De nos jours, le réel croule sous l'incroyable. Richesse de Wikipedia, pauvreté des fictions, décentrement post-exotique in situ. Être étonné·e·x·s : réapprenons lentement.
Qui
a encore besoin d'imaginer pour fournir ses imaginaires ? Qui
a encore besoin de l'imaginaire pour réenchanter la vie, l'univers, ou le quotidien ? Évidemment, c'est une
question fausse et une provocation – une manière d'interroger "notre" condition mentale,
affective et politique. Précisons : qui a (encore) besoin de l'imagination "créative" et "enchantée" pour fuir, se divertir, ou se dépayser ? Et qui a (encore) besoin / le temps / le loisir de faire tout ça ?
Les fictions narratives et les univers imaginaires ont l'air de traîner derrière le présent et de s'en nourrir à perte,
plutôt que de l'informer, l'épuiser ou le rendre banal. Après la fin de
la science prophétisée par le positivisme et après l'ère de l'ennui, il
devient clair que nous faisons à nouveau face à une vague de
dépassement immanent – l'inconnu à portée de la main, "au plus proche de
soi", sans même parler de ce qui est vraiment lointain, à peine frôlé. Ce n'est pas totalement vrai, mais vous voyez l'idée :
- Anonymous et Camp X-ray, Xe Services et Stuxnet. La commission trilatérale et les entrepreneurs transhumanistes.
- Les trous ou dolines sous-marines qui se forment dans le plancher sous-marin de l'Arctique, de la taille de quartiers entiers, suite au réchauffement.
- Les xénogreffes, les xénobots, les chimères transpécielles, et les techniques de modification génétique après CRISPR/Cas-9.
- La zone de Pripyat, devenue symbole de miracle écologique après avoir été symbole de catastrophe, puis destination touristique, soudain assiégée par les russes.
- Les fossiles de familles humaines éteintes, et les techniques de reconstitution des traits d'animaux singuliers.
- L'étude des mythes et des premières migrations humaines, la cartographie exhaustive des hypothèses théologiques, le néo-paganisme et les "autres" covens.
- Les études générationnelles sur la morale et la consommation de l'information, la formation des croyances assistée et les taux de conversion.
- L'architecture brutaliste en ruines répandue à la face du monde et les peintures faciales anti-surveillance.
- L'urbex immersive et acrobatique ou via drone et casque de VR, les écosystèmes en mouvement, les formes du vivant hybrides et mutantes, les milieux techniques et les formes de vie nature-culturelles.
- Les câbles sous-marins et la politique des réseaux, la logique modale et le web sémantique, les apps de géolocalisation et l'open-source.
- Les programmes spatiaux, les programmes nucléaires, les programmes de rééducation, les programmes informatiques procéduraux semi-autonomes.
- Les tentatives de refaunation et de réensauvagement, les modèles et pilotages écologiques de régions entières sur des siècles.
- Les théories du multivers ou des supercordes, les cosmologies spéculatives, et BPM 37093, ex-naine blanche du Centaure et diamant cosmique aussi appelé Lucy.
Et cætera. Et bien sûr, j'ai déjà triché face à la question : ici, les fictions sont elles-mêmes prises comme des faits réels, des objets de curiosité. Et l'imagination, comme faculté de composition, de recomposition et d'extrapolation – minime ou sauvage – intervient encore (et plus que jamais ?) dans la formation et le fonctionnement de toutes ces réalités. Notre présent lui-même est tourné dans toutes les directions, éclaté tous azimuts.
Ce que la question suggère, ce n'est pas que l'imagination serait pour nous privée d'importance ou de puissance, bien au contraire : ce que la question suggère, c'est la richesse délirante du "présent contemporain" pour l'imaginaire. La plupart des fictions sont recyclées, timides, dénuées d'ambitions, réactionnaires, ou minuscules. Nous n'avons pas gratté la surface des métaphores possibles ou des fictions étranges : nous ignorons la plupart des ressources que nous avons sous la main.
