22 nov. 2014

[Poékwot] Quelques minutes (Tomas Tranströmer)


Le pin bas des marais tiens haut sa couronne : un chiffon noir
Mais ce qu'on voit n'est rien
à côté des racines, du système de racines disjointes, furtivement reptiles. Immortelles ou
demi-mortelles.

[...]

Du ciel laiteux de l'été, il tombe de la pluie.
C'est comme si mes cinq sens étaient branchés à un autre être
se déplaçant avec autant d'obstination
que ces coureurs vêtus de clair dans un stade où ruisselle la nuit.

Tomas Tranströmer, Quelques minutes (1970)

in Baltiques (2004)
Traduit du suédois par Jacques Outin.

16 nov. 2014

[Poé] ŒIL & ŒIL


dans

la nuit véloce, artificielle
aurore du voile mécanique
et des spasmes

feuilles d'acacia dans le miroir

reflète

l'amande à chair de neige et la
fleur trouée sa jumelle
sous leurs dômes translucides

ici une

caldeira duale, élastique
embrasse un
bassin de pénombre incolore

et là

une figée cataracte enserre
souple falaise
deux fois un double abîme

le double abîme

où l'on ne devine pas
de Flore
englouties, les forêts photovores

et

plus profondément encore
du long serpent nerveux
au labyrinthe obscur

laboratoire où naît
aveuglément
tout regard

c'est

ŒIL & ŒIL, blason chirurgical
poème composé avec des restes d'Améthys
novembre 2014

1 nov. 2014

[Kogijet] La Pharmacosmétique : science-fiction universitaire rétroactive


Tout est dans le titre, en apparence alambiqué : écrire un extrait de travail universitaire du siècle suivant, imaginer à quoi pourrait ressembler l'analyse historique future portant sur un phénomène de notre temps

« Au siècle dernier, la pharmacosmétique est une des divisions les plus prospères de la technoscience, et une des plus importantes symboliquement : comme la cosmétomorphétique, son objet est l'humain conçu comme un champ de valeurs objectivées, une forme sentie et ressentie (beauté, plaisir, utilité), locus concret et malléable de relations abstraites : l'humain comme incarnation plastique d'un idéal plastique, aux deux sens du terme.

Du point de vue de la consommation individuelle, la pharmacosmétique conjugue et confond le souci de soi et le souci des autres, la constitution d'un soi malléable au travers des autres, ou la participation régulée de l'univers à ma propre constitution (régulée par M.O.I., Maître-sse des Oligo-Ingrédients, véritable ego démiurgique). C'est un jeu de masse, où chaque consommatrice et chaque consommateur joue au docteur et au styliste à la fois (comme on jouait à la dînette et à la marquise), joue au chimiste et surtout à l'alchimiste : avec toute ma petite pharmacopée privée bien-être-hygiène, je communie avec la grande Nature via ses essences miniatures : vertus de l'Aloë Vera (végétal), de la Gelée Royale (animal), des Sels Marins (minéral-océanique), Luminothérapie (astral), Inhalations bien-être (éther), etc. A partir de ces oligo-ingrédients, j'orchestre la transmutation de mes détails et mes textures privées, dans le secret de ma salle d'opéra, d'opération, salle de bain, de mon centre de soins préféré.

Au souci spectaculaire de soi ("comment je me ressens", "comment les autres me perçoivent"...) s'ajoute donc le souci d'éternité et d'inclusion cosmique, qui fait de la pharmacosmétique le pendant "soft" et individuel des programmes de jeunesse éternelle et de longévité (dont le nombre explosait entre 2015 et 2035), et la base des pratiques rituelles de la nouvelle spiritualité transcientiste (après le congrès fondateur à Séoul en 2059). Dès le début du siècle, le centre de soins se vit comme un temple où les dieux en devenir viennent prendre leur dose d'ambroisie, déclinée à l'infini selon la mode et selon l'innovation, sous toutes les formes possibles (crèmes de jouvence, rayons stimulant-tonifiant, massages apaisant-adoucissant, maquillages nutritifs...), dans l'atmosphère sacrale par excellence : architecture purifiée, encens brûlé, musique zen (ici, le syncrétisme intensifie la nature universelle du temple cosmo-sanitaire).

