malléables ? en soi, ou seulement relationnels ?

"Les contours", dis-tu, "ne sont pas purement réels, ni irréels pour autant", ils sont "une projection réelle", réels en tant que projection, mais pas réalité immuable ou élémentaire. Relativement à une conscience, un cerveau déjà entraîné, ou un corps-cervelé ? Les discontinuités qualitatives seraient naturelles, héritées, affûtées par la logique de sélection, plastiques, mais fondamentalement relationnelles.

Mais alors le "réel pur" qui "te" constitue en définitive "en-deçà" des contours... est-il neutre ? absolument indéterminé, ou bien au contraire absolument déterminé ? aucun des deux ?

Ontogenèse oblige, épigénèse "culturelle", perception informée, langage oblige... Tu es un peu découpée, à peu près reconnue, et après quelques réflexions "Tu es unique".
Tu es unique et tu changes. Des "molécules", aux contours tout aussi flous que "toi", bientôt seront ailleurs, ces molécules qui te composaient de manière alternée, dynamique, comme elles étaient ailleurs avant "toi", et même pendant que "tu" muais, assimilais, pelais et te régénérais. Tu changes, et bientôt les contours se dissolvent un peu trop.

Peut-être que "tes" mécanismes de synthèse seront à court de matériau, ou de comburant, peut-être que "tes" canaux usés se rompront ou se bloqueront, ou "tes" systèmes de régénération et de sécurité s'emballeront, "tes" cellules muteront un peu vite ou des "parties" se détacheront brutalement, et "ton" corps abritera soudain un peu trop de bactéries d'un coup, changera de fonctionnement, deviendra incubateur, plus "bactérial" qu'"humain".

Reconfigurée, modifiée, éclatée ou détournée : la stabilité cyclique sera jugée trop différente, ce qui se passe à l'intérieur trop atypique, trop peu cyclique et auto-entretenu pour être encore "métabolique", trop peu auto-régulé ou trop différemment, ses réponses trop éloignées pour évoquer un membre de tel genre, de telle espèce, de tel groupe type. Enfin, les traits un peu trop distendus pour être identifiés, pour évoquer une "semblable", pour associer tel système à telle entité personnelle alors connue.

Tu ne seras plus. "Tu" se sera dissipé. Au plus un résidu éclaté dans quelques systèmes nerveux, des symptômes de sevrage pour "celles" accoutumées à la proximité de l'ancienne nébuleuse.

Pourtant, dans cette ontologie nominaliste, on pourra dire que tu auras été, et tu auras été unique. Assemblage à la fois réel et découpé, senti et sentant et composé, vrai particulier temporel. En attendant, tu deviens qui ? Sincèrement, tout dépend, mais pas de toi seulement – de presque tout sauf "toi", et un tout petit peu de toi aussi, comme par accident.

*
Et maintenant re/donne-"moi" des contours, des contours d'entité dotée d'un haut degré de ressemblance avec "toi", prête-moi ce "je" que tu gardes jalousement depuis que tu étudies la philosophie, ad/met en jeu les traits archétypaux que l'idée postmoderne de FLUX a feint d'effacer, avoue "tu es là, tu 'parles' depuis tout à l'heure"

C'est marrant, je te vois et tu es quasiment à l'envers, ou de trois-quart et toute libérée, puissante, dans le réseau caché des filins et des câbles réels invisibles. Multiple de capteurs vivante et fragmentaire reproductif, unique, tu agrèges, tu digères, irradies, interfères et tu fonds

Tu malaxes car tu es malaxée, bien axée sur l'oursin versatile du réel, noyée dans les champs d'un réel encore bien mal connu, agile dans le jeu des échelles et habile dans le calcul des référentiels

Et "nous", ce "nous" unique tout comme ses composantes, sur le fond du reste et des autres, serions-nous comme une combinaison nouvelle parmi des millions, prête à être répertoriée sur le tableau des éléments anciens, ou comme une réaction chimique exotique qui met en échec le syst_mERROR ?

