28 janv. 2015

[Poékwot] Rues de Shanghai (Tomas Tranströmer)


1

Ils sont nombreux dans le parc à lire le papillon blanc.
[...]
À l'aube, les masses humaines font démarrer notre planète silencieuse
au pas de course

Le parc s'emplit de gens. À chacun huit visages polis comme le jade, pour toutes les situations, pour éviter toute erreur.
À chacun aussi ce visage invisible reflétant "ce dont on ne parle pas".
Ce qui remonte dans les moments de fatigue, aussi amer qu'une gorgée d'eau-de-vie de serpent à l'arrière-goût écaillé et persistant.
[...]

2

C'est la mi-journée. Le linge lavé ondule au vent gris de la mer bien au-dessus des cyclistes
qui viennent en essaim serré. Avez-vous vu les dédales latéraux ?
Je suis entouré de caractères d'une écriture que je ne peux déchiffrer, je suis parfaitement analphabète.
Mais j'ai payé ce que je devais et on m'a toujours donné une quittance.
J'ai amassé tant de quittances illisibles.
Je suis un vieil arbre dont les feuilles fanées sont restées accrochées et n'arrivent pas à tomber par terre.

Et un souffle venu de l'océan fait bruire mes quittances.

3

À l'aube, notre planète silencieuse démarre sous le poids des masses humaines.
[...]
Nous sommes à mille ans de la naissance des claustrophobes.
[...]
Nous semblons presque heureux au soleil, alors que nous saignons
de ces blessures dont nous ignorons tout.


Tomas Tranströmer, Rues de Shanghai (extraits).

Pour les vivants et les morts (1989), in Baltiques (2004).
Traduit du suédois par Jacques Oudin.

26 janv. 2015

[Poé] Peton in vasque


Ce miroir liquide semblerait immortel. HAHA mais
Un orteil lévite au-dessus.
Orteil parfait et son anneau d'argent
Approche lentement de la surface du mur poli.
Effronté alunissage ralenti
Pure folie. Les rebords de granit nu retiennent leur souffle.
Depuis des millénaires. Ils n'en peuvent plus, QUE VA-T-IL SE PASSER
L'orteil descend de plus en plus.
À mesure que monte l'orteil inversé, synchrone et décidé
Crevaison imminente.
Glacial
Un frisson commun parcourt la surface et la femme.
À qui l'orteil est rattaché
Dissymétrie violente, annelée, brève.
Et
SOUS LE REGARD DE 7 STATUES INCRÉDULES.
Le corps entier glisse tout droit
Vertical disparaît englouti furtivement.
C'est fini, apu femme
Qu'une onde opaque, et ondulée.
On a cru voir
L'instant final, INFINITÉSIMAL, deux fois deux.
Yeux, brillant sur la peau noire, sous la surface vive-argent
Puis.
Elles aussi, les
Cent vagues vanouissent.
Abasourdés, brutis, cent pour cent pétrifiés, les rebords de granit
Garderont LEEE SECREEET, et d'ailleurs.
Ce liquide miroir il déjà
Semblerait immortel.

Peton in vasque, vision stupide
2015

10 janv. 2015

[Kogipoé] Du scrupule d'écrire balayé par une certaine approche de l'écriture ?


J'ai réussi à isoler un sentiment qui me revient assez souvent lorsque j'écris. C'est une sorte de scrupule élaboré. C'est un malaise envers moi-même, une veine de mauvaise conscience, qui provient du fait que je m'identifie moi-même à quelqu'un "qui écrit", et je m'en veux. Ce que j'écris est encore nul, encore insuffisant, mais ce n'est pas ça : je m'en veux parce que j'écris et que l'écriture est globalement quelque chose d'inférieur au réel, de nul, de vague, de poussif, d'égoïste, de lâche et de stérile. Et facile. Et lâche, et vague (je l'ai déjà dit ?). Et c'est inférieur à la vie hors du signe, aux voyages, aux objets de science, aux innombrables réalisations de l'ingénierie, et même inférieur aux langages de la science.

Faible par définition quant au réel, faible aussi face à d'autres formes d'art, faible face au voyageur / au musicien / à l'ingénieur / au mathématicien. Je suis en infériorité numérique face au réel. L'écriture littéraire est un produit dérivé du réel, un produit dérivé qui trop souvent s'attarde à ne décrire que sa propre dérive, une chiure de produit dérivé, ou au mieux une faible évocation de tout le reste, confuse et générique à cause de la nature des mots.

