29 avr. 2015

[Poé] SIROP


UN COURT PROLOGUE
  
Votre vin n'a pas de goût et vos tympans sont crevés

En grappe, vous révélez votre obsession pour le normal
Et vos plus hauts délires sentent les huiles essentielles

EN-DEÇÀ, LE POËME
SIROP
"Tu le trempes dedans, comme ça, et quand
Le bandage dégouline, bien imbibé, Hypericum et salive
C'est bon
Tu peux l'appliquer sur la plaie, ne serre pas trop et tiens
Mâchonne ça
Des feuilles de ronce et leur fruit mûr
Des lèvres noires pour une gorge en éraflure
Si ça te gratte lèche et recrache, ça coagule et désinfecte"
Bientôt tu seras sur tes pattes, fourrure luisante, enivré-e d'air

"Épaissi par les sucres, si riche
En Vitamine C, ce jus d'argouse est une pépite merveille
La réussite au cœur de nos ventes Bio
Sa recette ?
Secrète et déposée nous vient d'une autre espèce
Arboricole
, très
Bien organisée quand vient la saison des violences

Mais passons à ce nouveau modèle de chèvre à traire"


Son lait soyeux et arachnide est une fibre pare-balle


"Skyline night time, sur les vitres blindées du
57e
La pluie offre un panorama viscoloré
, une
Confiture de néons

À l'intérieur musique à fond, lampe végétale
, futons
Et lumière pâle des interfaces
Trois femmes à jeun, l'esprit en structure cristalline
Diluent, distillent
Un flux d'information vital,
savoirs et instructions"

Se gavent, retouchent et régurgitent la dentelle liquide

ETC. LE MONDE EST MON SIROP PRÉFÉRÉ

SIROP, poëme
avril 2015


#coagulant #décoction
#BioSteel #sweet

  

14 avr. 2015

[Kogi] Tu es unique (si l'on peut dire)


Tu es unique. Non, sérieusement. On parle ontologie là, c'est même pas une blague. Il n'existe qu'une seule composition corporelle et mentale comme toi, et c'est toi, présente et passée, une seule avec ton histoire et tes dispositions, une seule qui soit telle et puisse l'être en toute précision, plurielle mais à peu près unifiée (comment ? à quel niveau ? problème, à voir).

"Tu es unique". À la limite, même le "tu" est plus complexe, plus problématique et plus débattu que la singularité ontique de telle entité dans tel univers donné – et "tu" est effectivement problématique, pour son statut d'indexical, et encore comme tout pro/nom que rappellent des contours, des qualités sensibles ou des gestes connus et qui r/appelle à son tour des contours similaires, des gestes assimilés, etc.

Apparemment, tu es unique même s'il fallait opter pour le modèle d'un espace-temps universel pleinement cyclique, de l'éternel retour du même, tu serais tout aussi "unique" (rien ne distinguerait tes "différentes" occurrences ; tu n'y serais finalement qu'une seule et même phase, sauf à représenter frauduleusement les tours du cycle temporel selon une ligne axiale, ce qui revient à le nier).
*
Si "tu es unique", l'hypothèse du clone parfait demande à être examinée : serais-tu si unique si l'on pouvait te cloner, te reproduire à l'envi et à la perfection ? Mais qu'est-ce que cela signifie de te cloner, que reproduirait-on vraiment avec des clones ? Et cela suffirait-il à briser ta singularité ?

Un clone avec exactement "le même ADN" ne suffirait évidemment pas à éliminer l'unicité ontologique : il ne donnerait même pas quelque chose de très ressemblant. Ce qui fait toute personne humaine, c'est effectivement un corps qui vit d'une certaine manière car il est doté d'un génome (matériel génétique réel), mais ne s'y résout pas, et encore moins dans un certain génotype (abstraction du code génétique et des caractéristiques potentielles associées).

On sait bien que le phénotype de chaque organisme réel est unique (l'ensemble des caractéristiques et comportements d'un organisme vivant) selon l'histoire unique de ses interactions avec le reste, mais son génome lui-même est sujet à de nombreuses variations causales : ce qu'il exprimera et codera effectivement dépend des conditions externes, des expériences et même du comportement des parents (ces variations environnementales, dites épigénétiques, influent sur l'action du génome et peuvent même être transmises de manière héréditaire), et le génome peut bien sûr se modifier ou être modifié par mutation, par ajout, ablation ou intégration.