Serions-nous comme une équation différentielle irrésolue, ou plutôt comme un paradoxe logique inédit ? Comme une "même" particule affectée d'un minime décalage avec "elle-même" ou deux ondes qui se renforcent ou s'affaiblissent de loin en loin dans la tempête ? Comme une fratrie nouvelle – sœurs adoptives – ou des cellules gliales fonctionnellement équivalentes devenues un même astrocytome ?

Serions-"nous" comme des plantes épiphytes, seules survivantes et endémiques, uniques spécimens au potentiel symbiotique palpable, qui s'embrassent l'une l'autre en tant que chiasmes ou boucles étranges ou contorsions de l'unique Unique (neutre), avant qu'il "nous" déphase ?

Ces comparaisons ont-elles seulement un sens, et des limites, avant qu'on les accule au suicide ou qu'on les force à s'entretuer ? Je précise, un instant

Serons-"nous" ces uniques réunis, si l'on peut dire, en entité juste-un-peu clairvoyante, là où le langage est une prothèse ou une arme comme une autre – c'est-à-dire modulable et customisé, modulateur brutal et vital de matière, et bien ou mal, et bien et mal ?

Serons-"nous" cet hybride absolu, même hésitant, sans valeur – ces contours impossibles à délier... pour un temps ?

Et si, hors valeur, n'importe quel "nous" arbitraire en est l'équivalent tout aussi singulier – unique et parfait en son genre – pourquoi ne pas nous jeter dans l'arène du bonheur ?
   
Tu es unique (si l'on peut dire)
réflexions avril 2015

12 avr. 2015

[Kogikwot] Les ormeaux (Alain)


« Les feuilles poussent. Bientôt, la galéruque, qui est une petite chenille verte, s'installera sur les feuilles de l'ormeau et les dévorera. L'arbre sera comme privé de ses poumons. Vous le verrez, pour résister à l'asphyxie, pousser de nouvelles feuilles et vivre une seconde fois le printemps. Mais ces efforts l'épuiseront. Une année ou l'autre, vous verrez qu'il n'arrivera pas à déplier ses nouvelles feuilles, et il mourra.

Ainsi gémissait un ami des arbres, comme nous nous promenions dans son parc. Il me montrait des ormeaux centenaires et m'annonçait leur fin prochaine. Je lui dis : "Il faut lutter. Cette petite chenille est sans force. Si l'on peut en tuer une, on peut en tuer cent et mille".

"Qu'est-ce qu'un millier de chenilles ?, répondit-il. Il y en a des millions, j'aime mieux ne pas y penser". "Mais, lui dis-je, vous avez de l'argent, Avec de l'argent on achète des journées de travail. Dix ouvriers travaillant dix jours tueront plus d'un millier de chenilles. Ne sacrifieriez-vous pas quelques centaines de francs pour conserver ces beaux arbres ?".

"J'en ai trop, dit-il ; et j'ai trop peu d'ouvriers. Comment atteindront-ils les hautes branches ? Il faudrait des émondeurs. Je n'en connais que deux dans le pays". "Deux, lui dis-je, c'est déjà quelque chose. Ils s'occuperont des hautes branches. D'autres, moins habiles, se serviront d'échelles. Et si vous ne sauvez pas tous vos arbres, vous en sauverez au moins deux ou trois".

"Le courage me manque, dit-il enfin. Je sais ce que je ferai. Je m'en irai dans quelque temps, pour ne pas voir cette invasion de chenilles". "Oh puissance de l'imagination, répondis-je. Vous voilà en déroute avant d'avoir combattu. Ne regardez pas au-delà de vos mains. On n'agirait jamais si l'on considérait le poids immense des choses et la faiblesse de l'humain. C'est pourquoi il faut agir et penser son action.

