19 mars 2015

[Poékwot] Apology of Genius (Mina Loy)


Ostracized as we are with God
The watchers of the civilized wastes
reverse their signals on our track
Lepers of the Moon
all magically diseased
we come among you
innocent
of our luminous sores

unknowing
how perturbing lights
our spirit
on the passion of Man
until you turn on us your smooth fools' faces
like buttocks bared in aboriginal mockeries

We are the sacerdotal clowns
who feed upon the wind and stars
and pulverous pastures of poverty

Our wills are formed
by curious disciplines
beyond your laws

You may give birth to us
or marry us
the chances of your flesh
are not our destiny

The cuirass of the soul
still shines –
And we are unaware if you confuse
such brief
corrosion with possession

In the raw caverns of the Increate
we forge the dusk of Chaos
to that impervious jewelry of the Universe
      – The Beautiful –

While to your eyes
a delicate crop
of criminal mystic immortelles
stands to the censor's scythe
Apology of Genius, poem by
Mina Loy,
ca. 1922

18 mars 2015

[Kogipoé] Apology of Genius (notes personnelles)


Dans ce poème, le génie est plusieurs choses à la fois : le nom d'un peuple supérieur, l'indice d'un sentiment intime, l'objet d'un petit jeu. Avec ce poème, Mina Loy nous livre un rugissement tranquille, une déclaration de guerre pleine d'humour (peut-être ?), et des aveux performatifs.

Qui veut en savoir plus ?

Nous.
*
Le poème a pour but premier d'effrayer ceux et celles qui ne font pas partie du peuple qui est décrit tout au long du poème, de rallier celles et ceux qui s'y sentent naturellement appartenir. C'est le cri jouissif de celles et ceux qui ressentent leur individualité de manière extrême, douloureuse, et pourtant désabusée, le cri de ceux et celles qui répondent à ce sentiment-ressentiment par une exigence d'acier envers soi et les autres.

Rugissement explosif et maîtrisé dans lequel s'exprime et s'affirme le sentiment d'une FAIM exceptionnelle, quasi surnaturelle, la déclaration que constitue ce poème est aussi paradoxale. En effet, elle cherche en même temps à implanter son unicité contre le monde et à reconnaître les siens / les siennes, tente à la fois et d'un même geste d'exclure et de s'exclure ("You may give birth to us/ or marry us/ [but] the chances of your flesh are not our destiny..."), proclame son indépendance émotionnelle mais passe son temps à insulter les imbéciles ("until you turn on us your smooth fools' faces/ like buttocks bared..."), s'inquiète de la fragilité du génie tout en le plaçant infiniment au-delà des tracas affectifs et fluctuations quotidiennes, etc.

Mina Loy se sent de la race de ces prêtresses païennes qui bouffent le cœur encore palpitant de leurs ennemis, et elle le fait savoir. Le cri de guerre est assumé et maîtrisé, mais aussi plein de mépris (du moins en apparence) : d'une part on sent la poétesse possédée par la force dont elle parle, sans mélange ni peur, mais d'un autre côté la manière dont elle s'affirme est loin d'être sereine et pleinement positive. On sentirait presque un désir d'autodéfense ou de vengeance se mêler au sentiment de puissance esthétique, qui risque d'éclipser la positivité du « nous », ce "we" qu'elle tient du début à la fin. Le peuple génial se révèle être une tribu vengeresse, et à peine entrevu dans ce qu'il a de propre, il est presque déjà contaminé de négation, presque déjà perdu.

Loin d'exacerber la violence de l'élitisme du poème, ces pointes de ressentiment sourd ou de mépris inquiet ne font en réalité que la diluer : il aurait été bien plus terrifiant et cohérent de ne pas même mentionner qui que ce soit ou quoi que ce soit d'inférieur, de zapper les insultes et de dépasser toute posture défensive. La génie sort à découvert et chasse sans protection : elle n'en a pas besoin ! La meilleure preuve de son statut serait qu'elle n'envisage même pas l'échec, ou la faiblesse, ou la laideur, qu'elle ne perçoive même plus l'ombre d'une médiocrité. La meilleure apologie de la génie, c'est qu'elle n'en a pas besoin : spontanéité intouchable, puissante et curieuse, entièrement absorbée par son jeu artistique et néanmoins tournée vers l'extérieur par la nature même de ce jeu, son regard capable de transfigurer toute chose et d'y voir la beauté, diamant vivant et affamé d'autre chose que ce qui excite le commun des mortels, etc., etc...