Bref, j'ai bien trop de scrupules pour devenir écrivain professionnel. Être payé pour crachotter des approximations sur la nature de la vie ? Prétendre évaluer, donner une valeur (même la valeur d'un fait, et même d'un fait imaginaire), via descriptions, formules marquantes, histoires touchantes ? Endosser le chasuble séculier de l'écri/vain, ce prêtre inférieur du langage humain qui se prend pour La Parole et Le Monde ? Donner son avis sur le bonheur, sur son absence ou sur ses formes convenables ? C'est bien trop de responsabilité pour moi, bien trop pompeux et chiant.

Alors mauvaise conscience, pas seulement d'être un imposteur dans une activité d'imposteur (après tout, beaucoup de célébrités ou de gens ayant prétendument réussi me paraissent encore plus détestables d'imposture que moi), mais dégoût aussi d'être tellement cliché, de correspondre si parfaitement à l'archétype de l'écrivain (post)moderne, en tant qu'écrivain-qui-se-sent-mal-et-se-dénonce-lui-même-comme-imposteur ou regarde avec un espoir mal caché son écriture agoniser dans le berceau. Mauvaise conscience excédée donc, teintée de honte, de paresse, d'excuse à soi et de dénigrement las, mais aussi bien une blessure narcissique, une déception dans l'idéal du moi : même au cœur de ma pratique, de qui je suis, je nage en plein cliché, la répétition la plus inutile et la plus anesthésiante et la plus humiliante et la plus dégueulasse autant se taire.

Si je manie des clichés et que ma manière de le faire est cliché, et que ma manière de me plaindre de mon manque d'originalité est cliché ("most writers are writers...") alors quoi, je continue à parler de mon mal d'écrire, comme si de rien n'était ? Insupportable. J'embrasse le cliché, je l'assume, le revendique ? Déjà fait (et minable). Je tente de faire une œuvre qui parle entièrement d'autre chose, de tout sauf d'écriture ? qui ne prend la place de rien, qui s'annule et dégoûte de la lecture, une œuvre qui amène au monde, qui intime aux lecteurs d'arrêter de lire ? Okay, pourquoi pas, déjà mieux, ou plus radicalement : cesser d'écrire ? Oui ! Mieux vaudrait se taire. Je me tairai, oui !, au moins je n'augmenterai pas l'entropie pour rien. J'écrirai seulement malgré moi, poussé par la hâte d'en finir, pour propager cet évangile : taisons-nous, et mourons. Extinction. Planète Aokigahara. Le dernier chant. DEATH IS THE NORM, LIFE IS ANOMALOUS

Ou pas besoin, tant que l'on met fin à cette idolâtrie du langage humain (anthropocentrisme stupide qui constitue le stade inférieur de la compréhension de la vérité). Partir me promener en forêt, réparer des voitures, élever des enfants avec l'écrit comme outil mais jamais comme objectif, avec l'écrit comme technologie fonctionnelle au même titre que les savants écrivent, de tout sauf d'eux-mêmes et de leur pratique, sinon comme parcelles, comme objets d'étude partiellement intéressant, réintégrés dans le cosmos cousu de cartes et d'expériences non symboliques.

Ou j'explore et use des pouvoirs propres à l'écriture : le poème-bijou-cassé qui crache de la lumière, ou la capacité à invoquer de mondes imaginaires, inventés, avec le minimum de moyens techniques (les mots, c'est l'attirail minimal, il faut seulement connaître une langue et l'appliquer à des populations alphabétisées, ce qui n'est pas gagné partout, mais peut-être aussi j'ajouterai quelques cartes et quelques dessins, ou je paye une conteuse une actrice ou un scalde-acrobate ou même je gère la transition moi-même et je gueule mes poèmes à la gueule des aveugles et je les imprime sur leur nuque tiède avec mes mains glacées, je gesticule devant les sourds qui ricanent et je traduis comme je peux). Bon, voilà deux pistes acceptables finalement. Je me lance dans la première, je suis familier de la deuxième

Pour faire la transition entre mon scrupule et ma composition poétique : quand le malaise s'allie à la paresse, je me contente d'être poète. Responsabilité minimale, plaisir esthétique maximal. Poète pour rien et pour le plaisir, pour délivrer facilement des décharges d'énergie à celles et ceux qui peuvent les recevoir, comment dire, poésie
 