Depuis l'union des gamètes à la fécondation jusqu'à un moment donné, à travers l'ontogénèse plus ou moins stable ou mouvementée, les caractéristiques génétiques sont déjà modifiées par la nourriture, l'environnement et les stimuli de manière prénatale, certains gènes exprimés, d'autres inhibés, puis à travers la naissance, l'enfance et tout au long de la vie de l'individu, à quoi s'ajoutent toutes les interactions non-génétiques uniques, comme les souvenirs, les expériences faites et mémorisées, les sensations et toutes les modifications physiologiques ou morphologiques dues aux rencontres, aux maladies, apprentissages, régimes et autres interactions physiques, voulues ou non, dans les limites et selon les règles de la plasticité des organes et du système nerveux (central, périphérique).

Depuis ton génome jusqu'à la plus éphémère de tes relations à ton environnement, en passant par ton phénotype, ta composition et ta disposition morphologique, neurale et psychique singulières, via l'histoire de ton corps, tu es unique.

Mais la question du clone n'est pas encore fermée : si l'on reproduisait ton corps à l'identique à l'instant T, si l'on pouvait te "scanner" à la molécule et à l'atome près, et fabriquer une copie atomiquement exacte en temps réel  ? N'aurait-on pas un clone parfait ? Même difficile, techniquement hors d'atteinte, on peut très bien imaginer une telle reproduction de toi qui serait donc physique et vivante et consciente, pour les mêmes raisons que tu es physique et vivante et consciente. Reproduite au détail, chaque cellule contenant sa version du génome dans son noyau, chaque bactérie et chaque acarien en symbiose, chaque amas neuronal et chaque tissu, absolument à l'identique, avec ses systèmes, sous-systèmes, ses souvenirs, ses faiblesses, sa personnalité identiques. Identiques ? Ou seulement similaires, et de moins en moins ?

Ici encore, le clone ne peut porter atteinte à l'unicité ontologique : la copie-clone serait parfaitement ressemblante, à ceci près que (a) elle n'aurait pas la même histoire ontique que toi (développée ou synthétisée autrement que toi, et après), et (b) elle ne pourrait jamais occuper exactement le même emplacement spatio-temporel que toi "l'original-e", elle n'aurait donc pas la même exposition au monde et serait vouée à avoir une destinée matérielle différente.

Dit autrement, la copie-clone parfaite serait exactement le même corps et donc exactement la même personne à l'instant T du point de vue de la composition, mais non du point de vue de son histoire spatio-temporelle réelle (a) ni de son emplacement corporel relatif et relationnel (b). Les deux corps absolument similaires seraient bien distincts et séparés, quand bien même on ne pourrait plus distinguer la copie du copié. Or, à cause de cette séparation, ils ne feraient que diverger de plus en plus à partir de l'instant T, ils ne feraient que "dissembler" et se singulariser à mesure que la lumière, les sensations et l'univers les touchent différemment, à leurs emplacements respectifs et relatifs.

Une seule faille, à la limite, une pensée folle : laisse tomber "l'original", si l'on imagine la synthèse simultanée de deux doubles absolument identiques, si on les "réveille" en même temps, et que l'on a organisé l'univers entier de manière parfaitement symétrique autour d'eux et placé l'axe à équidistance de chacun, de manière à ce que leurs destinations causales ne se désaccordent jamais... ? Dans un tel miroir cosmique hypothétique, impossible à briser et cousu sur lui-même, y aurait-il un ou y aurait-il deux ?

Mais encore plus étrange que cette étrange symétrie, c'est que les doubles y étant absolument impossibles à distinguer, de n'importe quel point de vue, il faudrait bien dire qu'ils ne font qu'un, et ne sont qu'une réalité... Et à nouveau, tu es unique.
Ce qui t'importe, ce qui t'intéresse lorsque tu te réjouis "d'être unique", c'est donc la ressemblance relative et la singularité relative avec d'autres entités, et non la singularité absolue qui est toujours vraie quoi qu'il arrive (nous l'avons vu). Ce qui t'importe, c'est d'être originale et unique relativement à un paquet d'autrui-s, par comparaisons et jugements, de certains aspects, selon certains critères, etc.