Et tant qu'à faire, si l'on tient vraiment à écraser les autres, il aurait mieux valu forger la perfection de cette Apology dans une langue inventée, super complexe, secrète, cryptée, suintant l'intelligence, une langue géniale d'une envoûtante ou dérangeante musicalité... surtout, faire tout cela spontanément, sans même y penser, comme une évidence pleinement vécue, sans revendication : il aurait fallu un coup de génie comme si de rien n'était ou mieux encore : un coup de génie véritablement sans arrière-pensée, sans alternative, en lame invisible et effilée, au lieu d'une lame brandie et lourdement menaçante...

Au lieu de faire ce poème intouchable, ludique, démentiel et spontanément tel, Mina Loy en parle, se contente de parler de ce geste qu'elle (au moins) conçoit et envisage ; au lieu d'effectuer la stratégie de l'exception, elle l'évente et tenterait presque de se convaincre elle-même :
"And we are unaware/ if you confuse/
such brief/ corrosion with possession"
Comment serait-ce "unaware" si tu l'évoques explicitement ?  Et comment une séraphine solaire se sentirait-elle corrodée par la médiocrité du commun des mortels, si elle est véritablement ce qu'elle prétend ? Réponse honnête :
"The cuirass of the soul/ still shines" 
La cuirasse de cette âme, non pas elle-même – brille encore. Honnête, Mina Loy nous donne le poème entaché. Entaché car le génie se débat, se vise, se défait et se ressent mais ne se possède pas (encore moins comme un don inné ou une grâce). Si « la cuirasse [...]/ brille encore », c'est qu'elle n'a pas encore laissé place à la suite – elle détermine encore, comprime et altère les âmes et les corps en question. Mais c'est aussi bon signe, celui d'une résistance, d'une affirmation, pas encore la meilleure peut-être, mais au moins qui se sent, qui s'arrache : ça s'exprime, ça survit. La nacre est d'abord une sécrétion défensive, la fièvre une réaction immunitaire. Ce n'est pas toujours vrai, et il faudrait la dépasser, mais l'affirmation réactive produit parfois de belles choses... elle questionne, renforce, libère l'espace où l'on pourra ensuite apprendre à respirer à son rythme propre et à l'intensité visée.

Mieux vaut cette honnêteté, au fond : même en réalisant la stratégie de l'évidence, cette dernière serait restée un artifice de la peur, tactique de la vengeance, ç'aurait été un piège et non une expression immédiate, une version feinte et militarisée de la spontanéité : false flag genius for a weaponized poem.

La seule chose qui craint vraiment ici, plus que l'insulte ethnique d'époque ("aboriginal") et les images symbolistes un peu passées ou dépassées, c'est l'idée de force vitale et son opposé, celle de dégénérescence, que l'on sent traîner dans le poème. Ces qualités sont clairement individualisées et non associées à des groupes (via l'idée de rupture généalogique et sociologique entre "génies" et "normaux"), mais ça craint quand même.
"Dear Mina Loy,/ What a poem! I certainly know this feeling of RAGE, pure EXCEPTIONALITY and pure aesthetic INTENSITY, these unique visions of raw POWER that you describe so well. And yet your 'Apology of Genius' sounds a bit too angry, hampered by Symbolist clichés, and somewhat racist.  If geniuses are as strong as they pretend to be, I feel that they must be able to conceive themselves without any reference to astral or supernatural destiny and even more important, without the shady notion of vital force. 'We' geniuses can certainly be superior instead of feeling superior by including LOVE and generosity in our INSATIABLE quest and games"

« Chère Mina Loy,/ Merci pour ce poème incroyable. Je me reconnais intensément dans cette rage sensorielle et philosophique, ces accès de contemplation ardente et de démiurgie poétique que tu décris. Pourtant, j'aurais espéré que cette supériorité soit plus cohérente, plus sereine, et surtout plus généreuse : j'ai un peu pitié de toi dans ce poème car tu n'as pas encore su transformer ton dégoût en prodigalité. Une fois les notions de force vitale, de dégénérescence, de destinée astrale dissoutes sans concession, il reste le meilleur pour le peuple génial : sa curiosité entraînée, sa plasticité flippante, son exigence inflexible. Il y a certainement assez de terreur sacrée et d'outre-monde pour toutes celles et ceux qui veulent y avoir part »

* *
En même temps, je nuance. Les deux points.