Sur le plan de la production, du marketing et de la consommation de masse, l'entrée de la pharmacosmétique dans l'ordre du normal évoque le paradoxe de la normalité au XXIe : cette époque voue-t-elle le normal à disparaître, ou se contente-t-elle de fondre un nouvel idéal dans le moule conceptuel et technique de la plasticité ? Réponse évidente : les deux à la fois, et l'un par l'autre. Tandis que la plasticité individuelle et spécielle devient la norme sociale première, les lois et canons apparaissent comme contingences stabilisées, potentiellement diluables et recomposables. Grâce à la super-catégorie de la plasticité, la pharmacosmétique peut alors fondre et mélanger les ordres auparavant séparés du thérapeutique et de l'esthétique, de la survie et du luxe, de l'organe et du bijou, du vital et du symbolique, tant que sa norme générale est respectée : maximiser le changement et maximiser l'expérience individuelle. C'est ici que naît cette notion Actuelle de "sanité", qui nous est aujourd'hui si familière : est "sain" ce qui sait exprimer de manière mouvante, singulière, et harmonieuse, son enveloppement dans l'écosmos.

Or cela revient exactement, au niveau macro, à maximiser le marché et maximiser les profits d'un nouveau type de capital promu par l'avant-garde transhumaniste entre 1995 et 2025 : le capital bioculturel. Alors que les déesses et dieux de classe moyenne croient accéder au luxe et devenir l'objet d'un concert érotique et muet de louanges, ils ne font que reconstituer leur force de travail. Au temple premier prix, on agrémente la médecine douce et la déification d'analgésiques puissants et d'antidépresseurs : on fait rêver le dos bardé d'hernies pour qu'il oublie un moment la cause de son usure prématurée, qu'il oublie que certains peuvent déjà se payer un nouveau dos.

Remarque : nous disions que la plasticité devient la norme générale, car elle n'est pas la norme ultime : ce n'est encore qu'un outil conceptuel, subordonné à la performance et la fonctionnalité d'un système. Des années 2010 à 2050, la plasticité semble s'imposer sur le plan esthétique et cosmologique, après la "flexibilité" imposée au métier et au marché, la "synergie" imposée à l'entreprise, etc., au cours des décades précédentes. De tels concepts étaient alors les concepts effectifs, les mots d'ordre politiques et les mantras phantastiques - l'un n'empêche pas l'autre - d'une même logique de liquéfaction et de ré-composition : liquéfaction et vitrification marchande des cultures par le marché, des métabolimages par la pharmacosmétique, des corps vivants par les biotechnologies. Comme on le sait, c'est aussi l'époque à laquelle la bipolarité des genres et des sexes, jusqu'ici étonnamment résiliente, commence lentement à s'effacer. [...]

En 2021, pour la première fois, un programme de conseil en esthétique des nimbes et des auras est implémenté dans un robot de diagnostic médical et commercialisé en circuit fermé. Le programme comprend un des premiers analyseurs de données génétiques à la mode (allèles, principalement, le modèle ne gérant pas encore la stochastique des mutations), un synthétiseur de courbes dynamiques (fondé sur les avancées de l'époque en rhéologie esthétique - science des modifications de l'écoulement des fluides et des courants relativement aux stimuli sensoriels), couplé à une des premières moduleuses capables de modifier en temps réel les composants bioniques non-skeuomorphes qui lui sont subordonnées dans le sujet (à partir d'un design d'imprimante 3D semi-autonome, bien avant la généralisation des nanotissus interactifs-sensuels). La fusion du soin, du plaisir et de l'art-jeu divin de soi est alors consommée.