Les
fables et les croyances folkloriques n'étaient pas étranges, exotiques
et profondes : elles étaient familières, anthropomorphes et
rassurantes, elles cadraient, aplanissaient et aplatissaient le réel. Les sciences et les technologies n'ont pas encadré ou simplifié le monde sans contrepartie. Elles n'ont pas arraché le voile de "l'enchantement" et de la magie pour le remplacer par des lois et de la maîtrise : pour chaque modèle et chaque victoire technoscientifique, elles révélaient des abysses d'ignorance et des légions de bizarrerie.
Les sciences et les techniques ont arraché le voile de la simplicité, de l'évidence et de la familiarité, pour les remplacer par un réel omnivore, descriptible au travers d'une foire d'hypothèses et de modèles alternatifs. On ne peut plus imaginer hors des croisements incessants entre fiction et du réel : l'imaginaire, le possible et l'actuel sont pour nous des textiles continus – comme ce questionnaire d'entrée pour devenir sujet de test chez Aperture Science qui traîne sur la toile, entre deux documentaires sur le conspirationnisme et trois nouvelles interprétations de la physique quantique.
Le réel tire alors le "quotidien" de sa misère, au prix d'une injection douloureuse et
salutaire. Partout à portée de regard et de jambes et de bras, pour se
hisser au-dessous du "normal" : nos campus universitaires et nos musées la nuit, les baies et les écorces psychotropes, les portes de service dérobées, virtuelles ou tangibles,
et tout, bientôt, se télécharge et s'imprime en 3D – Stradivarius,
Boeing, bras, arme automatique, concubin. Cavernes au trésor du hacking et des réseaux
alternatifs, des secrets bien gardés aux trajets quotidiens inconnus,
gestes étranges, la méthode de Heimlich, la stèle runique Lund 1 (DR314), le Nahuatl bien vivant, le Doomsday Vault qui prend l'eau avec la fonte du permafrost, les cultes du cargo, ou encore du côté des idées folles et pourtant effectives, strange loops de Hofstadter, fractales de Hansmeyer, arcologies en autonomie énergétique, ou le message d’Arecibo, toujours sans réponse.
L'incompréhensible se charge du corps du réel, expose la vieille peau de la réalité aux éléments, et sont d'un coup lâchés un essaim de réalités et d'ambiances qui ont peu en commun, ou dont l'en-commun se dérobe. Chacun change ses critères du normal
sur les Internets, étend les anciens seuils où s'arrêtaient
l'explication satisfaisante, étire et change la vieille armature des
langues – c'est-à-dire la forme du monde et sa taille : dans cette nouvelle condition, chacun se taille comme on taille la pierre, ou se refuse à le faire. L'impossible lui-même est envisageable sous certaines conditions, comme dans les gravures d'Escher, les tropes de la bombe logique et de la moralité orange et bleue, ou Les démons de Gödel.
La fantasy fonctionne le plus souvent comme une fable légère, une
déviation imaginaire minime, une fiction cosmétique : oreilles pointues
et peaux vertes, déités anthropomorphes, bâtons lance-flammes, et surtout, énergie
magique soi-disant "mystérieuse" qui se révèle tout à fait banale, physiquement ultra-simpliste... Les miracles de l'alchimie et de la mana ridiculisés par le tableau périodique, les supraconducteurs, la théorie des champs, les neurones et hormones, les nanomachines ou les états exotiques de la matière. Elle transcende parfois cela,
comme quête de l'enfance absolue, symbole d'éternité, ou comme voyage dans les subtilités affectives de l'héroïsme et du merveilleux.