D'abord, la rage et l'exclusion font partie du sentiment personnel, comme réaction et comme moment, qui n'excluent pas des changements positifs à venir, mais qui le permettent au contraire. En plus, la réaction de Mina Loy est une expression féministe, une prise de pouvoir qui doit garder son caractère choquant et premièrement antagoniste.

En effet, les « censeurs » de la fin du poème ne sont pas seulement des critiques littéraires qui s'occuperaient d'écrire des critiques "assassines". Ce sont d'abord des membres d'un public qui criminalisent littéralement les femmes qui pensent et qui écrivent, qu'ils jugent fragiles, mais surtout insoumises, lascives, dangereuses, rebelles (au sens judéo-chrétien des faiblesses attribuées à Ève, responsable de la chute). Qu'elle soit formulée ou non, qu'elle soit brutale, ouverte, active ou seulement résiduelle, latente ou silencieuse, cette condamnation dégradante et insensée est trop souvent réelle.

Ce qui est bon, c'est que les « immortelles » qui sont en apparence à la merci de ces censeurs ont en réalité ôté tout pouvoir à leurs jugements hypocrites et embrumés. En réalité, elles-immort sont déjà ailleurs, parmi des pairs exceptionnels, et se contentent de lancer un doigt d'honneur par-dessus l'épaule à ceux qui pensent pouvoir les réduire à une quelconque idée de "la femme selon Dieu" :
"Ostracized as we are with God [...]
While to your eyes/ a delicate crop/ of criminal mystic immortelles/ stands to the censor's scythe"
Cf. aussi le petit Manifeste féministe ultra-radical que Mina Loy écrit en 1914, avec la même violence et la même intelligence. Malgré plusieurs concepts un peu pourris et des idées limites, ce petit texte a le mérite de refuser le credo de l'égalitarisme paternaliste qui concède aux femmes le droit de voter, de posséder un compte en banque avec la bénédiction de leur père ou leur mari, voire d'accéder en théorie à l'exercice de quelques professions libérales, pour mieux conserver le monopole de la grandeur historique et spirituelle, pour mieux réserver aux hommes l'excellence intellectuelle, le génie politique, scientifique et artistique.

Insensible à la compromission et lucide sur la nature idéologique et religieuse du cloisonnement des identités sexuelles, Mina Loy encourage alors l'ambition extrême pour toutes les femmes et le génie pour celles qui en sentiront l'aiguillon et sauront aiguiser son tranchant. Bien plus : elle s'approprie le génie sans faire l'erreur de définir un génie qui serait spécifiquement féminin ("on the passion of Man" – désigne ici le fait d'être humain). Le ton et la véhémence du poème se comprennent mieux dans ce contexte, et ce texte en vers est aussi une prise de position exigeante, déterminée, contre toute forme de possession ou de répression masculine des imaginations, des volontés, des expressions et des activités des femmes. Encore mieux, le poème accomplit cette critique : il ne s'y réduit pas.

La déclaration de génie et de guerre de Mina Loy est donc déjà bien au-delà du féminisme, elle joue ailleurs, elle concerne autre chose : un peuple d'élection, des visions vertigineuses aux confins de l'univers, les jeux intenses de la puissance, de la beauté – la contemplation active et attentive, les débordement des douleurs et d'affections bizarres, l'invention prométhéenne d'hérésies nouvelles, etc.

Enfin, pour finir de nuancer, on suspecte l'humour et l’autodérision dans ce poème. J'avais d'abord lu le dernier quatrain comme un ultime coup de hache pour exclure la médiocrité et s'en exclure, contre ceux qui se hâtent de catégoriser tout ce qui menace leur vision du monde et sa petite gestion réglée. Mais c'est bien mieux de lire la description des derniers vers sous l'angle de l'auto-caricature.