La lecteurice nous aura pardonné ces rappels historiques évidents, pour une raison bien simple : malgré leur caractère social évident, le plus grand nombre des "sociologues" et "politiciens" de l’époque ne surent pas y lire les balbutiements d’une transformation dont nous subissons encore aujourd’hui les conséquences polyspécielles et agripolitiques... »
 
Extrait de: Wendy Thorzein, Le bain de Cléopâtre ou la déesse de cire : une analyse cosmologique de l'industrie pharmaceutique au XXIe siècle, NeoErevan University Press, 2107, e-p.17-19VNb. Trad. Fr. auto., Corr. Wothin Van Olbein.
  
  

  
  
Note 1 : Le style universitaire tend à la technicité : ce qui devrait le rendre extrêmement clair est aussi ce qui peut le rendre terriblement obscur.

Note 2 : fiction universitaire rétroactive, en deux sens. D'abord, parce qu'on imagine ce que serait le regard porté sur notre histoire, on effectue une sorte d'aller-retour dans l'avenir sur notre présent comme "passé" ; et rétroactive parce que cette fiction change en retour la perception que nous avons de cette histoire, notre présent (2014).

Note 3 : contradiction interne massive, que je n'ai pas la force de corriger : si l'universitaire s'adresse à un public du futur pour qui la fusion des catégories du thérapeutique, de l'hygiène, de l'esthétique et de l'artistique-spirituel est effectivement consommée, alors elle doit procéder dans l'autre sens - non pas expliquer que ces catégories ont fusionné à ce moment, mais les extraire, par généalogie historique, et expliquer leurs divisions fonctionnelles à un public qui n'en saisit plus les distinctions. Blaaah...

Note 4 : je retrouve ici tout ce qui fait la difficulté d'invention de l'écriture de SF, et ce qui fait tout son intérêt spéculatif : ce qui est vraiment différent dans le futur est à la fois ce qui nous intéresse le plus et ce qui nous échappe le plus, il faut donc imaginer ce qui est le moins imaginable, sans que ça soit incompréhensible - il faut que ce soit nouveau, mais que l'on puisse tout de même se familiariser, il faut que les changements imaginés soient à la fois pleinement logiques et entièrement inattendus, absolument étonnants mais finalement compréhensibles. Une bonne fiction de travail universitaire SF est aussi soumise à ces difficultés, parce que les disciplines académiques, les méthodes, les concepts et supports médiatiques du savoir sont modifiés, avec les langues et les institutions qui les supportent, changent avec le temps. La Science-Fiction inclut-elle les Sciences humaines dans son objet ?

En choisissant un travail d'histoire philosophique et comparative, je me permets d'écarter une bonne partie de ces instabilités : au lieu de mettre l'accent sur le monde et l'académisme en 2107, je mets l'accent sur le contenu historique fictif, c'est-à-dire sur l'analyse d'un mode de vie contemporain
(Terre, 2014 - calend. grégorien) et ses extensions imaginaires de court terme. Sans compter que la tonalité académique du contenu, et, surtout, de son style et son mode d'exposition médiatique, ressemblent excessivement à ce que l'on pourrait lire aujourd'hui (Terre, 2014 - calend. grégorien, Paris, France). La tonalité "critique marxiste" ou "Baudrillard sous acide" est particulièrement regrettable à cet égard : je ne suis pas fier de moi, mais inventer un nouveau type de discours méta-théorique dépasse mes forces, du moins pour le moment. (Écrire de l'historiographie spéculative : idée géniale et difficile, mais sincèrement ça intéresse qui à part moi ?)

En contrepartie, les quelques néologismes et événements du futur distillés ci ou là deviennent très suggestifs, très intrigants ! Est-ce qu'il n'y a pas des connotations que je manque ? Les mots ont-ils le même sens, la même valeur ? etc. Chercher un équilibre entre ce qui change radicalement dans le futur et ce qui est resté proche, ce qui revient à se demander quelles structures historiques sont relativement stables et lesquelles sont exposées au changement imminent


À creuser, à retenter

La Pharmacosmétique, fiction d'essai universitaire futur, nov 2014
image credit: Universal Pictures.