Alors go, allons-y.

*

Singulière – une et unique et finie, donc rare entre tout – et ce qui est rare doit être cher, devrait être valorisé (la demande, s'il y en a une, dépassera certainement l'offre extrêmement limitée, limitée dans la quantité, dans l'espace et dans le temps, par son corps et par la mort, quand bien même les industries de l'image live et des archives médiatiques l'étendraient à l'envi).

Mais à partir du moment où l'on commence à comparer, il n'y a "généralement" aucune demande pour le genre de singularité fine qui te caractérise. Il n'y a pas assez de regard, pas assez de temps libre. Ce qui est valorisé – telle force de travail, telle capacité, telle qualité, telle apparence, telle matière à fantasme, tel acte offert et utile ou consommé – on en trouve des équivalents ailleurs assez facilement, globalement similaires, assez (grossièrement) efficaces relativement à telle fin (grossièrement) imaginée pour être jugés équivalents entre eux. Gommage des spécificités non requises, non pertinentes, des détails jugés inutiles, non reconnus car non-valorisés.

La valeur sur-détermine le continuum dans lequel, toi, à peine découpée à la hache par ce "tu" et les yeux et manuels humains, tu te découvrais singulière. De la singularité radicale qui se constate, on passe à la singularité relative qui se monnaye – dans un sens comme dans l'autre, selon l'originalité et le facteur nouveauté, ou selon l'exemplarité et la conformité.

Tu es unique mais une fois comparée, tu ressembles énormément à d'autres morceaux du même monde. Tu ressembles à tout et pourtant si l'on regarde bien, tu n'es pas complètement similaire. En gros, tu ressembles plus ou moins à presque tout. En particulier, tu ressembles à ce qui t'engendre, modifiée par ce que tu assimiles et ce qui te digères pendant que tu crois t'en nourrir.

Puis, tu comprends que tu te trouves en-dehors de toute valeur, tu déconstruis et tu démontes et tu es monstre et tu démontres que cette valeur te dispose et t'envahit, te sert à t'orienter puis à intervenir, que la valeur s'interpose et se superpose à tes deux modes préférés de relation à l'univers : (a) expérimentation intensive et fondue, hyper-floue >< (b) modélisation scientifique et décortiquée, hyper-ramifiée.

La première approche rejette tout formalisme et découvre que tout est reliable et continu, que tout se ressemble sous un certain angle et que tout est relié dans le vécu de son apparition (a). Inversement, la seconde approche relève que tout est différent, mais dans la précision absolue des déterminations, dans l'asymptote des qualificatifs et des explications causales différenciées (b).

Au lieu de s'abandonner au caractère purement qualitatif et intense d'un vécu fiévreux ou halluciné (a), une physique moniste et pragmatique exploite la continuité, classe les ressemblances par degrés, explique et relie formellement ses variations les plus minimes, non-linéaires, actuelles, probables ou possibles, à chaque niveau et chaque échelle (b).

Certes, et l'on pourrait te faire cette objection, cette seconde approche scientifique s'intéresse aux lois générales et non aux phénomènes particuliers : elle semble alors devoir évacuer tout singularité qualitative. La science est science du général à partir du particulier pour s'élever au général (induction, abduction), non pas vers une histoire de tous les faits particuliers réels passés et futurs (description infiniment précise des particuliers de cet univers dans le temps), mais vers un modèle réglé du réel total, c'est-à-dire un modèle logique du possible et de l'impossible.

Or les situations réelles restent singulières, même si on en dérive les lois générales. On s'y réfère pour élaborer les théories falsifiables et arbitrer entre elles (directement ou par probabilités interposées). Non seulement la singularité des compositions, des positions relatives et des intrications corpusculaires-énergétiques effectives désactive le caractère générique et ubiquitaire des éléments, mais les lois générales se doivent aussi – une fois isolées à partir de situations-types simplifiées – d'expliquer les nuances qualitatives radicales du réel. D'où, paradoxalement, une 'théorie du tout' digne de ce nom serait si détaillée qu'elle devrait rendre compte des conditions initiales de l'univers réel et de leurs causes (tâche infinie, régressive, ou spéculative) avec toutes ses suites actuelles ou potentielles, et deviendrait ainsi "science du particulier". Enfin, à cause de la régression que cela implique, notre système-univers totalisé lui-même apparaît finalement comme une Singularité.

