J'en suis encore à rechercher des personnes qui m'inspirent et me
passent à leur crible. Non des gens qui me soient similaires, ni des
gens qui m'admirent, me craignent ou "m'acceptent" : pour ça, Dieu a
pourvu depuis toujours, c'est-à-dire aussi pour toujours, éternellement.
J'en suis toujours, par contre, à chercher des genres d'
alter ego.
Sources d'imagination, de vif-style ou d'idées sanglantes, des
personnes que je comprends avec fluidité et que j'interroge par défi.
Cette rencontre est toujours très rapide, et la plupart du temps
réciproque. Ces personnes sont des prismes, des alambics, elles le
savent et ne trouvent pas cela réducteur ou insultant, bien au
contraire. L'eau-de-vie de leurs mondes me désaltère, le vin des
coutumes m'ennuie et m'assèche la bouche. Quel est leur point commun ?
Beaucoup écrivent, exposent et concrétisent leurs explorations, mais pas toutes. En revanche, toutes sont rivées sur
les choses
et sensibles aux raisons. Elles s'intéressent avant tout à la
chose-même, plutôt qu'à elles-mêmes qui écrivent : non-occupées à se
construire un statut ou une stature, et surtout pas d'écrivain
(j'entends toujours "écri-vain", "écri-vaine"), même lorsque le style ou
l'écriture se trouve être la chose qui les polarise.
Ces gens qui ne s'arrogent aucun autre droit que celui de l'effort, triple effort de comprendre, d'être compris, d'être
excellents et
excellentes par énergie et conviction. Des gens qui livrent des trouvailles
qui n'appartiennent à personne, et que j'abandonne vite, l'espace d'un sourire : je me reconnais bien.
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Je me fous de la gloire ou la célébrité, je me fous d'être connu et
reconnu : j'ai un père, un nom de famille, une dalle de granit au noyau
inconnu – non-localisé – de ma vie. Je ressens profondément la
différence entre l'autorité et la pertinence, l'officiel et l'important,
la force de conviction et ce qui est justifié. Je ne suis pas
insensible à la force et l'assurance de celles-ceux qui écrivent
pleinement, si c'est pour leur propre
amusement, sans penser au jugement ou à l'approbation des autres, selon
des règles qu'illels connaissent et testent et perfectionnent.
Inversement, je me fous de devoir donner à d'autres la reconnaissance
illusoire de leur illusoire "auteurité". Ce que j'aime, c'est la calme
nécessité d'écrire, mais
sans le pathos ni le drame de la vocation intérieure (cf. la
Lettre au jeune poète de Rilke, longtemps dans les programmes scolaires en France). Car la nécessité naît de l'entraînement, et il est
tout à fait possible de
forger
un attachement – loin de le découvrir en soi, de forcer sa curiosité,
et devenir brûlant pour ce qui nous repoussait. Le détachement quant au
texte produit s'apparente à une fierté que la chose existe. Ce qui cause
la joie, c'est le fait qu'elle possède sa puissance propre, qui me
permette de l'apprécier pour soi – non pas que j'en sois l'auteur, comme
si c'était une extension de moi ou une preuve de ma valeur.
C'est le plaisir
de lire ce que j'écris et
d'écrire ce que je lis
– que Borges pourrait évoquer, constatant qu'il n'a aucune affinité
paternelle à l'égard de son œuvre, juste du plaisir et de la perplexité
(!). Et je sens à sa suite l'insignifiance de l'auteur, l'insuffisance
d'une seule identité, m'ouvrant aux reprises et relectures du texte comme à un
monde que
l'on peut découvrir, endurer ou instrumentaliser ; à peine détaché de
moi, le texte-objet devient source et sujet, s'allie pleinement à son
objet, ce dont "il parle", monde-livre à suivre comme des rails
désaffectés, comme la douleur d'une blessure au visage ou la topologie
déconcertante d'une forêt de laminaires sous-marins...
Le monde-vers
inclus entier dans son portail de phrases, débarrassé(s) de l'auteur – comme paroles et musique ne font qu'
un dans le chant (à nouveau, voir Borges, "Préface" à l'édition Française de l’
Œuvre poétique 1925-1965,
et la citation de Stevenson). J'aime ce qu'écrit Borges et j'aime qu'il
aime ça, écrire sans autre contrainte la perfection ou la vérité, sans
accomplissement ni réussite individuelle, sans la confondre avec une
thérapie (possible, par ailleurs), sans valorisation de soi.
Je ressens alors la possibilité de me détacher de ce que j'écris – non
pas maladivement, frénétiquement, mais par le simple savoir que
de fait,
je ne peux retenir ni posséder ce que j'écris (exprimer, donner
naissance, abandonner, mourir, etc.). Réciproquement, lorsque je lis,
j'ai parfois le sentiment que
j'aurais pu écrire cela, et ce
constat me paraît libre et surprenant. Je suis heureux de partager une
expérience, heureux qu'elle ait été écrite – par moi ou par un-e autre.
Ce que j'ai écrit et ce que d'autres ont écrit dans le même esprit, tout
se retrouve sur un pied d'égalité : des pièces que je réutilise et qui
me font un plaisir fou.
L'attribution a disparu loin en dessous. La chose est meilleure que tout
ce que je suis et ce que je souhaite – d'ailleurs, l'écriture ressemble
à une machine, un ensemble d'usines vivantes, plutôt qu'à un
fiat.
Le texte devient une source indépendante et active de significations.
Force de la répétition, qui n'en finit pas d'inépuiser le texte. Ces
textes-là – poèmes, essais, fictions, aphorismes, idiomes, exclamats –
je les traque par bonheur
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Je continue à m'affirmer dans la passion du séparé. Je me reconnais dans
celles et ceux qui affirment leur passion du séparé. C'est narcissique,
comme toujours – mais Narcisse qui voudrait que le reflet change, qu'il
se diffracte, insatisfait de soi. Quelque chose s'agite en-dessous,
Narcisse prend peur : est-ce la même
onde, mais pas le même reflet ? Est-ce qu'il y a quelque chose d'
autre là au fond ?
Bon, c'est pas tout, il faut encore lire des gens intelligents sur des
blogs politiques, des articles à point sur le Systar (vaisseau-mère
abandonné ?), discuter avec des vrais survivants de la réalité, changer
le monde, etc. Ellils ne me font pas de cadeau, mais au moins illels
parlent, ça démontre la
présence d'esprit, la tentative, c'est tout ce dont j'ai encore besoin : non pas des schèmes connus, ni des éloges :
des sources à point nommé
été 2012