Car Mina Loy sait bien qu'il reste un censeur à passer après les critiques hargneux, les correcteurs officiels et le public qui condamne les femmes artistes indépendantes ou dévalorise inconsciemment leur art. C'est devant lui ou plutôt devant elle, censeure la plus impitoyable, que Mina Loy décide en fait de placer son poème, sourire en coin : celle qui, au singulier, impose le silence à l'auteure singulière, de sa faux – "the censor's scythe" –, c'est bien la Mort.

Humour noir et test de notoriété, d'immortalité littéraire ? Mina Loy feint de s'offrir à l'épreuve supposément impartiale du temps et de la reconnaissance historique ("while to your eyes..."), alors qu'elle s'en fout et n'en a pas besoin ("immortelles" they already are). Ou peut-être est-ce exactement l'inverse... et en feignant de s'y soustraire, elle entend se qualifier véritablement pour cette épreuve.

* * *
Étrangement, et comme O Hell, Lunar Baedeker et d'autre poèmes de Mina Loy de cette époque, Apology of Genius me ramène plus au symbolisme de la toute fin du dix-neuvième qu'au futurisme et au modernisme du début du vingtième. La forme et le rythme du poème sont effectivement modernistes, mais ni son thème ni ses images. Le génie scindé, réceptacle et artisan de l'Univers, c'est presque la reprise d'un thème romantique sur un mode symboliste – reprise et répétition car il s'accompagne ici de protestation et se teinte d'ironie.

Conscient du grotesque qu'il déploie, le mysticisme symboliste est généralement moins candide et plus cynique que le lyrisme romantique, même pour le romantisme le plus nocturne, mélancolique et médiumnique (voir par exemple le contraste entre les Minutes de sable : Mémorial d'un Jarry et les Hymnes à la Nuit d'un Novalis). Chez les symbolistes, l'ésotérisme est plus teinté d'ennui que d'enthousiasme, plus traversé d'ironie que d'effusion, plus porté à la noire folie qu'à la mélancolie ; sa mystique aboutit à l'étrange et non à l'extase. Alors que les réactions romantiques au rationalisme des Lumières pensaient encore l'histoire en termes de sensibilité humaine, de progrès infini et d'avènement du divin, la réaction irrationaliste et artistique contre le positivisme du dix-neuvième est fascinée par le monstrueux, la chute des empires du passé, et marquée par la conscience de l'entropie thermodynamique, l'inévitable délitement du cosmos et la grise fin de l'univers.

La dramatisation du spirituel et le lyrisme qui s'ensuivent sont donc à la fois plus contestataires et plus distancés, souvent désespérés mais pas sentimentaux, parfois joueurs mais rarement exaltés. Dans les trois poèmes cités ci-dessus, Mina Loy semble délaisser entièrement le futurisme et renouer avec cette sensibilité. Ironie et érosion :
"We are the sacerdotal clowns
who feed upon the wind and stars

and pulverous pastures of poverty"
L'inspiration sublime et l'aspiration à la synthèse romantiques ont laissé place au simulacre sarcastique et aux fragments de vertige. La facture du génie n'est plus kantienne mais nietzschéenne. Génie, expression d'un affect de puissance, de la capacité à transformer le regard et à voir le monde nu, amoral – capacité née du savoir et de l'expérience des gouffres. En cela, la supériorité de Mina Loy évoque bien celle d'un Friedrich Nietzsche : en plus d'être fragile face à la masse stupide, lela génie aguerrie par la révolte individuelle et la libre pensée agit en iconoclaste, et enfin en démiurge. Traversée par l'acceptation lucide de l'horreur, ellil empoigne le marteau du style pour (1) sonder la faiblesse de sa culture, (2) en détruire les idoles et (3) forger librement les valeurs d'un monde à venir.

Les veilleurs des landes désolées de la culture retournent leurs drapeaux en signal d'alarme et de danger lorsqu'ils croisent les traces d'une telle calamité, aussi impitoyable qu'une petite fille sûre d'elle et surdouée :
The watchers of the civilized wastes
reverse their signals on our track
Aujourd'hui de simples traces ou tracés poétiques, et après-demain c'est tout leur monde qui se retrouve renversé, pris dans le sillage des frères et sœurs de la petite prêtresse. Mais celle-ci se fout des conséquences, elle joue dans la cour des merveilles inhumaines et asexuées, cachée aux regards des faibles, prépare le début de la fin et le commencement d'un nouvel ordre :
"In the raw caverns of the Increate
we forge the dusk of Chaos"
Bien loin des schèmes créationnistes et apocalyptiques de "sa" culture, la génie entrevoit une foule de cosmogonies inédites, de théologies possibles et de devenirs universels, qui sont autant d'esthétiques folles et d'œuvres vertigineuses...