Qu'il soit vu comme un continuum ultra-déterminé ou vécu comme une rave party cosmique, l'univers peut donc être rapporté à une multiplicité singulière. Unique.

Qu'il soit pris comme une immersion fluante agitée de spasmes de folie ou comme un hyper-champ définissable à l'infini, pris par le sentiment que tout est relié ou la description de détail des entités et leurs relations potentielles, le réel s'offre aux valeurs de manière secondaire, se rend ou non aux préférences actives des corps vécus, aux points de vues sur/chargés d'intérêts et d'émotions, instaurés par ailleurs hors de "ton" avis ou de ta "volonté".

Tu es participant-e, principe actif de la valeur en tant que jugement de valeur. La valeur existe ou non, selon toi. Tu alternes. Tu reprogrammes selon d'autres visions ce que l'évolution et la sélection naturelle ont programmé aveuglément jusqu'à produire ton corps conscient et singulier.

Tu coupes le courant et tu le rediriges, quand tu as les moyens et les "raisons" de changer le circuit ou même les règles d'évaluation.

*
Tu es ce morceau qui entrevoit ce qui la compose et qui l'englobe. Comme un pion de bois sur un plateau en bois qui tenterait de saisir les règles du jeu auquel il appartient à mesure que la partie se déroule.

Tu comprends que ta propre capacité à sentir, à retenir et à modéliser dépend strictement des mêmes lois que tout le reste ; tu réussis à élucider les structures plastiques de "ton" métabolisme et "ton" intelligence, nées du ballet fractal du monde et qui en font partie, qui en sont partie interférente.

Et sur la base de cette appartenance ontologique solide, tu saisis la logique de "ta" propre présence ici, maintenant, ta viabilité biologique relative, tu dénoues "ta" propre histoire évolutive et sélective à partir d'une boue fertile, tu entrevois en quoi précisément "ton" existence engendrée, perpétuée, est moment singulier d'une longue dérivation continue et arborescente, unique de part en part – par variation, épigénèse, adaptation phénotypique – mais toujours part du monde, part unique et jouée. Et tu vois tout cela grâce à la mémoire "technologique" de ton "espèce" instanciée dans la "tienne".

Car tu n'es rien, étincelle réflexive, corps-traînée, que la mémoire d'une expérience : avant ceci, maintenant cela – avant L et maintenant L'. En activant la valeur : avant bof et maintenant mieux ou l'inverse – avant dément et là NON, mais supérieurement (par extension du savoir empirique, résidu persistant du changement quelle que soit sa valeur).

Dans cet écart, cette différence que tu retiens, tu as l'idée d'une progression ou d'une régression, d'un avant et d'un après, donc d'un autrement et d'un ailleurs. Puis tu retournes cette idée, tu la composes avec d'autres souvenirs, d'autres prothèses et les pulsations disruptives que tu as sous la rétine et les doigts, tu la renverses et tu la projettes au-dehors, et c'est ainsi – tu gagnes l'idée d'un à-venir mobile et le pressentiment d'un horizon rempli, d'autres consciences et d'autres cieux.

Tout comme hier je n'avais pas compris ce que je comprends aujourd'hui, j'imagine qu'aujourd'hui je ne sais rien de ce qui arrive demain, sinon que cet indéterminé à venir existe déjà. Cette construction est asymétrique, elle joue sur le rappel de situations aux contours cristallisés, sur leur réplication et leur modification projetées.

Tu es unique, tu me l'as dit, tu as un semblant de contours – non, "tu" es un semblant de contour. Ton unité dépend d'une norme ou d'un ensemble schématique de formes et qualités vaguement reconnaissables – une silhouette et un corps de gestes "humains" avec leurs propriétés associées, attendues, attributs sexués, valeurs plaquées.