▸Où l'on s'imbibe de pulsations musicales jusqu'à la transe pour en détourner l'énergie, où l'on se gave de jeûne et d'images qui résonnent pour composer la base de l'élixir, rien que la base, en moyenne toute une nuit
 
▸Où l'on sculpte un genre d'artefact visuel et symbolique, artefact évocatoire qui à son tour sculptera des émotions ou atmosphères dans la matière grise des mémoires, effet quasi-réflexe qui est l'envers du poème décliné à chaque lecture en chacun-e des lecteurs-lectrices, un genre de traduction sensorielle spontanée, naissance clonée du poème ou son instanciation perpétuée
 
▸Où l'on se venge par glyphes interposés du manque de pouvoir du poète hors du pouvoir des invocations avec une salve de décorporation digne des plus belles années impaires d'Arthur, de Stéphane, de Cécile ou de Jorge
 
▸Où l'on cultive l'éclosion de sept mille membres autonomes et voix de multitudes en averse écarlate et cyan, où l'on sent le corps imaginaire qui s'extirpe de soi et l'on goûte au déploiement puissant-avide, sage plénitude polaire ou fruit furieux éclaté - mais toujours infini - de ses plurales perfections belles
 
▸Où l'on délecte en retour une poignée polycéphale d'inconnu-es nu-es et sales aussi bien d'algue noire, de sueur femelle teintée de toxines uriques ou des vestiges d'un vaisseau-conque extra-terrestre (à moins qu'il ne s'agisse d'une ancienne étrange coquille d’œuf géant oblongue et carbonée) qui s'enfoncent dans une tourbe vermillon sombre
 
D'ailleurs la composition poétique est une genre de composition poético-mentale à part entière : ou plutôt de nombreux genres (la poésie n'a pas d'essence, c'est un continuum accidentel, diversifié, mouvant). La musique se suffit à elle-même, elle ne prétend à rien d'autre qu'elle-même. Attention, ceci n'est pas une définition. Bien évidemment, la musique du poème repose autant sur la grammaire et la typographie que sur les rythmes ou les sonorités, car un verbe et un nom diffèrent dans leurs actions évocatrices et dans leur potentiel affectif autant que deux instruments de section différente.

À force d'avoir écouté le même morceau de musique, il est intégré au corps et le corps peut réclamer sa dose pour se calmer ou être uni (réuni) au sentiment de puissance qui l'a fait renaître un jour : je ressens un peu la même soif pour certains poèmes, qui sont - du coup - des expériences à part entière.

Bref, je pense avoir trouvé comment rendre justice au scrupule d'écrire sans pour autant devoir cesser d'écrire : subordonner l'écriture à une expérience précédente ou à venir, qu'il s'agisse de viser le monde et d'amener la lectrice à ne pas faire que ça (lire), ou à produire (grâce à la maîtrise des signes) des expériences mentales et corporelles uniques, introuvables ou singulières ou spécifiques au média. D'abord circonscrites à une conscience, rien n'empêche de telles expériences de déborder ensuite sur le monde par les productions qu'elles stimulent.

Qu'il s'agisse de stimulation imaginaire (inventions de mondes, visions étranges et virtuelles, histoires autrement inaccessibles...) ou des décharges émotionnelles-esthétiques pures (poésie telle que je la vis et la décrivais), le scrupule reviens à la charge : n'est-ce pas travailler à s'échapper du réel, à le fuir, à s'enfermer dans une bulle intérieure donc inférieure ? Si je réponds par la gratuité de ces expériences singulières, on pourra m'objecter qu'en période de crise, cette gratuité correspond à une esquive ou une désertion, ce qui me rejette du côté de l'utilité sociale et philosophique de mes écrits, même d'imagination ou de poésie.

Pour échapper à l'accusation d'égoïsme, de verbiage et de lâcheté de ma conscience, je n'écrirai jamais en tant qu'écrivain. Je n'écrirai jamais plus "pour écrire". Mais seulement sous contrainte : d'une part s'il le faut, si c'est utile ; et d'autre part si cela peut amener une expérience ou une chose fortement singulière à naître au monde (en moi et en d'autres). C'est donc un pari bifide, au moins dans sa formulation :
 
1 - le pari d'une technologie minimale de représentation, d'explication ou de témoignage (à la limite), subordonnée au monde hors-signe (dont les signes humains sont de toute manière des parcelles), une technologie qui connaît ses limites et ne peut se substituer au monde ;
 
2 - le pari d'une technologie capable de provoquer des expériences spécifiques et singulières chez certains humains, qui enrichissent le monde par des sensations nouvelles, le pari d'artefacts actifs et fertiles en décharges de dopamine et de sérotonine.
 