Or tout ceci la dépasse. Contrairement au schème de création du Dieu chrétien, repris dans l'idée moderne de création artistique, ce n'est pas elle qui décide et appellerait à l'existence par le Verbe. Elle répond seulement à ce qui la précède, à ce qui imprime en elle son délire grisant, le réel et le possible sans entrave, puis elle l'exprime et organise, elle tord et chauffe et travaille son matériau (la sensation d'abord, puis le langage, subordonné), via l'imaginaire. Contre le mystère magique et religieux du langage créateur, l'alchimie expérimentale des sensations et les langues outillées...

Le plus difficile à enregistrer, mais le plus important : elle ne crée rien, la génie ne tire rien du néant et encore moins d'elle-même. Le monde lui prête seulement un surplus de puissance et elle le sait. Elle ne crée rien, elle joue seulement son rôle, elle obéit à l'exigence d'une beauté physique :
"to that impervious jewelry of the Universe
      – The Beautiful –"
Curiosité furieuse et passion pour l'extérieur, les vestiges du cosmos, ruines où naissent à chaque instant de nouvelles choses différentes et liées (relire Lunar Baedeker).

Mais je n'ai pas le temps de m'étendre ici sur l'appel exigeant de la beauté du monde, infiniment absurde et fragmentée ou diffractée, ni sur le sentiment du démiurge que Mina Loy décrit à peine, alliage de jouissance et de terreur familier aux corps et aux consciences fébriles.

* * * *
Enfin : aveux de Mina Loy. Et pas seulement l'aveu de son mépris pour les gens incapables de comprendre ce qu'elle ressent, ni seulement l'affirmation belliqueuse, assumée ou ironique d'une supériorité.

Aveu d'une quête unique et aveu d'une faiblesse, même si celle-ci est fortement mise en scène et sublimée : lépreux et pauvres ("Lepers of the Moon/ [...] diseased/ [...] luminous sores..."), habitués à la séparation et à l'effort infligé à soi ("our wills forged..."), aux pratiques exploratoires ("... by strange disciplines"), à l'épuisement physique et à la misère, mais possédés par autre chose. Exposés à la bêtise environnante mais résistants, adeptes enfin déterminés, presque sûrs d'eux, d'une discipline étrange et risquée, affamante ou destructrice. La figure du poète maudit traîne par ici, sauf que c'est une poétesse, et qu'elle n'est pas seule. Avoue ne pas être seule.

Un sentiment réel, un aveu performatif : le poème finit par provoquer le sentiment qui caractérise le « nous », il exemplifie la quête, construit la figure qu'il prétend mobiliser et défendre. Le poème réussi fonctionne à la fois comme témoignage et comme prière auto-réalisatrice, comme preuve de maîtrise, élément actif et insigne d'appartenance. Sceau du génie : poème incisif rythmiquement maîtrisé, alternance d'évocations et de ruptures soudaines, un bel équilibre instable. Ressenti au plus intime, mais en rien sentimental. Celles et ceux qui sont marqués par le sentiment qu'elle avoue le découvrent (ou non) au travers du poème, et se découvrent donc du peuple décrit (ou non) par le poème.

Peuple impitoyable et furieux : exigence du style et insuffisance cinglante, auto-affirmation implacable et déception de soi, ou satisfaction rare.

On se souvient ici que le génie comme don, créativité ou super pouvoir magique n'est rien qu'un mythe, mythe répandu par une certaine espèce d'acharné-es du travail : ceux et celles qui goûtent au pouvoir et entendent bien le garder. Ce mythe, gobé amoureusement par tous les imbéciles, cache leurs heures de travail, leurs techniques personnelles et la puissance implacable de leur conviction.