"Un" semblant de contour différencié dans un écosystème particulier, plus dense et plus varié, plus dépendant et plus poreux que l'on ne saurait admettre dans les cercles humanistes. C'est utile, tes contours posités, ce "tu", les "limites" de ton corps (pour commencer), rapportés aux archétypes anatomiques, morphologiques, normalisés de l'humain fe/m/âle en bonne santé (valeur valeur !).

Tu es unique mais là c'est générique, langage oblige. Le concept enveloppe l'idée d'unicité, de singularité, même si le nom commun, comme tous les noms, s'applique à tous (dans cette langue).

Tu es unique, et cela ne s'oppose pas aux déterminations perceptives ou linguistiques. Les contours et contrastes sont aussi bien des conditions de la singularité. Avant de saisir la singularité et l'unicité, il faut être familier de la découpe, même grossière, des qualités différentes, et leur comparaison, leur classement spontané. Un semblant de contours, oui, mais tenace. Alors le contour et l'archétype sont-ils réels ou projetés ? nécessaires, contingents, ou relatifs (à quoi) ? intégrés, malléables ? en soi, ou seulement relationnels ?

"Les contours", dis-tu, "ne sont pas purement réels, ni irréels pour autant", ils sont "une projection réelle", réels en tant que projection, mais pas réalité immuable ou élémentaire. Relativement à une conscience, un cerveau déjà entraîné, ou un corps-cervelé ? Les discontinuités qualitatives seraient naturelles, héritées, affûtées par la logique de sélection, plastiques, mais fondamentalement relationnelles.

Mais alors le "réel pur" qui "te" constitue en définitive "en-deçà" des contours... est-il neutre ? absolument indéterminé, ou bien au contraire absolument déterminé ? aucun des deux ?

Ontogenèse oblige, épigénèse "culturelle", perception informée, langage oblige... Tu es un peu découpée, à peu près reconnue, et après quelques réflexions "Tu es unique".
Tu es unique et tu changes. Des "molécules", aux contours tout aussi flous que "toi", bientôt seront ailleurs, ces molécules qui te composaient de manière alternée, dynamique, comme elles étaient ailleurs avant "toi", et même pendant que "tu" muais, assimilais, pelais et te régénérais. Tu changes, et bientôt les contours se dissolvent un peu trop.

Peut-être que "tes" mécanismes de synthèse seront à court de matériau, ou de comburant, peut-être que "tes" canaux usés se rompront ou se bloqueront, ou "tes" systèmes de régénération et de sécurité s'emballeront, "tes" cellules muteront un peu vite ou des "parties" se détacheront brutalement, et "ton" corps abritera soudain un peu trop de bactéries d'un coup, changera de fonctionnement, deviendra incubateur, plus "bactérial" qu'"humain".

Reconfigurée, modifiée, éclatée ou détournée : la stabilité cyclique sera jugée trop différente, ce qui se passe à l'intérieur trop atypique, trop peu cyclique et auto-entretenu pour être encore "métabolique", trop peu auto-régulé ou trop différemment, ses réponses trop éloignées pour évoquer un membre de tel genre, de telle espèce, de tel groupe type. Enfin, les traits un peu trop distendus pour être identifiés, pour évoquer une "semblable", pour associer tel système à telle entité personnelle alors connue.

Tu ne seras plus. "Tu" se sera dissipé. Au plus un résidu éclaté dans quelques systèmes nerveux, des symptômes de sevrage pour "celles" accoutumées à la proximité de l'ancienne nébuleuse.

Pourtant, dans cette ontologie nominaliste, on pourra dire que tu auras été, et tu auras été unique. Assemblage à la fois réel et découpé, senti et sentant et composé, vrai particulier temporel. En attendant, tu deviens qui ? Sincèrement, tout dépend, mais pas de toi seulement – de presque tout sauf "toi", et un tout petit peu de toi aussi, comme par accident.