Du
côté spéculatif, elle reste bien en-deçà de ses propres possibilités, et
semble mûre pour dériver vers une exploration plus radicale des lois de
la nature alternatives, des cosmologies, cosmogonies, théogonies,
spiritualités, et organisations socio-politiques pré-industrielles possibles. Elle rejoint alors entièrement la science-fiction spéculative, qui fait par ailleurs son grand retour, et réussit même à survivre à
sa propre caricature, sa propre version cosmétique (aliens anthropomorphes, robots rigolos, romances de l'espace, épées laser, etc.). À côté de ces deux super-genres de l'imagination, la cli-fi et la biologie spéculative restent des genre de spécialistes (2011, 2022) malgré plusieurs incursions récentes avec de hauts niveaux de production (comme Alien Worlds ou Life Beyond I-III), pleinement capables de débloquer des perspectives, des mondes et des devenirs inespérés.
Nous aiguisons notre "normal", nous étirons nos cosmologies, nos multiplions les tableaux intérieurs et les bestiaires projectifs, quitte à tordre les textes et cracher sur toute cohérence, jusqu'à ce qu'il soit l'heure d'aller manger. C'est peut-être la fonction des rêves
d'opérer les sutures ou la synthèse, de manière inconsciente et stochastique – il revient peut-être aux routines, aux écailles sur
les yeux, à l'ignorance, à l'amnésie de nous sauver face aux exigences inhumaines et impossibles de la cohérence. Pour un temps et dans une petite part, notre irrationalité nous sert aussi.
L'imagination
individuelle
est dépassée, les données cruciales paraissent à la fois plus
accessibles et moins identifiables, et nous ressentons le manque d'intégration, les limites brutales de notre capacité de synthèse face à l'information disponible et produite. Les bases d'un réenchantement qui ne soit
ni une distraction, ni une fuite – ou un combat spiritualiste contre "la" science – sont déjà posées. Nous savons comment ressusciter le sentiment du sublime au cœur de la complexité du présent. Nous
savons comment stimuler la curiosité intellectuelle, et l'armer de tactiques, de théories, de tropes, de rituels qui opèrent le décentrement en direction du réel – même débordant, éclaté, hyper-saturateur. Nous n'avons pas encore de théorie globale des conditions incarnées, de leurs modifications, et de la fiction totale. Mais revenons à nos moutons : le problème bien plus humble et limité des "imaginaires" dépassés par la complexité d'un présent bêtement immédiat.
Qu'est-ce qui constitue notre vision du monde ?
Le mythe de la "créativité" est-il surévalué, ou simplement décédé ?
Qu'est-ce qui entre dans notre banalité, et sommes-nous vraiment
tous-tes sur la même longueur d'onde ? Quels rôles est-ce que l'on prête
à nos fictions ? Faut-il viser une nouvelle systématique – qui
nous serve de modèle et de typologie pour s'orienter entre les niveaux,
les registres, les genres, les hypothèses ou les modes fictionnels – ou
faut-il s'abandonner à la confusion ?
L'analyse du contemporain commence tout juste à s'atteler à l'imaginaire
de manière précise et synthétique, mais nous sommes encore loin de
percevoir avec clarté les liens forts entre l'anticipation, la prospective, les
fictions, la grammaire de la modalité, les projections, les uchronies, les univers parallèles, les fictions, la spéculation sauvage, les sentiments esthétiques, le désir
d'étrangeté, la valeur de nouveauté, l'exotisme et la curiosité – en bref, l'imaginaire dans toutes ses dimensions, facultés, processus, productions, pouvoirs et finalités.
Le réel sera décrit, non comme totalité finie, mais comme extension des possibles – dont les possibles-humains-parmi-le-reste, et ceux-là parmi les autres possibles, sans humains, avant, après ou à-côté. Le réel à coup de réalités suturées entre elles, si folles et si uniques : arriverait-on à en faire un ensemble aussi cohérent que chacune des parties, comme dans une chaîne de montage de bombardiers furtifs ?
Who needs imagination? The curious, the distressed and the bold. But no more "magic", no more timid or
repetitive worldmaking. Fictions and theories that aren't frightened by the
present, its brutal millions, its complex view of the past, its divergence and becoming.
Who needs imagination?
2011 (original et base du texte)
2022 (version présente retravaillée)
img : chaîne de montage SR-71 (1965)