Voyez ce maçon : il tourne tranquillement sa manivelle, et c'est à peine si la grosse pierre remue. Pourtant la maison sera achevée, et des enfants gambaderont dans les escaliers. J'ai admiré une fois un ouvrier qui s'installait avec son vilebrequin pour percer une muraille d'acier qui avait bien quinze centimètres d'épaisseur. Il tournait son outil en sifflant ; les fins copeaux d'acier tombaient comme une neige. L'audace de cet homme me saisit. Il y a dix ans de cela. Soyez sûr qu'il a percé ce trou-là et bien d'autres.

Les chenilles elles-mêmes vous font la leçon. Qu'est-ce qu'une chenille auprès d'un ormeau ? Mais tous ces menus coups de dents dévoreront une forêt. Il faut avoir foi dans les petits efforts et lutter en insecte contre l'insecte. Mille causes travaillent pour vous, sans quoi il n'y aurait point d'ormeaux.

La destinée est instable ; une chiquenaude crée un monde nouveau. Le plus petit effort entraîne des suites sans fin. Celui qui a planté ces arbres n'a pas délibéré sur la brièveté de la vie. Jetez-vous comme lui dans l'action sans regarder plus loin que vos pieds, et vous sauverez vos ormeaux". »

Alain, 5 mai 1909. In Propos sur le bonheur, XXVII, « Les ormeaux ».
 
 

7 avr. 2015

[Poékwot] Quatrains (Omar Khayyām)


Dieu, le bon vin, les boucles de l'amant-e, encore le vin et l'ivresse qui va avec, la mort, la vie éphémère. Or, plumes, chair, cendres, rubis. L'argile philosophique de ces quatrains, toujours plus équivoques à la seconde lecture, et toujours moins frivoles. Le refrain sobre, flamboyant. L'évocation rapide, agile – polychrome.

Sur le plan doxographique ou doctrinal, rien n'est certain. Omar Khayyām, musulman pieux ou blasphémateur ? Religieux – et mystique ? Islam soufi, orthodoxe – ou athée ? Son amour du vin, une simple métaphore ? Son hédonisme – ascétique ou orgiaque ? Omar l'épicurien, le stoïque, le jouisseur, le désespéré ? La beauté à laquelle il s'accroche, est-elle immuable, hors du temps et indifférente, ou sensible, éclatée, volatile ?

Le destin que cette « Plume » a figé bien avant sa naissance, le concevait-il comme une fatalité astrale, comme le cours aberrant d'une poussière dans l'éther – comme le fragment incompréhensible d'une fresque ou d'un plan ? Quelque décret divin, ou encore l'arbre infiniment lent et ramifié – implacable et sublime – de la nécessité naturelle ?

"Suppose que tu n'existes pas, et sois libre" 

La mort est certaine et irréversible. Le décompte de notre temps est certain, et le nombre du compte est inconnu. Est-ce que la mort condamne à l'ignorance et à l'oubli – ou est-ce la mort ce qui nous libère ? La mort intensifie le silence du Dieu inconnu, l'absurdité des promesses de "miséricorde", des interdits dogmatiques, et des sacrifices transactionnels. Le pari de Pascal tient la route en principe, mais ses effets pratiques sont déjoués : Dieu n'est pas lisible, et les conditions d'accès à l'éternité ne sont pas certaines. Peut-être faut-il se montrer digne du désir, et de la liberté. Peut-être faut-il écouter les prêtres d'aujourd'hui, ou ceux d'hier, ou imaginer ceux de demain.

L'inexistence relative se plante alors dans le cerveau comme un métal chauffé à blanc qui neutralise tout désir. À moins qu'elle ne devienne soudain une force qui concentre les actes hors de soi, capable de libérer l'amour – et peut-être que cela ne dépend pas vraiment de "nous", volontairement.