*
Et maintenant re/donne-"moi" des contours, des contours d'entité dotée d'un haut degré de ressemblance avec "toi", prête-moi ce "je" que tu gardes jalousement depuis que tu étudies la philosophie, ad/met en jeu les traits archétypaux que l'idée postmoderne de FLUX a feint d'effacer, avoue "tu es là, tu 'parles' depuis tout à l'heure"

C'est marrant, je te vois et tu es quasiment à l'envers, ou de trois-quart et toute libérée, puissante, dans le réseau caché des filins et des câbles réels invisibles. Multiple de capteurs vivante et fragmentaire reproductif, unique, tu agrèges, tu digères, irradies, interfères et tu fonds

Tu malaxes car tu es malaxée, bien axée sur l'oursin versatile du réel, noyée dans les champs d'un réel encore bien mal connu, agile dans le jeu des échelles et habile dans le calcul des référentiels

Et "nous", ce "nous" unique tout comme ses composantes, sur le fond du reste et des autres, serions-nous comme une combinaison nouvelle parmi des millions, prête à être répertoriée sur le tableau des éléments anciens, ou comme une réaction chimique exotique qui met en échec le syst_mERROR ?

Serions-nous comme une équation différentielle irrésolue, ou plutôt comme un paradoxe logique inédit ? Comme une "même" particule affectée d'un minime décalage avec "elle-même" ou deux ondes qui se renforcent ou s'affaiblissent de loin en loin dans la tempête ? Comme une fratrie nouvelle – sœurs adoptives – ou des cellules gliales fonctionnellement équivalentes devenues un même astrocytome ?

Serions-"nous" comme des plantes épiphytes, seules survivantes et endémiques, uniques spécimens au potentiel symbiotique palpable, qui s'embrassent l'une l'autre en tant que chiasmes ou boucles étranges ou contorsions de l'unique Unique (neutre), avant qu'il "nous" déphase ?

Ces comparaisons ont-elles seulement un sens, et des limites, avant qu'on les accule au suicide ou qu'on les force à s'entretuer ? Je précise, un instant

Serons-"nous" ces uniques réunis, si l'on peut dire, en entité juste-un-peu clairvoyante, là où le langage est une prothèse ou une arme comme une autre – c'est-à-dire modulable et customisé, modulateur brutal et vital de matière, et bien ou mal, et bien et mal ?

Serons-"nous" cet hybride absolu, même hésitant, sans valeur – ces contours impossibles à délier... pour un temps ?

Et si, hors valeur, n'importe quel "nous" arbitraire en est l'équivalent tout aussi singulier – unique et parfait en son genre – pourquoi ne pas nous jeter dans l'arène du bonheur ?
   
Tu es unique (si l'on peut dire)
réflexions avril 2015

12 avr. 2015

[Kogikwot] Les ormeaux (Alain)


« Les feuilles poussent. Bientôt, la galéruque, qui est une petite chenille verte, s'installera sur les feuilles de l'ormeau et les dévorera. L'arbre sera comme privé de ses poumons. Vous le verrez, pour résister à l'asphyxie, pousser de nouvelles feuilles et vivre une seconde fois le printemps. Mais ces efforts l'épuiseront. Une année ou l'autre, vous verrez qu'il n'arrivera pas à déplier ses nouvelles feuilles, et il mourra.

Ainsi gémissait un ami des arbres, comme nous nous promenions dans son parc. Il me montrait des ormeaux centenaires et m'annonçait leur fin prochaine. Je lui dis : "Il faut lutter. Cette petite chenille est sans force. Si l'on peut en tuer une, on peut en tuer cent et mille".

"Qu'est-ce qu'un millier de chenilles ?, répondit-il. Il y en a des millions, j'aime mieux ne pas y penser". "Mais, lui dis-je, vous avez de l'argent, Avec de l'argent on achète des journées de travail. Dix ouvriers travaillant dix jours tueront plus d'un millier de chenilles. Ne sacrifieriez-vous pas quelques centaines de francs pour conserver ces beaux arbres ?".

"J'en ai trop, dit-il ; et j'ai trop peu d'ouvriers. Comment atteindront-ils les hautes branches ? Il faudrait des émondeurs. Je n'en connais que deux dans le pays". "Deux, lui dis-je, c'est déjà quelque chose. Ils s'occuperont des hautes branches. D'autres, moins habiles, se serviront d'échelles. Et si vous ne sauvez pas tous vos arbres, vous en sauverez au moins deux ou trois".