La génie s'érige alors en objet d'adoration, joue à un des jeux préférés des petits surdoués dangereux : instaurer sa propre divinité, déclamer poétiquement le mythe de sa propre puissance poétique, et ce, par les moyens habituels de la religion (déclarations solennelles, Livres avec des majuscules, cosmologies, invocations et prières, traditions impressionnantes, ontologies stratifiées ou circulaires, aphorismes "profonds", ambiances et musiques, rituels, moyens efficaces du discours, des gestes et du symbole sur l'émotion, pour manipuler les croyances et les volontés, etc., etc.).

Le sacrilège ironique, les impiétés dissimulées ou le blasphème flagrant sont des petits cadeaux, des friandises que de tels "génies" se font à elleux-mêmes – ce sont des blagues ou des clins d’œil à qui décèle sous toutes leurs œuvres et leurs mises en scène les enjeux de leur quête, mais aussi les raisons de leur incroyance, voire la similarité essentielle entre ce qu'ils font et ce qui se passe dans les "vraies" religions (simplement de manière un peu + ancienne, un peu + lente, + large et – lucide). La forge aux théologies et aux nouvelles religions est un jeu plus ou moins sérieux, où les petit-es surdoué-es s'amusent plus ou moins de la crédulité des esprits faibles, et finissent plus ou moins dupes de leur propre mascarade addictive. À ce propos, comparer plusieurs exemples réels : Madame Blavatsky, Aleister Crowley, Ron Hubbard, Anton LaVey, Kerry Wendell Thornley...

Prise en main des pouvoirs terrestres, extension du poème dans le rite, stimulation affective par des moyens religieux traditionnels, exploration qui défie les abysses... voici la part luciférienne de l'affect de puissance en question – la part prométhéenne de l'affect de beauté en question. On retrouve donc naturellement l'esprit de tels jeux démiurgiques dans ce poème, même si ce n'est qu'en germe.

Le poème instaure l'autorité de la voix poétique par simple déclaration d'autorité, intimidante, musicale et nimbée de savoir ésotérique. La poé-prophétesse se sacre elle-même, autoproclame sans l'ombre d'un doute (à première vue)... Pour peu que l'intéressée ne se lasse pas rapidement de son nouveau statut, qu'elle ne soit pas trop  travaillée par les scrupules, une religion nouvelle est née. Sauf que chez Mina Loy, nous l'avons vu,  la cuirasse se fissure sous les aveux.

Aveu en creux : la génie n'existe pas, pas plus que le génie, pas plus que leur coterie fantasmée, nomade et céleste. Seulement d'autres aspirations. Mina Loy a beau se confronter à l'Exceptionnelle Beauté, cette apologie contient aussi l'aveu d'un semi-échec, ou d'une semi-victoire : je ne suis pas de diamant, ni d'étoile, mais de chair et de mots, je suis soucieuse, mortelle, j'ai des dettes, une histoire, des parents, des peurs, des soucis. Signes de mégalomanie déprimée. Peut-être jusqu'à expliquer l'ambivalence dans le titre du poème : "Apology of genius"apology signifie aussi bien la défense et la promotion que le retrait de soi et la demande d'excuses.

Le génie qui s'excuse de son sentiment, qui se dégoûte, qui demande inconsciemment pardon ? Peut-être, mais pardon de s'exclure et d'exclure les autres, ou pardon de n'être pas fidèle à son propre idéal ? Excusez les génies dans leurs accès de mépris, pardonnez-leur – si vous pouvez – l'hypocrisie instrumentale du concept de génie – ou toi, celle que je vois dans le miroir, excuse-moi de devoir mendier encore – sous la rage apparente – de l'attention et de la reconnaissance ?

Alors uniques, ces artistes et poétesses, mais pas si violemment. Permettraient d'entrevoir des mondes et de donner naissance au monde, de sortir de soi-même, de comprendre, de ressentir. Sans croire à la créativité innée, à l'auteurité, ni à l'immortalité. Seulement un passage nécessaire, catalyseur joyeux et raison de vivre, la chance de la beauté – et pourtant lucide.
   
*

Finalement, je ne sais pas si j'aime ce poème de Mina Loy. Je m'y suis vraiment reconnu, je me suis immédiatement senti du côté de ce « nous ». Aucune chance de voir dans ce poème une ode cachée à la démocratisation du génie et de la créativité... et comme je ne sais pas quoi faire de mon propre élitisme intellectuel et artistique, ça me fait sourire.