Il faut donc relire de nombreuses fois ces Quatrains pour en goûter la force, en-deçà des thèses trop connues auxquelles on ne prête plus de substance, à tort et par un effet d'habitude. Relire pour y hasarder une cohérence personnelle. Choisir d'en isoler certains parmi eux, pour en trouver la force en-deçà des thèses trop connues, et pouvoir leur prêter l'expérience personnelle, si possible.

Voici ma sélection :
  

XXII

Khayyām, qui travailla aux tentes de la sagesse,
Tomba dans le brasier de la tristesse et fut consumé d'un seul coup ;
Les ciseaux du destin ont coupé la corde de sa tente,
Et le marchand d'espoir l'a vendue pour une chanson.

XLII

Quiconque arrose dans son cœur la plante de l'Amour
N'a pas un seul jour de sa vie qui soit inutile,
Soit qu'il cherche à aller au-devant de la volonté de Dieu
Soit qu'il cherche le bien-être corporel et lève sa coupe.


LI

Ma venue ne fut d'aucun profit pour la sphère céleste ;
Mon départ ne diminuera ni sa beauté ni sa grandeur ;
Mes deux oreilles n'ont jamais entendu dire par personne
Le pourquoi de cette venue et celui de ce départ.


LII

Nous serons effacés du chemin de l'amour ;
Le destin nous broiera de ses talons ;
Ô porte-coupe au doux visage, quitte ta pose paresseuse
Donne-moi de l'eau, car je deviendrai de la poussière.

LVII

Ceux dont les croyances sont basées sur l'hypocrisie
Veulent faire une distinction entre l'âme et le corps.
Moi, je sais que le vin seul a le mot de l'énigme
Et qu'il donne conscience d'une parfaite Unité.

LXVIII

Avant que  le destin te frappe à la tête,
Ordonne qu'on t'apporte du vin couleur de rose.
Pauvre sot, penses-tu être un trésor,
Et que l'on te déterrera après t'avoir enseveli ?

LXXVI

Ne laisse pas la tristesse t'étreindre
Et d'absurdes soucis troubler tes jours,
N'abandonne pas le livre, les lèvres de l'aimée et les odorantes pelouses
Avant que la terre te prenne dans son sein.

XCI

Ne suis pas la Sunnat, laisse ses préceptes ;
Ne refuse à personne le morceau que tu possèdes ;
Ne calomnie pas, n'afflige pas un seul coeur :
Je te garantis le monde à venir... Apporte du vin.

XCIV

Pour parler clairement et sans paraboles,
Nous sommes les pièces du jeu que joue le Ciel ;
On s'amuse avec nous sur l'échiquier de l'être,
Et puis nous retournons, un par un, dans la boîte du Néant.

C

Plein de désir, j'ai mis mes lèvres aux lèvres de la jarre
Pour lui demander combien longue serait ma vie.
Elle a collé ses lèvres aux miennes et m'a dit :
"Bois du vin, tu ne reviendras pas en ce monde".

CXXII

Pour celui qui comprend les mystères du monde,
La joie et la tristesse sont identiques ;
Puisque le bien et le mal doivent tous deux finir,
Qu'importe que tout soit peine, à ton choix, ou que tout soit remède.

  
Encore beaucoup d'autres que je n'ai pas choisis. Certaines pensées-poèmes bien différentes. Et encore Dieu, le bon vin, les boucles de l'amant-e, encore le vin et l'ivresse qui va avec, la mort, la vie éphémère. Or différent, cendres fertiles, rubis liquide, bois vivant, oreiller froid, béton chaud, air salé.

En-deçà des thèses trop connues, ces quatrains se prêtent à la relecture ; outils pour de nombreuses réflexions et pour l'expérience quotidienne. Tout est vain. Rien n'est important, et la sagesse elle-même relative et mortelle.


quatrains choisis de Omar Khayyaām (Perse, 1048-1131)
extraits de Les Quatrains


traduction depuis la traduction anglaise par Olivier Grolleau
sur livre fin et hautement portatif aux éditions Allia (2014)



 img : Tombe de Khayaām à Nishapur (Iran)