Pari qui fait toujours de l'écriture un moyen, et distingue une fonction cognitive et une fonction esthétique : c'est sous l'égide de ces deux exigences que je me sens forcé d'écrire, qu'il me semble impératif de faire peser sur mon écriture, conditions de toute rédaction de ma part, qui pourront à l'occasion se confondre dans une même production (roman, nouvelle ou autre forme textuelle/médiatique potentiellement hybride) - ce n'est pas un problème.

À celles-ci se surajoute peut-être un troisième type d'écriture, celui de l'exercice, de l'entraînement et de la récréation, écrits de maîtrise et de repos et d'entraînement nécessaires, que je ne mets pas sur le même plan que les deux autres exigences pour la raison suivante : on ne sait jamais quand un écrit d'entraînement ou de récréation pourra donner quelque chose chose d'intéressant ou de singulier, et inversement, tout écrit abouti ou jugé digne d'intérêt aura constitué un exercice, un oasis et une étape de maîtrise du media.

Bon. C'est sûrement la dernière fois que j'écris sur le fait que j'écris. Ça devrait ! Du scrupule d'écrire balayé par une certaine approche de l'écriture : subordonnée, relativement efficace et spécifiquement intense.

jan 2015

1 janv. 2015

[Kogi] Nouvelle année (!)


«
À nouveau »
: j'aime beaucoup cette expression.

La 2015e ? Année ?

Notre calendrier n'a même pas l'â
ge qu'il donne à notre ère. 2015 tours de Soleil, 2015 tours de manège depuis un moment arbitraire, et beaucoup moins de tours depuis l'acte officiel de divinisation d'un humain et humanisation d'un dieu par un Concile fameux. Par des détours étranges, des intentions variées, la décision théologique devint origine ou point zéro d'un repère temporel qui assure désormais le décompte de toute une civilisation (excusez la fragile notion), son ambiguë portée universelle, jetée comme un filet mathématique sur l'histoire des peuples qui l'assimilent.

Le calendrier jette une ancre dans le passé pour qu'à l'avenir, on compte sans plus savoir pourquoi : on compte, c'est l'essentiel. Car il s'agit d'abord d'une fonction, d'une nécessité pratique, d'un trick plus qu'utile, pour donner à nos mémoires un rythme objectif, référent, c'est-à-dire un rythme pour tous les unir, qui permette de traduire toutes les durées sauvages dans un langage commun, qui permette de convertir notre luxuriant, fluctuant sentiment de passage dans une devise universelle : une valeur de temps universelle, monnaie unique en son genre et censément stabilisée.

Quant à l'année, la mesure astronomique sert de prétexte : que signifie vraiment l'achèvement d'un orbite autour du Soleil, quand le système solaire lui-même est en mouvement relativement aux corps adjacents ? que la Voie Lactée tourne sur elle-même, s'éloigne aussi de toutes les autres galaxies, amas, débris ? que tout mouvement dépend d'un point de référence mais que rien (aucun objet de l'univers) n'est à proprement parler immobile ? Peu concerné par la réalité physique du continuum spatio-temporel et par la relativité du mouvement et du temps, le calendrier proclame l'utilité publique d'une mesure fixe : voici un jour (et sa limite spatiale, dans l'océan), voici un tour de Terre, et voilà un tour de Soleil (dont voici les saisons, qui changent selon le lieu)...

L'histoire théologique s'ajoute au prétexte astronomique, et ensemble ils fixent un repère arbitral. Voici l'année numéro tel, numéro N, décompte artificiel de certains cycles vagues (orbitaux, météorologiques, métaboliques...), décompte pleinement relatif à l'humain (et tous encore n'ont pas le même système ni le même repère). Bientôt, tout comme l'heure, sa fonction régulatrice est sur-injectée de sentiments, de vécus, de faits et d'expériences, de souvenirs, année faste ou galère ou décisive, à mesure qu'elle devient familière et que chacun confond la notion abstraite avec le cours matériel de son destin, et de celui du monde.

Alors on fête la fin et on fête le renouveau, le retour des mêmes choses mais autrement.

Sincèrement, 2015 tours autour du Soleil... et j'en ferai combien ? Certains arbres vivants en compteraient 4 800




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