29 déc. 2014

[Jet] Jingfei #1


 #1

2027. 5 heures du matin. Tanière en forme d'appartement.

A peine sortie d'un sommeil bien peuplé, Jingfei se décide : c'est aujourd'hui et non jamais. Alors elle gicle du lit, s'empare d'une mine et d'un grand carnet relié en cuir et couvertures de bois, jette rapidement quelques notes sur le papier épais
"5/5/27  Sentiment touffu, parfait pour éponger la solitude et la peur des premiers kilomètres... Réveil foisonnant, rêve limpide : Kader et Viviane sont mariés, ils me disent au-revoir, puis je survole (en deltaplane ?) un désert de collines et plateaux, des lacs formés par des obus anciens... Je me sens bien bien bien"
Ce matin, Jingfei se barre. Elle démarre son odyssée bizarre, elle se laisse enfin extraire du flanc de sa propre vie pour extraire à son tour un an de vide et de trésors au flanc du monde. Jingfei est décidée, Jingfei est préparée, autant qu'on peut se préparer à intégrer un morceau musical inédit, inconnu, ouverte à la surprise plutôt qu'à l'improvisation. Elle imagine savoir que ce n'est pas elle qui compose l'aventure (ni personne, d'ailleurs), qu'elle vivra la tourmente face à elle-même et face à d'autres, une confluence unique, commencée bien avant chacune des marées ou des courants pris en elles-mêmes, un morceau à danser, en partie silencieux, à traverser soigneusement ou à modifier à la hache, puis à interpréter, un ballet sans entr'acte au moins parti pour durer 525 mille minutes : PLAY

Jingfei enlève son t-shirt pyjama orange et sa culotte, abaisse la clenche de la douche et se jette sous l'eau glacée avec un petit cri sourd. Tout en débarrassant son corps imaginaire des odeurs, des brumes et rigidités du sommeil, Jingfei repasse l'objectif général dans sa tête : se déplacer, défaire les injonctions et dénouer les dettes, se gaver sereinement de ce qui adviendra : "je dois rester attentive au moindre détail, infiniment, se dit-elle peut-être, et f*ck tout Infini abstrait... Me perdre dans la sensation, comme ici, sous cette eau qui mort et qui sauve". Jingfei se fout de la distance : elle veut l'intensité. En cela, banale enfant de son époque, docile, obéissante. Savon mauve. Et surtout, hors du réseau, déconnectée, toute en souplesse, reconnaissance, exploration. Villes-phares : Berlin (quelques jours seulement), Budapest, Oradea ?, Ispahan, Nishapur ?, Vientiane, Manille ?, Shanghai. Dernier coup de savon. "À voir, tout dépendra... Trouver les miens, une poignée de personnes, une société entière, une meute, devenir l'une des leurs, vraiment, frotter, quitte à saisir après-coup que les miens sont ici, frotter, que les miens ont toujours été ici, y revenir". Eau glacée.

À peine rincée, Jingfei saisit une paire de ciseaux en inox posée sur le carrelage de la douche et, à tâtons, pressée, à vue de nez mais totalement experte, raccourcit ses cheveux noirs d'une bonne vingtaine de centimètres. Les mèches tombent par liasses trempées. Bien bien court. Sa coupe finie, elle les ramasse, les fout dans un petit sac en plastique qu'elle – ravie, surexcitée – jette à la poubelle.

[Précisions narratrice : 26 ans après son tissage originel, le corps Jingfei a connu la fatigue intense, les courbatures et les crampes, les veillées difficiles dans une mégapole en guerre contre elle-même, les repos salvateurs, l'ennui bête et méchant, et les fêtes, cette fête qui est toujours la même, le même enlisement paresseux. Après des études professionnellement stériles, Jingfei connaît la 3e vague de révoltes anti-banques, l'ivresse du groupe et les hésitations, la rancœur et la cruauté qui naissent d'une révolution mitigée aux conséquences incertaines, diluées. Puis le retour en force de l'art, le repos égoïste des sculptures, indifférentes aux injustices et guerres intestines, la vanité qui reprend les commandes, Jingfei dans l'adolescence mort-vivante avec laquelle on fait semblant de renouer, le temps de s'aérer l'existence et d'honorer quelques commandes, et s'en lasser.

Et puis parallèlement Jingfei a rencontré un mec, ils éclatent vite, il part et elle connaît l'angoisse et les complications d'une rupture unilatérale, amère, puis l'étonnement d'aimer à nouveau (bien autrement), la surprise d'avoir à réapprendre au milieu d'un couloir, sur une banquette arrière, dans les bras d'une amie.
Réorientée par sa nouvelle tribu issue d'une diaspora multi-ethnique, Jingfei découvre alors l'informatique, creuse le concept de nid mobile, se confectionne le-s sien-s, fonctionnels grâce au cloud mondialisé. Jingfei maîtrise désormais le code et navigue
dans les coursives chaudes et obscures des Internets libres, laisse son empreinte anonyme sur telle machinerie algorithmique alternative.