"Le courage me manque, dit-il enfin. Je sais ce que je ferai. Je m'en irai dans quelque temps, pour ne pas voir cette invasion de chenilles". "Oh puissance de l'imagination, répondis-je. Vous voilà en déroute avant d'avoir combattu. Ne regardez pas au-delà de vos mains. On n'agirait jamais si l'on considérait le poids immense des choses et la faiblesse de l'humain. C'est pourquoi il faut agir et penser son action.

Voyez ce maçon : il tourne tranquillement sa manivelle, et c'est à peine si la grosse pierre remue. Pourtant la maison sera achevée, et des enfants gambaderont dans les escaliers. J'ai admiré une fois un ouvrier qui s'installait avec son vilebrequin pour percer une muraille d'acier qui avait bien quinze centimètres d'épaisseur. Il tournait son outil en sifflant ; les fins copeaux d'acier tombaient comme une neige. L'audace de cet homme me saisit. Il y a dix ans de cela. Soyez sûr qu'il a percé ce trou-là et bien d'autres.

Les chenilles elles-mêmes vous font la leçon. Qu'est-ce qu'une chenille auprès d'un ormeau ? Mais tous ces menus coups de dents dévoreront une forêt. Il faut avoir foi dans les petits efforts et lutter en insecte contre l'insecte. Mille causes travaillent pour vous, sans quoi il n'y aurait point d'ormeaux.

La destinée est instable ; une chiquenaude crée un monde nouveau. Le plus petit effort entraîne des suites sans fin. Celui qui a planté ces arbres n'a pas délibéré sur la brièveté de la vie. Jetez-vous comme lui dans l'action sans regarder plus loin que vos pieds, et vous sauverez vos ormeaux". »

Alain, 5 mai 1909. In Propos sur le bonheur, XXVII, « Les ormeaux ».
 
 

7 avr. 2015

[Poékwot] Quatrains (Omar Khayyām)


Dieu, le bon vin, les boucles de l'amant-e, encore le vin et l'ivresse qui va avec, la mort, la vie éphémère. Or, plumes, chair, cendres, rubis. L'argile philosophique de ces quatrains, toujours plus équivoques à la seconde lecture, et toujours moins frivoles. Le refrain sobre, flamboyant. L'évocation rapide, agile – polychrome.

Sur le plan doxographique ou doctrinal, rien n'est certain. Omar Khayyām, musulman pieux ou blasphémateur ? Religieux – et mystique ? Islam soufi, orthodoxe – ou athée ? Son amour du vin, une simple métaphore ? Son hédonisme – ascétique ou orgiaque ? Omar l'épicurien, le stoïque, le jouisseur, le désespéré ? La beauté à laquelle il s'accroche, est-elle immuable, hors du temps et indifférente, ou sensible, éclatée, volatile ?

Le destin que cette « Plume » a figé bien avant sa naissance, le concevait-il comme une fatalité astrale, comme le cours aberrant d'une poussière dans l'éther – comme le fragment incompréhensible d'une fresque ou d'un plan ? Quelque décret divin, ou encore l'arbre infiniment lent et ramifié – implacable et sublime – de la nécessité naturelle ?

"Suppose que tu n'existes pas, et sois libre" 

La mort est certaine et irréversible. Le décompte de notre temps est certain, et le nombre du compte est inconnu. Est-ce que la mort condamne à l'ignorance et à l'oubli – ou est-ce la mort ce qui nous libère ? La mort intensifie le silence du Dieu inconnu, l'absurdité des promesses de "miséricorde", des interdits dogmatiques, et des sacrifices transactionnels. Le pari de Pascal tient la route en principe, mais ses effets pratiques sont déjoués : Dieu n'est pas lisible, et les conditions d'accès à l'éternité ne sont pas certaines. Peut-être faut-il se montrer digne du désir, et de la liberté. Peut-être faut-il écouter les prêtres d'aujourd'hui, ou ceux d'hier, ou imaginer ceux de demain.

L'inexistence relative se plante alors dans le cerveau comme un métal chauffé à blanc qui neutralise tout désir. À moins qu'elle ne devienne soudain une force qui concentre les actes hors de soi, capable de libérer l'amour – et peut-être que cela ne dépend pas vraiment de "nous", volontairement.