D'un autre côté, je déteste vraiment ce poème parce qu'il me rappelle trop de tropes et de penchants que je cherche par ailleurs à liquider. Le mythe défensif de l'exception, l'apologie de la folie littéraire, la confusion entre mysticisme et irrationalisme, la tentation latente que l'expérience esthétique devienne une fin en soi (même s'il s'agit seulement de construire et de ciseler des expériences artistiques et des explorations de mondes possibles), une certaine grandiloquence, la mythologie et le sentiment épique, les mêmes évocations élémentales jusqu'à la nausée... J'y trouve aussi un style trop "abstrait" – à défaut d'un meilleur adjectif –, un style qui me vient naturellement à l'écriture, mais dont je cherche activement à me débarrasser : des poèmes abstraits dans leur propos, dans leurs images, dans leur vocabulaire, qui me dégoûtent. C'est tant mieux : le cœur de ces poèmes ne supporte pas l'adulation stérile.

Je pense reconnaître ce que revendique Mina Loy, tandis que d'autres parties de son expérience me restent évidemment inaccessibles. Certaines personnes écrivent de la poésie parce qu'elles ressentent une FAIM exceptionnelle pour la beauté, un sentiment de découverte et de clairvoyance relative à la fois terrifiant et fascinant, un affect dément de puissance (spéculative et sensitive). Illels refusent de se laisser anesthésier, de se laisser aller, pas même à croire trop fort à cette "clairvoyance" ou à cette "liberté" : ellils savent bien, au fond, n'être presque rien.

Le média minimal de la poésie exacerbe simplement leur puissance, et ressemble étrangement à une arme entre leurs mains – arme de choix dans l'arsenal de la transmutation : aura furtive, demi-vie hallucinante, subtiles séquelles, effervescences inattendues.


Notes personnelles sur Apology of Genius de Mina Loy, mars 2015

Image : Mina Loy & Djuna Barnes, 1927





7 mars 2015

[Kogi] Complexes émoambiantiels et instrumentalisation poétique de la mémoire


Ma mémoire n'est pas un container à souvenirs visuels. C'est la matrice de mon présent et le matériau de mes attentes, projections et modifications imaginaires.

Une grande part de l'exercice poétique consiste à cultiver la sensibilité et la précision des rapports conscients avec les complexes ambiantiels, émoimmersifs ou substamporels de la mémoire (quelle que soit leur provenance : rêve marquant, balade urbaine dans "mon" quartier, immersion vidéoludique, rituel intime secret...), de manière à pouvoir infuser l'expérience présente d'expériences passées, les renouveler, en forger de nouvelles.
  
  
   
  
 
Tout personne douée de mémoire et d'émotion peut aiguiser ses capacités de remémoration, d'identification et d'évocation de ces ambiances temporalisées personnelles synaesthétiquement actives. Mais aussi améliorer la faculté de fixation de nouveaux complexes à partir du présent.

Pour favoriser leur cartographie intérieure et leur formation cristalline, chacun ses techniques et ses pratiques : tenir un agenda hebdomadaire coloré, une archive de musiques écoutées par périodes ou saisons, se promener régulièrement en étant attentif aux évocations et aux sentiments qui émergent et d'où, prendre 1 photo par jour avec un pola, faire chaque soir l'effort de se rappeler de la journée en détail et lui donner un "titre" qui rime avec la date ou le mois, adjoindre plusieurs romans ou 1 biographie stimulante à chaque année qui passe, aller à des concerts et des expos qui synthétisent la recherche ou l'esthétique d'une période, associer des œuvres plastiques, des parfums ou des fictions aux événements marquants, aux rencontres ou aux lieux.
  
   
  
  
Pour ma part, je suis particulièrement sensible aux différences de luminosité, au goût de l'air, à la respiration (diurne ou nocturne), à la météo, aux odeurs et parfums, à l'apparence des bâtiments et leur architecture interne, les couleurs de la végétation et de l'eau (qu'elle soit verte ou noire, pressée ou stagnante, baignade ou kayak). La balade méditative dans des lieux familiers ou inconnus est donc toute indiquée, intense et jouissive. Le "temps" de l'année m'est hyper important (par ex. : un souvenir intense me revient soudainement et sans raison apparente, jusqu'à ce que je réalise qu'il correspond à ce que j'ai fait il y a 1 an exactement, ou 2 ou 3, parfois presque jour pour jour !).