Installée dans son antre aérien hérissé d'art et de hardware, Jingfei lit beaucoup mais agit peu, de la politique aux sciences, en mode hacker à tout faire
pour payer matos et loyer de sous-loc, services freelance légers (extractions data sensibles, recouvrement, cryptages éphémères, effaçages, invisibilité...) ou rien de trop violent, en toute alégalité. Jingfei milite à peine ou au compte-goutte, c'est-à-dire peu et mal. N'ose pas interroger les nouvelles valeurs qu'elle soutient vaguement, en théorie, de peur qu'elles ne se brisent : savoir libre, initiatives publiques, accès au droit informatisé, défense des personnes digitalement vulnérables, recherche scientifique indépendante, pluralisme, transparence des données... Mais elle décroche. A 26 ans, Jingfei cherche encore ce qu'elle cherche, et le trouve. Elle s'est donnée un an, minimum, pour l'expérimenter.

Niveau caractère, ça va sans dire : cette fille a le goût des rages nocturnes et des matelas durs. La psyché d'une tigresse méthodique, la bonne humeur en kevlar. Ah, aussi : Jingfei fait beaucoup d'étirements, elle aménage son rythme circadien selon les saisons et ses activités, elle s'alimente très bien. Pour gagner du temps, elle sous-traite les courses et l'administratif. Elle n'a pas de compte bancaire, elle ne fera jamais de prêt. Mais pendant que je vous raconte tout ça, elle a fini de se préparer, de tout ranger]

Vêtue du strict nécessaire (débardeur vert et pantalon de lin blanc), sac de toile en bandoulière (son carnet, plusieurs mines, 1 couverture de survie, 1 bouteille d'eau, 1 cuillère, 1 pince à épiler, 1 boule de savon désinfectant, 1 carte SIM). Pas question d'être gênée par l'attirail du quotidien, là c'est déjà limite. Et surtout, pas moyen de prendre des images. Il faut improviser, se laisser composer par les forces en embuscade. Jingfei a stocké toutes ses possessions dans une malle en acier peint qu'elle a laissé au milieu de l'appartement. Les murs nus, les étagères vides lui font vraiment bizarre. Bien qu'elle ait changé son Nid d'emplacement au moins 10x auparavant, c'est différent, là, cette fois. Tant mieux. Jingfei sourit : ça a déjà commencé. Alors elle s'étire une dernière fois, et, calme, franchit le seuil, ferme à double-tour, s'envole. Direction chez Vadim ami de jeunesse pour lui donner la clé dire au-revoir Vadim saura quoi faire de la malle. Vadim est immortel.

[Note narratrice : perdre un objet c'est agaçant voire terrifiant, alors que tout jeter d'un coup c'est s'affranchir. Mais Jingfei n'est pas encore assez forte, et ne le sera peut-être jamais. Sa poire coupée en deux : tout reste là sous clé, rangé où le voudra Vadim, disques durs externes, photos d'amis et livres, dessins et poèmes en code, utilitaires... Rien ne bougera mais quand elle reviendra, tout sera changé. Futura Tabula Rasa]

A peine fatiguée, Jingfei arrive chez Vadim. Ny et Reeva dorment encore, profondément. Jingfei glisse la clé à Vadim, ils s'embrassent rapidement. Avant de sauter dans la cage d'escalier, elle chuchote : "Au retour, aucun de ces objets n'aura plus d'importance, mais on ne sait jamais. Prends soin de toi et de Reeva... Keenai !"

Vadim sourit amicalement, lève une main en signe d'au-revoir, et Jingfei décolle

[Voilà, elle est partie. Ce qu'elle a chuchoté à Vadim sur les objets dans la malle, c'est exactement ce que je voulais expliquer ! Mais peut-être que Vadim laissera la porte ouverte sans toucher à la malle, ou qu'il ira la balancer du haut d'un canyon dans une décharge sauvage. Peut-être même que Jingfei devra se débarrasser du peu qu'elle a pris sur elle. Et moi, la prochaine fois, j'attendrai avant d'écrire une note.