Il faut donc relire de nombreuses fois ces Quatrains pour en goûter la force, en-deçà des thèses trop connues auxquelles on ne prête plus de substance, à tort et par un effet d'habitude. Relire pour y hasarder une cohérence personnelle. Choisir d'en isoler certains parmi eux, pour en trouver la force en-deçà des thèses trop connues, et pouvoir leur prêter l'expérience personnelle, si possible.

Voici ma sélection :
  

XXII

Khayyām, qui travailla aux tentes de la sagesse,
Tomba dans le brasier de la tristesse et fut consumé d'un seul coup ;
Les ciseaux du destin ont coupé la corde de sa tente,
Et le marchand d'espoir l'a vendue pour une chanson.

XLII

Quiconque arrose dans son cœur la plante de l'Amour
N'a pas un seul jour de sa vie qui soit inutile,
Soit qu'il cherche à aller au-devant de la volonté de Dieu
Soit qu'il cherche le bien-être corporel et lève sa coupe.


LI

Ma venue ne fut d'aucun profit pour la sphère céleste ;
Mon départ ne diminuera ni sa beauté ni sa grandeur ;
Mes deux oreilles n'ont jamais entendu dire par personne
Le pourquoi de cette venue et celui de ce départ.


LII

Nous serons effacés du chemin de l'amour ;
Le destin nous broiera de ses talons ;
Ô porte-coupe au doux visage, quitte ta pose paresseuse
Donne-moi de l'eau, car je deviendrai de la poussière.

LVII

Ceux dont les croyances sont basées sur l'hypocrisie
Veulent faire une distinction entre l'âme et le corps.
Moi, je sais que le vin seul a le mot de l'énigme
Et qu'il donne conscience d'une parfaite Unité.

LXVIII

Avant que  le destin te frappe à la tête,
Ordonne qu'on t'apporte du vin couleur de rose.
Pauvre sot, penses-tu être un trésor,
Et que l'on te déterrera après t'avoir enseveli ?

LXXVI

Ne laisse pas la tristesse t'étreindre
Et d'absurdes soucis troubler tes jours,
N'abandonne pas le livre, les lèvres de l'aimée et les odorantes pelouses
Avant que la terre te prenne dans son sein.

XCI

Ne suis pas la Sunnat, laisse ses préceptes ;
Ne refuse à personne le morceau que tu possèdes ;
Ne calomnie pas, n'afflige pas un seul coeur :
Je te garantis le monde à venir... Apporte du vin.

XCIV

Pour parler clairement et sans paraboles,
Nous sommes les pièces du jeu que joue le Ciel ;
On s'amuse avec nous sur l'échiquier de l'être,
Et puis nous retournons, un par un, dans la boîte du Néant.

C

Plein de désir, j'ai mis mes lèvres aux lèvres de la jarre
Pour lui demander combien longue serait ma vie.
Elle a collé ses lèvres aux miennes et m'a dit :
"Bois du vin, tu ne reviendras pas en ce monde".

CXXII

Pour celui qui comprend les mystères du monde,
La joie et la tristesse sont identiques ;
Puisque le bien et le mal doivent tous deux finir,
Qu'importe que tout soit peine, à ton choix, ou que tout soit remède.

  
Encore beaucoup d'autres que je n'ai pas choisis. Certaines pensées-poèmes bien différentes. Et encore Dieu, le bon vin, les boucles de l'amant-e, encore le vin et l'ivresse qui va avec, la mort, la vie éphémère. Or différent, cendres fertiles, rubis liquide, bois vivant, oreiller froid, béton chaud, air salé.

En-deçà des thèses trop connues, ces quatrains se prêtent à la relecture ; outils pour de nombreuses réflexions et pour l'expérience quotidienne. Tout est vain. Rien n'est important, et la sagesse elle-même relative et mortelle.


quatrains choisis de Omar Khayyaām (Perse, 1048-1131)
extraits de Les Quatrains


traduction depuis la traduction anglaise par Olivier Grolleau
sur livre fin et hautement portatif aux éditions Allia (2014)



 img : Tombe de Khayaām à Nishapur (Iran)