Quant à l'identification et l'évocation mentale des complexes chrono-phéno-substantiels, je leur associe des souvenirs visuels que je révise régulièrement, grâce à des archives datées de mon quotidien, des rencontres, des activités, pensées, immersions fictionnelles et intellectuelles correspondant à telle année, telle saison, telle semaine (en particulier : voyages physiques, musiques, romans, essais, articles, jeux vidéo, expos, films, images digitales, cartes à jouer illustrées ou reproductions d'art).
  
    

    
Revenir de temps à autre sur une période passée, seul ou en parler avec ceux qui étaient là, s'inspirer à nouveau de ce qui inspirait, considérer non seulement comment je m'y sentais, ce que j'y faisais, ce qui me nourrissait alors, mais aussi comment j'imaginais l'avenir et ce à quoi j'aspirais. Quel était mon rapport à la temporalité, qu'est-ce que je déployais derrière et devant moi, pourquoi, etc.

Les complexes émoambiantiels sont des outils d'inspiration puissants, tant pour l'élan et la motivation du travail artistique que pour leurs contenus et ressources en formes, en sentiments, en questions irrésolues ; tant leur constitution progressive que leur retour soudain, inattendu et enivrant au contact d'une ville, d'une ambiance ou d'une situation présente.

L'artiste instrumentalise et utilise ces phases de passé incarné pour composer, sans scrupules, et stimule l'inspiration par le moyen de savoirs et d'autres œuvres d'art qui entrent en résonance avec ce qui, petit à petit, prend corps devant elle / devant lui.

Avec la pratique et au fil des réalisations concrètes, il devient de plus en plus facile de traduire ces anciennes et nouvelles atmosphères saisonnières dans des formes, des gestes, des rythmes, des traits, des mélodies, des phrases, des narrations, des aventures interactives, des installations ou des maquette en pierre (selon le média).
  
  
Demons of Memory, John Fincher / Farther Memory, Chiaru Shiota
  
  
Bien sûr, les complexes émo-ambiantiels ne sont pas l'alpha et l'oméga de la composition artistique. S'ils deviennent trop envahissants, répétitifs, nourrissent des obsessions ou provoquent la paralysie par extase : ne pas hésiter à les mutiler par bidouillage, par croisements incongrus, par techniques du hasard, les arracher à leur socle personnel, les confronter à des réflexions abstraites ou les abandonner pour une approche plus concrète, plus participative, plus expérimentale, plus hasardeuse, plus technologique ou plus matérielle de la production d'art.

Cette époque, si tant est que l'on souhaite y revenir sous cette forme, saura toujours se cristalliser et devenir à son tour un complexe ambiantiel rétroactif, avec toutes ses recherches, compréhensions et expériences.
  
  
  
 
L'art est travail préparatoire. La préparation devient l'objectif principal et tout accomplissement un repos temporaire.

Se préparer à quoi ? À tout le reste, ce que je ne connais pas encore et ce qui n'existe pas encore ; à devenir un réactif puissant, une entité méchamment réceptive et salement productive ; se préparer à l'avenir ; se préparer à affronter ce qui ne peut pas être concilié ; se préparer à des pertes, des effondrements et des changements cataclysmiques ; se préparer à être heureux à travers et malgré ça

Se préparer pourquoi ? Pour faire muter le monde, pour provoquer et partager des émotions intenses + que pour embellir ou décorer ; pour devenir une aide, un abri vivant et une lampe ultraviolet ; pour préparer l'avenir lui-même, faire + que l'attendre ou s'y préparer ; pour influencer les pratiques quotidiennes et donner une réalité sensible immédiate à certaines réalités lointaines ou possibles, pour des raisons de survie, de plaisir et de vie

L'artiste comme sujet-ressource et sujet-ouvert d'une préparation productive. L'art comme fabrique d'expériences, subordonnée à d'autres objectifs... ou non.


Quelques pensées générales sur les complexes émoambiantiels
et l'instrumentalisation poétique de la mémoire, début mars 2015