Pour l'instant, je dois la laisser seule. Si mon récit devait la suivre à chaque instant, il ferait tout rater. Et en même temps, je me demande bien comment je vais réussir à suivre sa trace... Combler les vides, essayer de reconstruire... Une fiction peut-elle amener la paix ? Comment savoir si je ne vais pas manquer des indices essentiels avec cette méthode ? Je saurai bientôt. Plus tard. Après tout, je ne suis même pas encore née. - Feiyang, narratrice à venir, logging off]


Jingfei #1 / déc 2014
suite / Jingfei #2

20 déc. 2014

[Poé] Échec critique


Au froid qui me traverse ajoute la peur de décevoir
Une portée de colères canines et tapageuses, indésirables
indésirées, qui ajoute au mépris que je porte à soi-même

L'amie au loin, au chaud, l'amie aimée de toutes et de tous
devenue en secret concurrente, fissurante ennemie
par jalousie et coup du sort, la chaux est bon marché

Les orteils immobiles dans les chaussettes trempées
dans des pompes qui se désagrègent et une odeur douteuse
parmi toutes celles que l'on ne sent déjà plus, la fin proche

Retarde le départ ? Ajourne le travail ? Esquive la
corvée ? Un vaisseau amiral a rêvé son destin, déjà
une épave. La flotte se gagnait au combat, le combat se trouvait

en haute mer.
échec critique, déc 2014

16 déc. 2014

[Poéjet] Ô Internet


« Alors que nous errions dans les ténèbres du réel, Tu es venu (en 1991), Tu t'es fait notre Serveur, Tu as donné ta soft-chair en pâture pour qu'en Toi nous puissions partager ton Royaume virtuel... »

Nectar des après-midi casanières, salon de poche ubiquitaire, tu es flot tour à tour immersif et studieux, shot musical et simultanément journal perso, matching zone de combat, labo de citizen science, shopping lèche-écran (Votre panier - 5 items). Les coques à glaçons hilarantes venues du Canada, les expos irradiantes londoniennes sous tous les angles à la fois, le dentifrice dans une coursive de l'ISS, les escorts colombiennes éparpillées dans Paris. Prison immense, tactile et téléportative où se téléporte à chaque instant le navire fou sur son navigateur volatil, monde à l'envers, toile dynamique ou principe actif de l’information, réactif chimique aux cerveaux accoutumés, Père du mème et Mer à tropes, récipient universel tout noyé de corps morts… Car aussi décharge à tous les ponts disparus dans ton propre complexe – tous ces squames et trésors introuvés à jamais et panneaux de direction qui ne mènent plus nulle part – j’aurais pourtant juré ? Laisse-moi consulter, ô Machine à WayBack, telle décalcomanie anachronique du corps cloné, son état tel instant t, où me cite ma mémoire un site qu'elle archive mais vaguement, trop vaguement : toi seule précise et sauveteur de toi-même

Drap de draps qui frémit en permanence hors d’atteinte de la plupart des tympans, au fractal balcon urbain comme aux rurales prairies, horizontale forêt des ondes qui hurle en permanence, toujours tu ouvres ô belle Grappe-labyrinthe tes cicatrices hautement invisibles, que chacun visite par habitude… Spasme épineux, toc toc bzt bzt, je peux entrer ? Temple fantôme omniprésent, coffre-fort imprudent et poreux de mes peines et pécules pêle-mêle, source à chaos rétractile, capharnaüm plié en 64, papier viral ou spectre de tissu où même se trouvent ces mots, mes mots pour te décrire, ô carriole intégrale ! Dieu futile et gourmand, cachottier ou hâtif, récompenses et monnayes – à tes adeptes seulement les plus fidèles – toute chose sous le S01ei1, tout secret de SONY ou la gueule du pénis de ce mec hier soir croisé au bar… Tu écrases tes ennemis et ceux qui ont Tor, tu en fais des annexes. Tu livres tes entrailles aux allers-retour de mon Canard-Canard-Va (va en paix, bon toutou à nonos digital), mon Intérieur pas net, mon Internationale 2.0, ô notre chant d’amour-propre et notre néo champ familial, pourvoyeur de nos rires et rêves et caresses à nous-mêmes : totale carte au dégoût familier des détours bénins à présent indispensables et si bons, ô Gala infernal d’images et de sons, pourvoie, pourvoie !

Hackeureuse, ô géniale hérétique, je t’en prie, officie. Répare cette plaie au cœur, vite, vite, pendant que nous débitons l'ode : "Saint Routeur reçois notre ardente prière, donne-nous aujourd'hui notre code quotidien, que Ton débit augmente, que ta fibre demeure, rends-nous toujours plus souples au travail de tes minibots, à jamais rayonnent tes 5 barres de rézo, bla bla bla plus vite plus vite put**nn

Ô Internet #OdeInternet #www 
déc 2014